LIVRES À VENDRE

27 mars 2015

Jour malaisé

Gatien Lapointe, Jour malaisé, Montréal, s. e., 1953, 93 pages.

Gatien Lapointe n’a que 22 ans lorsqu’il publie, à compte d’auteur, Jour malaisé, recueil qu’il désavouera dans une entrevue donnée à Donald Smith : « Ce sont là des brouillons de poèmes que j’ai publiés trop tôt. » (L’Écrivain devant son œuvre, 1983). Le recueil compte 64 poèmes répartis en sept parties : Offrande, Musiques peintes, Aquarelles d'automne, Chiffons de lumière, Étoiles mortes, Murailles du soir, Jour malaisé. Je ne suis pas sûr qu’il y avait matière pour un découpage aussi fin. En fait tout le recueil baigne dans la même atmosphère, même si les titres de chacune des parties peuvent laisser entrevoir une évolution.

Ce qui dynamise l’inspiration, ce sont l’opposition entre un passé heureux et un présent malheureux et la dualité entre le corps et l’âme. Autour de ces tensions, se déclinent les motifs suivants : crainte du désir et de la chair, perte de l’amour, dérive morale, culpabilité, repentir, déréliction de soi, enfance refuge… 

« Offrande » ne contient que le poème éponyme, paradoxalement écrit au passé. On a l’impression que le poète veut tirer un trait sur son présent : « j’ai brûlé toutes les musiques... J’ai versé tous les symboles de l’Amour... J’ai donné un grand bal à mon âme ». L’offrande a ici davantage valeur de purification que de don.  « Musiques peintes » évoquent un amour ancien, un temps heureux désormais révolu : « Pourquoi / Cette marche aux plaines rougies / Des anciennes étés / pourquoi ce retour inutile / Vers d’anciennes amours ». Dans « Aquarelles d’automne », le poète se rappelle son enfance rurale, mais aussi les « blessures du péché ». Il cherche une voie de régénérescence : «  je cherche dans le passé / Les mains libres de l’amour // un sourire qui se rallume / Sur les fagots de l’automne ». Dans « Chiffons de lumière », on retrouve à peu près  la même problématique : « Autrefois tes yeux étaient purs et calmes / ... / Regarde-les aujourd’hui tes yeux / Des lambeaux de ciel endolori ». « Étoiles mortes » et « Murailles du soir » évoquent la perte des repères. Ce sont surtout les croyances religieuses qui semblent s’écrouler. Lapointe y mentionne la  « ruine des dieux »,  les « ruines de [s]es idoles » et finit par déclarer que « les hommes n’ont plus besoin de dieux ». Le poète est enfermé dans un monde de clair-obscur, de nuit, où tout n’est que mensonge, solitude, incompréhension, un monde vide dans lequel, « la raison n’ose plus inventer / D’autre dieu ». « Jour malaisé »,  qui conclut le recueil, n’ajoute rien de neuf : encore une fois, c’est l’état de confusion d’un homme qui se retrouve devant un monde incompréhensible.

Jour malaisé est assez représentatif des années de la grande noirceur. On s’agite dans le sombre, l’horizon semble complètement fermé. Un sentiment d’enfermement, d’impuissance traverse le recueil. Inutile de préciser qu’on est très loin des grands recueils que Lapointe nous donnera dans les  années 60 : Ode au Saint-Laurent, Le Premier Mot.

JOUR MALAISÉ
Au-dessus des clairs de lune
L'aube embrouille les mensonges
Nos secrets d'amour
Le feu recommence
La sarabande des nostalgies bleues
Sans soif l'heure chemine
Vers l'éternel Néant
Et le soleil ignore encore
La chair impure des âmes
Dans l'herbe
Un oiseau s'étonne
Regardant pâlir les ciels d'été
L'automne vieux qui tend la main
Au printemps tout confus
Devant tant de dieux
Et par delà le silence de la raison
J’oublie tous mes livres d'enfant.

Un dossier dans Québec francais

20 mars 2015

L'Ange du matin


Fernand Dumont, L'Ange du matin, Montréal, Les éditions de Malte, 1952, 79 pages. (Préface de Clément Lockquell) (Illustration de Louise Carrier)

Le recueil compte une cinquantaine de poèmes, précédés d’une préface et suivis d’un essai, « Conscience du poème », en quelque sorte un art poétique.

