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27 novembre 2014

Croquis laurentiens

Marie-Victorin (Conrad Kirouac), Croquis laurentiens, Montréal, Les Frères de Écoles chrétiennes, 1920, 304 pages (Illustrations d'Edmond J. Massicotte et préface d'Ernest Bilodeau)

« Oh ! les merveilles de la flore littorale ! Les profanes ignoreront toujours le frisson de joie qu’éprouve un botaniste à s’agenouiller sur le sable gonflé d’eau, dans l’orbite des infimes constellations des limoselles blanches, à surprendre les gentianes, en tenue de matin, offrant dans leur petit hanap mauve des libations de rosée au soleil de neuf heures ! Et les oseilles marines amoureuses du sel ! Et les arroches avinées paresseusement étendues sur les galets ! Et les mandibules rouges des salicornes qui étreignent toujours dans l’air froid quelque insecte invisible ! »

Marie-Victorin nous propose des récits de voyage, dont le but (ou le prétexte) est « d’inventorier les richesses végétales ». Le voyage narratif commence à Longueuil et se termine aux îles-de-la-Madeleine. On quitte rapidement les abords de Montréal (Longueuil, les Laurentides et la Montérégie), on évite la plaine du Saint-Laurent tant chantée par les  terroiristes, on parcourt des lieux plus difficilement accessibles (la Côte-Sud, l’Île-aux-Grues, Anticosti et les Îles-de-la-Madeleine) et même aux confins du monde habité (le Témiscamingue).

Quand on lit Marie-Victorin, on est doublement ramené dans le passé. Il évoque le début du vingtième siècle (l’urbanisation, l'industrialisation, la mécanisation, la disparition de la société pré-industrielle), et il propose une vision du monde qu'on ne retrouve plus, un regard d'humaniste qui ignore superbement les divisions du savoir. Botaniste bien sûr, mais aussi ethnologue, ethnographe, anthropologue, géologue, historien, et poète, Marie-Victorin porte tous ces chapeaux, « l’avidité de savoir » tenant lieu de règle.

C'est tantôt un morceau d'histoire, tantôt un personnage pittoresque qui habite le lieu, tantôt des événements dont il se fait le mémorialiste, tantôt juste l'empreinte que le lieu laisse dans l'esprit de l'observateur. Et même quand il s'en tient au regard du botaniste, on est surpris par la beauté du langage, rythmé, précis, poétique : « La souple marqueterie des feuilles mortes épouse et trahit toutes les vallécules du sous-bois, met en valeur le pied moussu des arbres et les ruines lichéneuses des souches anciennes. Sur ce fond brun, si délicatement nuancé, jaillit en gerbe l’élan gracieux des fins bouleaux qui ont des calus noirs aux aisselles. »

La religion, bien entendu, est présente sans être le dénominateur commun sur lequel viennent battre tous les savoirs, toutes les rencontres, comme c'est trop souvent le cas dans les écrits produits par des religieux de l'époque. « Ayant flâné, musé tout autour du Havre-aux-Maisons, nous revenons vers le soir, par les délicieux lacis des chemins de fortune, tantôt sur le dos des buttes, tantôt au creux des vallons, perdant rarement de vue la mer tranquille. Nous percevons maintenant entre les croupes tronquées des caps, les lambeaux triangulaires de la gaze violette ou nacarat dont elle se voile pour son repos. Les petites maisons éparses s’endorment dans la paix qui gagne de proche en proche. Quelques cris d’enfant s’espacent graduellement, dernières lueurs de la vie d’un jour qui s’éteint. Sur le sommet de la Butte-Ronde, tout contre la mer qu’on ne voit pas, la grande croix s’efface du ciel, la grande croix qui, tout le jour, regarde peiner les hommes sur les sillons mouvants de la mer, la grande croix sur laquelle leurs âmes et leurs yeux convergent, lorsque le gros temps les surprend sur les fonds de pêche et secoue leurs barges comme des palourdes vides. »

