Paul-Marie Lapointe, Le Vierge incendié, Montréal, Les éditions Mithra-Mythe, 1948, 106 feuillets. (Dessins de Pierre Gauvreau et photos de Maurice Perron) (Le texte a été repris en 1971 dans Le Réel absolu : mes citations proviennent de cette édition.)
Paul-Marie Lapointe n’a que 19 ans lorsqu’il publie Le Vierge incendié. Il vient de quitter le Lac-Saint-Jean pour poursuivre des études à Montréal. La genèse du recueil est connue. L’auteur l’a racontée à Jean Fisette et Michel Van Schendel dans une entrevue qu’on peut lire sur internet. Réalisant qu’il n’est pas à sa place à l'École des Beaux-arts, il commence à écrire. Il montre ses écrits à Robert Blair, les deux vont rencontrer Claude Gauvreau et c'est lui qui déblaie le terrain pour que l’œuvre soit publiée. Le livre est réalisé de façon artisanale : « C'est Pierre Gauvreau qui, avec moi, a travaillé là-dessus et surtout Maurice Perron. Maurice Perron, qui était avec le mouvement automatiste: un photographe exceptionnel. Maurice a même avancé l'argent; il était le seul à gagner des sous parmi nous. Pour ma part, je vivais avec les deux ou trois dollars par semaine que mes parents m'envoyaient. Alors, Maurice avait fourni 100 $ pour acheter le papier et louer la « Gestetner ». À l'époque, je vivais dans une chambre, rue Amherst, près du parc Lafontaine. J'y avais installé la « Gestetner » et on imprimait le soir, après les cours, Pierre Gauvreau, Maurice Perron et moi. Évidemment, au cours de cette période, j'ai été amené à rencontrer un peu plus souvent les autres automatistes. »
Bien entendu, on ne résume pas un tel livre. Au plus, on peut discerner quelques thèmes, donner une idée de la manière. C’est ce que je vais essayer de faire, en citant abondamment.
Le titre nous permet d’entrer dans le recueil. Le « vierge incendié », c’est un jeune homme qui entre dans la vie, qui jette par-dessus bord tabous et interdits pour jouir de sa nouvelle liberté. Il a quitté son Saint-Félicien natal et le séminaire de Chicoutimi pour vivre dans les quartiers mal famés de Montréal. On peut comprendre que le choc est brutal. Le titre de chacune des cinq parties du recueil est évocateur de l’inspiration souvent surréaliste de l’auteur : « Crânes scalpés », « Vos ventres lisses », « On dévaste mon cœur », « Il y a des rêves », « La Création du monde ». Le ton est le plus souvent paroxystique : Lapointe cherche l’adjectif percutant, l’image provocante. Le recueil compte 100 poèmes : certains sont en vers libres, d’autres en prose et un certain nombre, disposés dans en bloc (pas de saut à la ligne après un vers, texte justifié).
La révolte semble l’axe thématique auquel viennent se greffer tous les autres motifs du recueil : la religion, le corps, les animaux, la ville, le politique, la femme. Beaucoup de termes guerriers, d’images de violence traversent le recueil. Le poète donne et subit cette violence. Donnons quelques exemples empruntés aux premiers poèmes : « Ceux qui roulent dans les cabs / sont fusillés par les innovations »; « On ne peut dormir / quand on a la tête coupée. »; « Le pays est coupé / par une épée ». Beaucoup d’images fustigent un présent aliénant. Les figures du passé, la religion, certains comportements sociaux sont vertement attaqués : « la lourdeur d’hier », « les professions fondues dans la morve », « les églises de faux sentiments », « l’écroulement des cadavres », « ceux qui sont dans les rideaux des fausses monnaies », « les escrocs », « les médecins pestiférés », « les légistes emprisonnés ».
Ceci ne veut pas dire que l’amour ou la tendresse soient absents du recueil. L’auteur semble appeler de toutes ses forces un monde nouveau où la violence serait exclue : « ressuscités par une main de feu », « J’ai des maisons dans le demain », « Horizon neuf », « toute la richesse de l’amour multiple », « Je suis une main qui pense à des murs de fleurs », « L’horizon que je vois libéré / par l’amour et pour l’amour ». L’érotisme, l’amour et la fraternité, bien que soumis à la tension violence-douceur, semblent être les voies royales de la libération de l’individu.