Pour Clément Lockquell, la poésie « hautaine » de Dumont est « surtout un exercice spirituel », mais pas nécessairement dans le sens chrétien du terme. Les métaphores ne sont « ni descendantes, ni ascendantes : elles sont horizontales, au niveau de l’esprit ». Pour Dumont, le poème « est l’expression d'une recherche où l’homme, loin de s'abandonner aux  forces obscures de son être, essaie de les faire passer à la conscience ». Comme on le constate, on est assez loin de l’esthétique des poètes de l’Hexagone, ses contemporains.

Lockquell note aussi que les poèmes de Dumont se présentent comme un « mouvement qui se recrée sans cesse » dans une « apparente discontinuité ». Il me semble que c’est aussi la description des poèmes de Pierre Reverdy. Et c’est aussi ce qui rend à peu près impossible toute tentative d’explication serrée du recueil.

Imaginons un être, au sortir de la nuit donc jeté dans le matin, corps et âme, qui interroge le ciel et la terre, mais aussi le passage du temps, la mémoire et le rêve, la part des hommes et celle du divin. « Solitude de l’aube / Flottante près de l’arbre qui dort / Odeurs des songes du matin / Quand l’âme lentement / Déliant pas à pas ses feuilles et ses futurs / Se repent de ses secrets mystères / Et instruite / Se replie près des vivants » (Solitude de l’aube).

Imaginons un humain, abandonné sur terre, prisonnier d’un monde insignifiant, seul avec lui-même, confrontant ce Dieu qui lui a fait un tel sort : « L'homme bâille / Sous l’enseigne en néon / Où Dieu n'a pas l'air d'exister // Le soleil meurt / Et tu vis / Atrocement séparé // La musique va s'éteindre / Le néant te refuse L'homme rebâille / l’enseigne clignote // Tu es intolérablement immortel » (L`homme).

Imaginons un questionnement qui revient sans cesse, questionnement sans réponse, qui occupe la nuit et ronge l`âme : « Les rats grignotent l`âme / Il nous reste ce vide / Que la pluie s’acharnera à combler / Au bout de la route / Éternellement le destin s’effondre / Et le rugissement du silence / S’étrangle dans le givre et le froid ». (Les rats grignotent l`âme)

Ce recueil mérite quand même le détour. J `y vois le type de questionnement qu’on retrouve souvent dans la littérature d’après-guerre : la place de l’homme dans l’univers, la recherche d’une pureté originelle, la perte de la joie, la culpabilité judéo-chrétienne... La poésie de Dumont est difficile, car froide et abstraite, mais non inaccessible.

J’ai déjà présenté quelques poèmes, aussi en guise d’extrait je reprends in extenso sa réflexion sur la poésie qui vient clore le recueil :


Conscience du poème

Celui qui commet des poèmes n’est pas contraint de formuler une théorie de la poésie, ni d'expliquer, ni de justifier ce qu’il fait. Il doit plutôt essayer d'exprimer les moments où, chez lui, la poésie cesse d'être conscience de l’âme pour devenir conscience d'elle-même.

Essentiellement, la poésie ne pose qu'un problème de langage. Celui-ci n'est pas qu'expression ; il est conscience et cristallisation de la conscience. Ainsi, la distinction entre la poésie et la prose ne doit pas être cherchée dans une certaine musique. Expression du mystère personnel, la poésie l'exprime sans le détruire, contrairement à ce que fait la prose. Dans la prose, les mots sont des étiquettes. Dans la poésie, ils n'ont pas davantage saveur magique; il y faut vaincre leur force d'inertie et leur donner pouvoir. Il s'agit de les affûter sur la page blanche de manière à ce qu'ils déclenchent, dans la vie intérieure du lecteur, le courant d'existence. En poésie, les mots n'en passent pas moins par les voies de l'intelligente. 

Cela nous interdit la recherche de la beauté formelle pour elle-même. Cette recherche fausse l'expression de la réalité intérieure. La beauté ne réside qu'au cœur de l'existence recouvrée ; la seule beauté formelle n'en offre qu'un succédané, elle en donne le change. 

Reniant « la beauté convulsive » chère à Breton, la poésie n'est pas non plus religion du désir ou remontée vers l'Éden perdu. Le poète qui recherche l'enfance méconnait la duplicité de l'adulte. La poésie est plutôt recherche d'un approfondissement, et ainsi recherche de la pauvreté. Le riche est celui qui n'approfondit pas. 

