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26 juin 2015

Le Temps de vivre

Réginald Boisvert, Le Temps de vivre, Montréal, les Éditions Cité libre, 1956, 44 p.

Réginald Boisvert a été l’un des premiers artisans de la Société Radio-Canada. On lui doit entre autres Pépinot et Capucine. Il est aussi co-fondateur de Cité libre.

Les 17 poèmes du Temps de vivre ont été écrits entre 1949 et 1955.

Dans le poème initial, « Je parle avec des mots », Boisvert évoque la version chrétienne du début de l’humanité : on reconnaît la scène du paradis terrestre, avec le serpent et la femme, puis on assiste au dur labeur de l’homme condamné à travailler à la sueur de son front : « Je romps la terre et l’arbre, je sème / et je bâtis et je combats et je fais naître ». Le second poème du recueil, « Manes », poursuit sur cette lancée religieuse. On comprend que le poète enfant a reçu une éducation rigoureuse axée sur la morale chrétienne et le « péché de la chair » : « L’œuvre de l’âme et de la chair / n’est pas un rêve, mais un geste d’arbre fait, / un acte dans le vent / du bien et du mal, / une vie à bout portant ». Suit le poème « Jéricho » qui représente le désir de libération du sujet : « Ceux que navre l’inévitable / et ravissante œuvre de chair / ont engendré des gens sans bouche, / ô mon amour ».

En fait, tout n’est pas si simple. On ne se libère pas si facilement d’une morale inculquée à coup de sermons, de menaces et de peurs. Ainsi pour les jeunes filles : « Le printemps n’est qu’un étrange paysage / où s’éveillent, à peine sauves de froid, / celles qu’on a bercées pour qu’elles dorment, / qui refusent de surgir de leurs cheveux, / disant qu’on leur avait promis des rires ». Le sentiment de culpabilité ne s’évanouit jamais tout à fait : « Le temps passe […] / ceux qui maudissent / sont morts et pourtant vivent pour moi ma vie / […] Le temps passe, premier drame d’un enfant / malade et plein de bourreaux ». L’amour, bien que difficile, est le premier pas qui libère l’individu : « Ta salive m’a lavé comme une algue / et j’ai vécu des jours de sel. / Mon corps sans obstacle / n’est plus que ciel et feuillage / et matin d’août, / la terre a de pur ce que j’aime, / le monde est ce que j’ai d’heureux. »

Le reste du recueil raconte cette quête si particulière aux années 50, le droit d’exister corps et âme, la redécouverte des sens, l’abandon à l’amour physique, la conquête de la parole : « Dehors m’appelle et ce corps n’a rien d’inutile. / Ce dimanche est un habitat de parfums, d’où la forme inouïe des narines ; / de goûts, voici la langue savoureuse. » L’homme doit se réconcilier avec son corps, condition pour retrouver le monde qui l’entoure : « J’existe et quelque chose existe, un autour : il est une mer qui me baigne. »

La fin du recueil fait état de cet « homme nouveau »,  qui profite à fond de cet « autour », en paix avec son âme. (Lire l’extrait).

Ce que j’apprécie du recueil de Réginald Boisvert, c’est le traitement de la dualité âme-corps : il dénonce l’emprise de la religion sans passer par des accusations faciles. En quelque sorte, il met en scène le problème. On comprend l’effet durable que pouvait avoir sur des individus sensibles les multiples mises en garde contre ce corps qu’il fallait dompter au risque de  mériter l’enfer. En outre, j’aime beaucoup les illustrations d’Anne Kahane : des formes abstraites et épurées, des couleurs franches, le dessin dans sa plus simple expression. (Lire « Anne Kahane et la mise en scène du quotidien ») 


« La vraie vie est absente » Arthur Rimbaud

Présence aux quatre coins de l’âge, ailleurs,
sur une herbe et les plus vastes collines,
ici, sur tous les tons, sur tous les temples,
Loin de ceux qu’un dieu miroir fascine et broie,
serpent désespoir, beau fixe:
leur ciel trop longuement léché, trop belle image.
Dès le matin j’ai des membres qui saisissent, et
l’amour de voix aiguës
— j’offre l’amour au bruit futur, à tous les choeurs
de la musique.
J’existe pour le bonheur du métal, des fibres en
grand nombre,
atome au gré de ma table et poisson par le jeu du
phosphore,
vivant à la limite des cellules, chaleur jusqu’à
la fin du jour.
La vertu de l’arbre m’enchante et le fou rire des
maisons (il est ici de très soudains paysages)
et grave est le désir de ma chair.
A moi l’orge et d’autres graminées (repu je
souffre d’une absence),
l’ivresse, le pain noir, beaux fruits semés sitôt
que mûrs.
Vers l’horizon toujours possible, de voix en voix,
mon âme!
entre ce roc et le futur, le ciel va devant moi
jusqu’au vertige.
Je cours à des splendeurs terribles
— de heurt en heurt toujours active, ô ma joie,
d’ici les astres inouïs.


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