L’érotisme, par lequel doit passer la libération, n'est pas accepté d'emblée : « il pleut des cœurs sur la rage des saintes rongées par le milieu du sexe il pleut des doigts sur les seins un laid rongeur de mamelles frôle sa plante de genoux dans l'aisselle du désir monté à la gorge reflet de lampadaire rouge qui regarde la cage avec une moue de joconde sourire aux mollets des arbres qui poussent des garces comme des lunes ». Contrairement à ce que laisse penser la citation précédente, la femme, fondue à la nature, est aussi douceur, apaisement : « Une fille, visage de fleur, balancement de parfum, capture le vent du soir, grandes ailes de vert, feuilles d'oiseau autour du corps, et tout le plumage de l'amour. Parterre du corps où râlent les masques, les barbes postiches, délires, fièvres, larmes. Tu mets la plante du pied sur l'eau calme du printemps, rêves de bouquets jusqu'à la mer; jambe lisse, ventre rond des pêches, vigne des seins, et le cou, le visage d'une lampe à brûler l'encens, noyée des nuits entrelacées de lichens et d'algues, marée de voies lactées où boire les mains jointes. »
Rien n’est simple, parce que le poète arrive difficilement à se libérer de ses vieux schèmes de pensée, de l’environnement moral dans lequel il a baigné; on perçoit son malaise : « Une mère, corps battu des saintetés salvatrices, liera, des doigts fébriles, une myrtille à des ronces, sur les tertres de terreau. Vous écouterez, mes frères, l’enseignement paternel de ma damnation grasse. » Ou encore : « le remords du luxe aboli / me torture de griffes rouges ». Ou encore dans un paradigme plus religieux : « seuls les gens qui marchent sur leur tête peuvent se permettre de parler avec leur sexe je me permets de vous désirer chair rose des statuettes d’enfants-jésus ai-je les bras en croix pour souffrir la fourche des enfers ». La fuite pourrait peut-être le débarrasser de ses remords : « Il ne faut pas oublier / qu’on oublie de partir quand on est parti. » Pourtant, il en vient à l’idée que seuls un cheminement personnel et l’avènement d’un monde nouveau peuvent dynamiser sa vie. Je cite quelques vers qu’on retrouve dans la dernière partie du recueil : « toutes les routes sont ouvertes les troupeaux de buffles embauchés pour la conquête »; « la plante des pieds sur la tête du scrupule je suis le vierge au serpent »; « tant de murs d’en arrière à démolir / à reconstruire demain »; « Un monde se repentirait / de n’avoir point tué / d’avoir laissé paître des lâches / dans le café des veines tordues »; « Mais qu’on emboîte le pas de l’idée neuve »; « J’ai des frères à l’infini / j’ai des sœurs à l’infini / et je suis mon père et ma mère ».
Il est difficile de comprendre qu'un jeune Canadien français de 19 ans ait pu écrire un tel livre, compte tenu de son éducation et du contexte social de la fin des années 1940. On n’y retrouve pas la vision torturée des Garneau, Hébert, Lasnier et même Grandbois. Le recueil, dans la foulée de Refus global, préfigure la grande libération des années 1960. Ne serait-ce pour cela, il faudrait l’admirer.
Certes, il y a beaucoup de mots, une véritable orgie de mots. Il y a beaucoup de poèmes qui répètent la même idée. En même temps, l’auteur fait montre d’une imagination verbale admirable. Il a une vision claire de lui-même et de son environnement social. Ses positions sont audacieuses, iconoclastes. Plus encore, il réussit à rester debout malgré l’immense pression morale qui écrasait les artistes de son époque. Il est dommage que l’œuvre, passée sous silence, n'ait été redécouverte qu’en 1972. Peut-être que la littérature des années 50, si morne, en eût été changée.
Paul-Marie Lapointe et Le Vierge incendié sur le net
Écouter une entrevue donnée à Michel Roy.
Écouter Axel Maugey sur Canal académie.
L’introduction de Pierre Nepveu pour l’édition Typo.
Voir aussi
Choix de poèmes Arbres
Le Vierge incendié (suite)
Paul-Marie Lapointe n’a que 19 ans lorsqu’il publie Le Vierge incendié. Il vient de quitter le Lac-Saint-Jean pour poursuivre des études à Montréal. La genèse du recueil est connue. L’auteur l’a racontée à Jean Fisette et Michel Van Schendel dans une entrevue qu’on peut lire sur internet. Réalisant qu’il n’est pas à sa place à l'École des Beaux-arts, il commence à écrire. Il montre ses écrits à Robert Blair, les deux vont rencontrer Claude Gauvreau et c'est lui qui déblaie le terrain pour que l’œuvre soit publiée. Le livre est réalisé de façon artisanale : « C'est Pierre Gauvreau qui, avec moi, a travaillé là-dessus et surtout Maurice Perron. Maurice Perron, qui était avec le mouvement automatiste: un photographe exceptionnel. Maurice a même avancé l'argent; il était le seul à gagner des sous parmi nous. Pour ma part, je vivais avec les deux ou trois dollars par semaine que mes parents m'envoyaient. Alors, Maurice avait fourni 100 $ pour acheter le papier et louer la « Gestetner ». À l'époque, je vivais dans une chambre, rue Amherst, près du parc Lafontaine. J'y avais installé la « Gestetner » et on imprimait le soir, après les cours, Pierre Gauvreau, Maurice Perron et moi. Évidemment, au cours de cette période, j'ai été amené à rencontrer un peu plus souvent les autres automatistes. »
Bien entendu, on ne résume pas un tel livre. Au plus, on peut discerner quelques thèmes, donner une idée de la manière. C’est ce que je vais essayer de faire, en citant abondamment.