Le poème ne se situe donc pas dans l'inconscient, mais dans la conscience. Il est l’expression d'une recherche où l’homme, loin de s'abandonner aux forces obscures de son être, essaie de les faire passer à la conscience. 

La poésie doit se méfier des choses. Se confier aux objets ne produit qu'un émiettement de l’âme, un vide intérieur peuplé de papillons multicolores, une liquéfaction de l’être. Ne pas attendre des réponses de la nature, mais des questions. L'homme est un être du dialogue et du décor; mais le nuage et l'herbe verte sont des matériaux pour l’auto-construction de l'humain.

La poésie respectera la liberté du lecteur. Le poème ne transposera pas un état intérieur de l’auteur en lecteur. Il ne doit suggérer ni des nuages, ni des sensations ; il incitera le lecteur à vivre sa propre vie intérieure, la sienne, irréductible à tout autre. Le poème ne sera pas pour le lecteur un meuble dans son aménagement spirituel. Car le poème n’est qu’un instrument, à l'usage du poète et des autres. On se sert d'un poème pour la vie intérieure, comme on se sert d'une casserole pour la cuisine.

La poésie ne fait rien connaitre; elle n'est que recherche et itinéraire. 

Le poète ne formule pas et il doit s'interdire de formuler les valeurs intérieures, il s'est seulement chargé de répondre d'elles. Le poème est un dialogue : on essaie d'y répondre au plus près de son âme. 

Pour le poète, l’existence n'est pas un point de départ, ni un filon à exploiter ; c’est un but à atteindre. 

Se délivrer ainsi de l'illusion d'exprimer. 

Le poète, c'est celui qui poursuit le déchiffrement de sa vie intérieure. Le poème n'est pour lui qu'un texte: texte de cette liturgie que souvent l'âme itinérante doit se faire à elle-même. 

Il faut, dit-on, que parfois l'homme se retire dans la solitude. Mais celle-ci est un vide et une brume, si la poésie ne vient lui donner densité.

Le poème est alors la chair et le sang du silence.

18 mars 2015

14 mars 2015

Mariposas et autres poèmes

 © Librairie DÉOM 
Comme l’œuvre de Sylvain Garneau fait partie depuis 2003 du domaine public, je me permets de publier quelques-uns de ses poèmes.


MARIPOSAS
Les autres amoureux, derrière le hangar,
Allaient en chuchotant cueillir des pâquerettes.
Les plus vieux attendaient ou fouillaient du regard
Les bosquets éclairés par les lampes violettes,
Où, cachés, nous buvions la bière d’épinette,
Fiers de se sentir seuls, invisibles, si tard !
C’étaient des Italiens qui habitaient derrière.
Ils nous semblaient exquis, les raisins desséchés
Que nous leur dérobions, tout frémissants, couchés
A plat ventre devant la clôture de pierre.
On ne nous voyait pas. Ce qu’on nous a cherchés !
Mais moi, je pouvais voir passer Jeanne avec Pierre.

Chaque soir, ils passaient, vers onze heures et quart.
Elle légère, là... lui, sur sa bicyclette.
Je me souviens aussi de l’heure exacte, car
Pour moi c’était le temps de rentrer. Ah ! fillettes !
L’odeur du foin mouillé nous montait à la tête.
Je me croyais le seul  à rester à l’écart.
Alors nous regardions voler dans la lumière
Sur le jeu de croquet, entre les fronts penchés,
De grands papillons noirs. Le bedaud se fâchait,
Levait les bras en l’air et battait la poussière.
Nous riions, la main sur la bouche, sans broncher.
Moi, j’attendais de voir passer Jeanne avec Pierre.

Les Italiens, un jour, sont partis. Leur départ
A été regretté... par nous, âmes seulettes
Qui savions apprécier les raisins en retard
Qu’on croque en grimaçant... Cette saveur surette !
Les Italiens sont morts. Sais-tu que c’est ma fête
Aujourd’hui ? C’est curieux : écoute le huard.
Mon canot est percé. Adorable rivière,
Les Italiens sont morts. Nénuphars arrachés !
Vous mourez sur l’étang où son père péchait !
C’est ma fête, aujourd’hui. Verse-moi de la bière.
Que faisais-tu au temps où j’allais me cacher
Pour regarder passer Jeanne au bras de mon frère ?