La foi terroiriste, qui s'alimente entre autres de l'ancien nationalisme canadien-français, n'est jamais très loin. On sent que tout ce recensement n'a d'autre but que de rehausser le sentiment national, comme si le seul fait de nommer les espèces, de reconnaître des lieux aux quatre coins du Québec, de ressusciter d'anciens faits de la petite histoire, de retrouver l’empreinte de nos ancêtres dans des faits de langue pouvait conférer une existence au pays. « Ma conviction profonde est que ce sont nos mères, qui ont tenu depuis trois siècles. Le pied au rouet et l’œil sur le berceau, ce sont elles qui ont empêché que notre race ne sombrât dans le grand anonymat anglo-saxon, qui nous ont gardé avec la foi bretonne et les chansons de France, ce beau sang pur, générateur de fierté, grâce auquel nous avons perpétué, presque seuls en cette vaste Amérique, une vigoureuse individualité ethnique. Si ce miracle de survivance est, jusqu’à présent, notre plus beau titre de gloire, qu’elle est lourde la dette contractée envers celles qui ont modelé, affermi et embelli l’âme de la femme canadienne !.... »

Ces Croquis laurentiens, publiés un an après les Récits laurentiens, méritent d’être lus et relus : écriture classique, richesse du vocabulaire de la botanique et de la géologie, proses poétiques, courts récits, portraits et descriptions finement ciselés, et des formules belles dans leur simplicité : « C’est peut-être que rien ne mime davantage la vie, la vie divise et infiniment variée; la vie qui coule, qui roule et qui passe, la vie qui heurte, qui pleure et qui chante, la vie qui murmure, la vie qui se gonfle et s’apaise, la vie qui s’en va et ne revient pas. »

EXTRAIT
« Un sentier fréquenté mène à l’Islette. Il suit la crête de l’alluvion, au milieu d’une broussaille souffreteuse de berces et de harts-rouges. Par cet après-midi de dimanche, je m’y engage avec mon ami Albert. L’heure, livrée au soleil ardent, au calme et au silence, est véritablement délicieuse. Perçant la verdure du talus, un rocher, rongé de lichens rouges, surplombe. Nous nous y asseyons pour regarder et pour rêver. Il a neigé autour de nous, ou bien ce sont les céraistes et les graciles arabettes qui font leur humble vie de fleur dont toute l’affaire est d’adoucir les angles, de couvrir les nudités et de parfumer les vents. Le village est loin déjà, et l’on n’entend plus rien que le bruissement des mouches ivres de la sanie des marsouins morts, couchés sur le flanc, là-bas.

Au nord, la ligne brutale des Câpres Raides dessine sur le ciel pâle un monstre noir accroupi dans la mer. Par un effet de mirage, la côte sud paraît toute proche ; la courbe onduleuse des collines bleues y chemine sous la solide banquise des nuages éclatants. Des groupes de points blancs que le soleil allume, marquent les villages. Voici Montmagny, plus bas le Cap Saint-Ignace, L’Islet, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch-des-Aulnaies. Ils dorment les villages, les beaux villages, enivrés de lumière et de paix. Entre eux et nous, au loin, sur l’eau miroitante, tremblent les fines perches de la pêche aux marsouins ; elles encerclent un espace immense où demain, effrayés par cet obstacle imaginaire, viendront s’enfermer pour mourir, les pourceaux de la mer, stupides et doux !

Devant nous, au ras des crans couverts de varech gluant, s’incline le vol noir des corneilles en maraude. L’une d’elles se pose un instant sur une épave, fouille du bec les algues brunes et reprend sa course oblique vers une goélette à l’ancre tout près. Combien jolie la petite goélette, avec sa coque verte et son bordage noir, immobile sur l’eau qui se ride un peu autour ! Je l’imagine fine marcheuse, et, sans le petit canot blanc qui, à cent pas, la garde comme un bon chien, elle profiterait – j’en suis sûr – du petit souffle qui se lève pour ouvrir d’elle-même ses ailes blanches, s’enfuir et courir de libres bordées sur le vaste fleuve bleu ! » (pages 105-107)

Pour aller plus loin :
Croquis laurentiens (texte intégral)
Récit laurentiens sur Laurentiana

Site de l’Université de Montréal sur Marie-Victorin


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