Envoi
Princesse ! On a dynamité ma grenouillère !
Vois le martin-pêcheur perché sur le rocher.
Les Italiens sont morts. J’entends quelqu’un marcher.
Notre île aux rats musqués n’est qu’une souricière.
Nous n’avons qu’un instant pour aller nous cacher
Et regarder passer Jeanne qui pleure Pierre.


ROIS ET CHATEAUX

II
Tu ne fus à mes yeux qu’une étoile de pluie,
Pauvre ami peu conscient de l’amour qu’on lui doit.
Tu craignais qu’à ta mort tes amis ne s’ennuient
Et c’est pour m’amuser qu’un jour tu devins roi.

J’aimais tous tes trésors mais j’aimais mieux tes songes.
Ta sœur aussi m’aimait, d’un amour plus léger,
Mais elle avait rêvé d’un beau pêcheur d’éponges.
Les belles de ce temps n’aimaient pas les bergers.

Je me souviens encor du jour de ton mariage.
Les amis s’amusaient, mais le roi s’ennuyait.
-  Ô château lumineux ! la fête à chaque étage...
Les enfants dans la chambre, et la bûche au foyer.

Il y avait aussi des fleurs dans les allées.
Ô noce sans pareille, aimable, d’un roi fier.
- Pauvre roi, bel ami, ta vieillesse exilée
Peut-être a pardonné les bêtises d’hier.

Mon roi, tu fus enfant, un enfant qui s’amuse
A déplier avec ses doigts des diamants
Pour faire des bateaux de papier, ou qui ruse
En jouant, sans parler, avec des chats déments.

III
Le mur de mon enfance, au soleil mordoré,
Séparait la forêt d’une ville funèbre.
J'habitais un château, mais j’aimais la forêt
Et j’aimais les lézards que l’ombre des foins zèbre.

Un jour, je m’en souviens, j’ai vu les liserons
Franchir le mur de pierre et ramper vers la ville :
La ville familiale et son petit lac rond
Où l’on avait planté des quenouilles débiles.

Puis mes parents sont morts. Il reste le valet,
La servante et le chien. Toutes mes tantes pleurent
Car le château n’est plus la ville qu’on voulait
Voir envahir la plaine où mes fontaines meurent.

Mais le matin m’a mis plein les yeux de bonheur
Aussitôt que j’ai vu briller par la fenêtre
Les cailloux argentés sur le sentier aux fleurs,
Car désormais ici je serai le seul maître.

Le mur s’écroulera. A vous, mes liserons !
Vous saurez transformer en forêts ces parterres.
— Ils viendront, mes amis, demain, et nous pourrons
Briser tous les carreaux du château de mon père.


LES CHEVAUX DE LA SABLIÈRE
J’aimais les voir dormir, au soleil, à midi.
Je les regardais boire au bord de la rivière
Quand à la fin du jour nous allions, étourdis,
Voir briller dans les champs leurs ardentes crinières.

Parfois quand le matin faisait étinceler
Entre chaque sillon ses serpents de lumière
Nous allions épier les chevaux attelés.
Mais ils étaient plus beaux au fond de nos clairières

Lorsque, luisants de sel, ils grattaient leur cou blond
Contre les peupliers, lorsque près des cascades
Ils suivaient d’un œil doux les lapins dans leurs bonds
Et remplissaient d’air pur leur poitrine malade.

Et nous allions, le soir, dans nos lits, deux à deux,
Raconter en silence à nos amis lunaires
Combien nous les aimions ces centaures peureux
Qui courent, enflammés, sur les dunes légères.


JUILLET
Les souches, les cailloux moussus, les champignons !
Autant d’objets qu’à deux nous avions mis en rêves,
Au bord de la clairière où les troncs pleins de sève
Nourrissaient sans un bruit les fruits que nous volions.

Tant qu’on verra briller le gel dans le sillon,
Tant qu’autour du fanal à la lueur trop brève
On verra s’émouvoir, tel des bulles qui crèvent,
L’éblouissement sourd de mille papillons,

Les enfants trop heureux s’en iront sur les grèves
Regretter les étés avant qu’ils ne s’achèvent...
Mais ce soir, sur la route où, parmi le goudron,

Le soleil a semé, comme des champignons,
Les bulles de chaleur que nos semelles crèvent,
Nous sourirons ensemble à tous les mauvais rêves


LES ÉTUDIANTS
Sur le bord des grands parcs, à l’ombre des murailles,
Tête nue et vêtus d’un paletot râpé,
Chaque lundi matin, à huit heures, il bâillent
En pensant au sommeil qu’il faudra rattraper.

Soûls de café sucré, ils rotent. Leurs sourires
Ont gardé du sommeil quelque chose de niais
Et dans l’œil de Marie, en secret, ils croient lire
Un écho à l’aveu longuement oublié,

Parce que, le printemps, le long de l’avenue,
Les érables sont verts et le pavé propret
Et qu’ils croient, pour séduire une belle inconnue,
Qu’il suffit d’un regard sur un mollet doré.

Bientôt ils dormiront, jambes sous le pupitre,
Conquérants du bonheur aux soupirs enfiévrés,
Pendant que le soleil dispersé par la vitre
Peindra sur le mur blanc des prismes diaprés.

Ils oublieront en chœur d’anciennes fiancées,
Car ils aiment marcher, ni tristes ni joyeux,
A pas lents, pour bercer d’indolentes pensées

Et sentir le vent frais lécher leurs fronts huileux,
Tandis que le chemin de pierre concassée
Grince sous les talons de leurs souliers trop vieux.


HIVER
Les enfants du voisin dans leur château de neige
Se cachent des passants pour mieux les détester
Et l’ombre du curé sur la façade grise
S’arrête au coin du mur pour mieux les écouter.

Le concierge s’en va de fournaise en fournaise
Brasser le feu qui dort sous les cendres d’hier.
Mais les yeux des enfants brillent comme des braises
Au fond de leur château où n’entre pas l’hiver.

13 mars 2015

Objets trouvés

Sylvain Garneau, Objets trouvés, Montréal, Les éditions de Malte, 1951, 93 pages (Préface d’Alain Grandbois et couverture de Pierre Garneau).

Les Éditions de Malte, fondées par André Roche en 1950, vont publier huit livres, dont six recueils de poésie, avant de disparaitre en 1955 : Né en trompette (1950) de Serge Deyglun, Le Combat contre Tristan (1951) de Pierre Trottier, Objets trouvés (1951) et Les Trouble-fête (1952) de Sylvain Garneau, L’Ange du matin (1952) de Fernand Dumont et Premiers secrets (1951) d’Éloi de Grandmont. (Jacques Michon et all., HÉLQ, 2004). Même s’ils ne semblent pas avoir passé l’épreuve du temps, « Garneau » et « Dumont » demeurent des « cas », le premier à cause de son destin tragique et le second, parce qu’il est devenu l’un des intellectuels les plus admirés au Québec.

Sylvain Garneau s’est suicidé à l’âge de 23 ans, deux ans seulement après avoir mérité le prix David pour Objets trouvés. Le recueil, tiré à 500 exemplaires, aurait été financé par les parents de l’auteur. Son second et dernier recueil,  Les Trouble-fête, parait en 1952. Ceux-ci et certains ajouts sont republiés sous le titre Objets retrouvés par Guy Robert dans la collection Poésie canadienne (Déom, 1965). Enfin, les Herbes rouges présentent ses œuvres complètes en 2001. Son œuvre a donc connu trois éditions. C’est beaucoup et cela donne une idée de la fascination que sa poésie, mineure selon les historiens de la littérature, a exercé (et exerce?) sur les esprits.

Grandbois se dit admiratif de cette poésie aux antipodes de la sienne.  « Les poèmes de Sylvain Garneau sont tendres, légers, rieurs, désinvoltes, et pleins d’un amour, d’une admiration, d’une compréhension des choses de la nature, qui bouleversent. Il chante le soleil, les arbres, la rivière, les lacs, les crépuscules, et sa jeunesse, avec la fougue et l’ardeur de son bel âge. (Mais ce bel âge passe vite). »

Le recueil est divisé en trois parties, la seconde étant elle-même subdivisée en trois : Rois et châteaux, Terre et eaux, Cliquetis et pots cassés. Bien entendu, à la suite de Grandbois, on est étonné d’y trouver les artifices de la poésie classique : rimes, majuscules en début de vers, ponctuation, alexandrins la plupart du temps, ballades et sonnets… Ceci étant dit, disons que l’auteur réussit à nous le faire oublier, tant tout cela coule de source.

Beaucoup de poèmes évoquent des souvenirs d’enfance-adolescence, époque regrettée. Dans « Mariposas », il se rappelle le temps où lui et ses copains allaient voler des raisins aux Italiens en observant les couples d’amoureux qui cherchaient un endroit pour s’abriter des regards. Ce qui ressort de ce poème, c’est la tristesse de voir se dissiper à tout jamais cette époque perdue : « Nous n’avons qu’un instant pour aller nous cacher / Et regarder passer Jeanne qui pleure Pierre. » Le rêve, l’enfance, la féérie, la nature, les amourettes apparaissent comme des refuges loin de la dure réalité de la ville. « Le mur de mon enfance, au soleil mordoré, / Séparait la forêt d’une ville funèbre. / J’habitais un château, mais j’aimais la forêt / Et j’aimais les lézards que l’ombre des foins zèbre. » Rêve et réalité se dressent l’un contre l’autre, comme si le réel n’était pas assez étanche : « Dans chaque maison il y a des hommes / Et dans chaque cœur il est un château. » Le roi, la reine, la princesse, le fou du roi et le château deviennent des motifs récurrents, les figures emblématiques d’un monde irréel. Il me semble qu’il les utilise aussi pour parler de ses rapports avec la société.  : « J’ai quatre bons amis, quatre rois fainéants. /… / - Ils viendront, mes amis, demain, et nous pourrons / Briser tous les carreaux du château de mon père. » Il est bien évident qu’on est en présence de quelqu’un qui refuse toute entrave. L’amour et le voyage sont perçus comme des prolongements du rêve, des lieux de fuite : « Je suis parti puis revenu / Comme en rêve »; « Souvent j’avais rêvé de partir avec celle / Qui me parlait d’amour, de soleil, de vieux ports ». Dans la dernière partie du recueil, le ton est plus grave, on avoisine davantage l’angoisse, celle de l’homme coincé qui ne voit aucune fuite possible : « Ce dont j’ai peur c’est qu’un jour vienne / Où le désir m’empoigne au cœur / De laisser fuir jours et semaines / En écoutant pousser les fleurs. »

J’ai choisi comme extrait le poème le plus grave du recueil : ici, plus de doute possible, derrière l’ironie se cache une grande détresse.

CORDIAL
Mon cœur au fond d’un verre apparaît tout à coup,
Mon cœur vert et sévère et plus nu qu’un dégoût.
C’est un rêve qui coud l’amour avec soi-même,
Que l’on sent, que l’on palpe au fond de sa nuit blême.
C’est mon cœur que je vois. C’est ce cœur que je bois,
Plus moqueur que la joie et plus vert qu’un hautbois.

Vois-tu ? C’est ce nuage au bout du cristal pâle.
Ce son qui se dégage et se perd dans la salle.
Le pianiste s’enivre et débauche des cris.
Sa boîte oscille et geint et se moque, ou sourit.
Ce sourire est plus dur et plus sot que la terre
Et passe inaperçu dans le flot solitaire
Des fuyards de la nuit accoudés sur le roc.
Ils écoutent leur cœur et font baver leur bock.

« On a peur de son cœur, car j’ai peur, peur sans craindre »
Et nous irons là-bas où les soins seront moindres.
Et tandis que partout les enfants et les vieux
Regarderont pâlir les étoiles aux cieux,
Nous courrons vers ces lieux que hantent les pianistes,
Où les jaseurs de noir sont plus bêtes que tristes,
Et nous verrons venir avec cette fumée
Un rêve-souvenir à la voix enrhumée.

— Et puis pour revenir ? Bah ! Il sera trop tard.
Alors nous attendrons le long d’un boulevard
Que revienne un désir. Déjà ce sera comme
Un rêve qu’on revoit, qu’on connaît et qu’on nomme
Sans le vouloir comprendre et dont le son revient
En nous comme un remords usé qui nous retient.
Et nous retournerons. Et la nuit, — nuit sévère, —
Peut-être aura pour nous un cœur au fond d’un verre.


Sur Sylvain Garneau, on peut lire « La voix retrouvée de Sylvain Garneau » de Jean-Cléo Godin et l’article d’André Gaulin dans le DOLQ. 

Une lettre  de Sylvain Garneau à Amulette : http://wp.me/p3Dj5L-19o

12 mars 2015

Adieu veau, vache, cochon, couvée

« Adieu veau, vache, cochon, couvée » (La Fontaine). Oublions messieurs de la Glèbe et du Terroir.

Les éditions de l’Hexagone font figure de proue dans le monde littéraire des années 1950, ce qui n’empêche pas plusieurs petites maisons d’édition, souvent éphémères, de voir le jour. Les Éditions Atys (Gilbert Langevin), les Éditions Quartz (Diane Pelletier-Spiecker et Micheline Sainte-Marie), les éditions de Malte (André Roche), les Éditions de Muy (Georges Cartier), les Éditions de l’Aube (Georges Dor), les Éditions de la Cascade (Jean-Louis Brouillé) et les Éditions Nocturne (Claude Marceau et Raymond Savard) contribuent au bouillonnement poétique qui précède la Révolution tranquille. En 1959, 8 maisons d’éditions sont dédiées à la poésie. Et c’est sans compter ERTA et quelques maisons généralistes comme Fides, Beauchemin, Orphée, Chanteclerc qui publient des recueils à l’occasion. (Jacques Michon et al., HÉLQ, 2004, p. 275-278)

Dans les prochaines semaines, je compte bloguer six recueils de poésie des années cinquante, au rythme d’un par semaine.

Objets trouvés (1951) de Sylvain Garneau
L’Ange du matin (1952) de Fernand Dumont
Jour malaisé (1953) de Gatien Lapointe
Les Pas sur terre (1953) de Wilfrid Lemoine
Les Pavés secs (1958) de Jacques Godbout
Geôles (1959) de Michelle Lalonde

10 mars 2015

Le Diable est aux vaches

Jean de la Glèbe, Le Diable est aux vaches, Québec , Imprimerie de l'Action sociale, 1911, 77 p.

(Lu en ligne)

L`histoire est très simple. Jean-Baptiste Pinette, un fermier ambitieux, a  augmenté trop rapidement son cheptel. L’hiver, il doit aller travailler dans les chantiers, pour gagner de l’argent, laissant le soin des animaux à sa femme et à ses jeunes enfants. Ses animaux, maintenus  dans  des conditions insalubres, sont malades et certains sont déjà morts. Bref « le diable est aux vaches ». De retour des chantiers, il décide de faire appel au Sauvage, un espèce de guérisseur (un soigneux), en fait un ivrogne qui a des connaissances en médecine vétérinaire mais qui aime bien laisser croire qu’il a des pouvoirs surnaturels. Arrivé chez Pinette, le Sauvage déclare qu'un sort pèse sur la ferme de Pinette. Il ordonne une corvée pour nettoyer l'étable et construit un système de ventilation (fenêtres et ventilateur sur le toit) en prétendant que le « Mauvais » va ainsi sortir à l’extérieur.

Ce n’est pas vraiment de la littérature, mais plutôt une « pochade », comme le dit l’auteur. Le texte est construit de telle sorte que l'auteur puisse y ajouter des « messages publicitaires ». Par exemple, l’auteur raconte que les animaux de Jean-Baptiste Pinette seraient mieux gardés s’il employait la clôture « Julien » ou encore qu’on peut se procurer un ventilateur chez I. L. Lafleur, 366 rue Notre-Dame à Montréal. À la fin du volume, on a même droit aux plans d’un poulailler modèle, en plus de toutes sortes de publicités peine page qui concernent l’agriculture.

L’auteur se plaît à reproduire le langage des vieux paysans, qui francisent les mots anglais (les tonnechipes, Sir Djâne Maquedelaine, les chantiers de la Boundry [boundary], plier ses sleighs, les factories…) mais aussi le vieux français québécois (ains seulement, un siau, un électeur convalescent, drette, les tinettes, la terre est impotiquée, le bi [corvée]…).

Le narrateur s’adresse au lecteur et lui offre même de le rembourser si son récit le déçoit. Il y a beaucoup d’humour dans le texte de Monsieur de la Glèbe, à commencer par son nom. Il semble que ce soit un religieux qui se cache derrière ce surnom, le frère Liguori Blais (1870-1925), fondateur en 1909 de l'Union expérimentale des agriculteurs de Québec, coopérative vouée à la diffusion de la science agricole. 

Jean de la Glèbe donne une description plutôt satirique des agriculteurs, mais je ne pense pas qu’il veuille les déconsidérer : ils sont naïfs, assez étroits d’esprit, manquent de jugement, rétrogrades. De plus, la vie à la ferme semble particulièrement difficile : les fermiers misent autant sur la forêt que sur leur terre et, pour rester dans l'imagerie du titre, ils tirent le diable par la queue. Est-ce suffisant pour parler d’anti-terroir? Je ne le pense pas. L'auteur s'est assuré qu'il n'y ait aucune ambiguïté en nous servant, au tout début du récit, un « À RETENIR » sur les vertus de l'agriculture. Et si ce n'est pas suffisant, le lecteur n'a qu'à lire la longue dédicace pour comprendre que l'auteur ne se prend pas au sérieux, l’essentiel n’étant pas là. Et quel est cet « essentiel »? Jean de la Glèbe milite en faveur de pratiques agricoles plus modernes, celles mises en oeuvre par L'Union expérimentale d'Oka.




Le livre est disponible sur le site de la BANQ.

4 mars 2015

Le Bien paternel

Jean Duterroir (Antonio Huot), Le Bien paternel, Québec, Les éditions de l’Action sociale catholique, 1912, 31 pages.

Comme mes blogues sur le terroir sont très populaires, j’ai fouillé pour savoir s’il y avait des livres qui seraient passés sous le radar et j’en ai trouvé au moins un! Il est intéressant parce qu’il est publié en 1912, donc juste au début de la grande période du terroir. Le livre (c’est une nouvelle et non un roman) étant introuvable, je l’ai lu en ligne.

La famille de Jérôme Michel possède une terre à L’Ange-Gardien depuis «  deux cents quinze ans bien comptés ». Maintenant qu’ils sont vieux et que son mari est malade, la mère voudrait que leur fils Henri prenne la relève, son autre fils étant infirme et ses filles mariées et établies sur des terres à l’Ile-d’Orléans. Mais Henri, que le curé de la paroisse a fait instruire, est rongé d’ambitions. À force de travail, il a raflé tous les premiers prix, aussi bien dans son cours classique que dans ses études de droit. Le voilà diplômé, et c’est lui que le premier ministre choisit pour occuper le prestigieux poste de secrétaire général. Le jour même où il doit commencer son travail, il apprend que son père est mourant. Il se précipite à son chevet. Dans ses derniers instants, le père se désole d’abandonner le bien paternel. Le jeune homme, tout d’un coup, perçoit la grandeur de cette mission et il promet à son père d’assurer sa relève : «  Henri crut entendre la voix des morts, de tous ceux qui s'étaient courbés sur le sillon depuis deux cents ans, de tous ceux qui avalent fécondé la terre paternelle de leurs sueurs et de leurs sacrifices... »

Petite leçon sur le terroir
On retrouve les ingrédients classiques du roman de la terre. La quête du héros, c’est la transmission du bien paternel. L’obstacle, c’est l’absence d’héritier. Henri est, contre son gré, le fils déserteur. On dit clairement que le métier de cultivateur est supérieur à celui de l’avocat. Seul le prêtre est au-dessus de lui. Le travail sur la terre, bien que difficile, est valorisant en raison de la proximité avec la nature et de la liberté qu’il procure. « Ça veut dire des braves gens qui sont maîtres et seigneurs de la terre de leurs parents, sur la terre qui a été défrichée des fois par leurs pères ; qui mettent encore le pain qu'ils cuisent eux autres mêmes dans la huche de la grand-grand'mère ; qui ont toujours le même banc à l'église de père en fils, la même croix de tempérance pendue dans la chambre, et qui savent bien que le Bon Dieu, qui donne à manger devant eux tous les jours aux petits oiseaux, n'abandonne jamais ceux qui ont confiance en Lui. " Ah ! que c'est donc beau, mon cher Henri, d'être habitant !" » On note un certain mépris pour les citadins, dépendants qu’ils sont du fermier pour leur nourriture. Par ailleurs, le cultivateur est un maillon dans la grande chaîne des générations, tributaire du patrimoine hérité de ses ancêtres.  Enfin, plusieurs passages soulignent l’importance de la religion. Ce qu’il y a de plus singulier dans la nouvelle : c’est la femme et non l’homme qui semble le plus tenir à ce que le fils suive les traces du père.

Le surnom choisi par Antonio Huot (c’était un curé) n’est pas mal. Il y a mieux : un an plus tôt,  un certain Jean de la Glèbe publiait Le diable est aux vaches (Québec, Imprimerie de l'Action sociale, 1911, 77 p.). Ça promet! Il faudrait bien que je le lise…

Pour lire le texte :

On trouve une version mieux numérisée dans Contes et nouvelles du Québec, BEQ, tome 1,  p. 621 à 654.