Le titre nous permet d’entrer dans le recueil. Le « vierge incendié », c’est un jeune homme qui entre dans la vie, qui jette par-dessus bord tabous et interdits pour jouir de sa nouvelle liberté. Il a quitté son Saint-Félicien natal et le séminaire de Chicoutimi pour vivre dans les quartiers mal famés de Montréal. On peut comprendre que le choc est brutal. Le titre de chacune des cinq parties du recueil est évocateur de l’inspiration souvent surréaliste de l’auteur : « Crânes scalpés », « Vos ventres lisses », « On dévaste mon cœur », « Il y a des rêves », « La Création du monde ». Le ton est le plus souvent paroxystique : Lapointe cherche l’adjectif percutant, l’image provocante. Le recueil compte 100 poèmes : certains sont en vers libres, d’autres en prose et un certain nombre, disposés dans en bloc (pas de saut à la ligne après un vers, texte justifié).
La révolte semble l’axe thématique auquel viennent se greffer tous les autres motifs du recueil : la religion, le corps, les animaux, la ville, le politique, la femme. Beaucoup de termes guerriers, d’images de violence traversent le recueil. Le poète donne et subit cette violence. Donnons quelques exemples empruntés aux premiers poèmes : « Ceux qui roulent dans les cabs / sont fusillés par les innovations »; « On ne peut dormir / quand on a la tête coupée. »; « Le pays est coupé / par une épée ». Beaucoup d’images fustigent un présent aliénant. Les figures du passé, la religion, certains comportements sociaux sont vertement attaqués : « la lourdeur d’hier », « les professions fondues dans la morve », « les églises de faux sentiments », « l’écroulement des cadavres », « ceux qui sont dans les rideaux des fausses monnaies », « les escrocs », « les médecins pestiférés », « les légistes emprisonnés ».
Ceci ne veut pas dire que l’amour ou la tendresse soient absents du recueil. L’auteur semble appeler de toutes ses forces un monde nouveau où la violence serait exclue : « ressuscités par une main de feu », « J’ai des maisons dans le demain », « Horizon neuf », « toute la richesse de l’amour multiple », « Je suis une main qui pense à des murs de fleurs », « L’horizon que je vois libéré / par l’amour et pour l’amour ». L’érotisme, l’amour et la fraternité, bien que soumis à la tension violence-douceur, semblent être les voies royales de la libération de l’individu.
L’érotisme, par lequel doit passer la libération, n'est pas accepté d'emblée : « il pleut des cœurs sur la rage des saintes rongées par le milieu du sexe il pleut des doigts sur les seins un laid rongeur de mamelles frôle sa plante de genoux dans l'aisselle du désir monté à la gorge reflet de lampadaire rouge qui regarde la cage avec une moue de joconde sourire aux mollets des arbres qui poussent des garces comme des lunes ». Contrairement à ce que laisse penser la citation précédente, la femme, fondue à la nature, est aussi douceur, apaisement : « Une fille, visage de fleur, balancement de parfum, capture le vent du soir, grandes ailes de vert, feuilles d'oiseau autour du corps, et tout le plumage de l'amour. Parterre du corps où râlent les masques, les barbes postiches, délires, fièvres, larmes. Tu mets la plante du pied sur l'eau calme du printemps, rêves de bouquets jusqu'à la mer; jambe lisse, ventre rond des pêches, vigne des seins, et le cou, le visage d'une lampe à brûler l'encens, noyée des nuits entrelacées de lichens et d'algues, marée de voies lactées où boire les mains jointes. »
Rien n’est simple, parce que le poète arrive difficilement à se libérer de ses vieux schèmes de pensée, de l’environnement moral dans lequel il a baigné; on perçoit son malaise : « Une mère, corps battu des saintetés salvatrices, liera, des doigts fébriles, une myrtille à des ronces, sur les tertres de terreau. Vous écouterez, mes frères, l’enseignement paternel de ma damnation grasse. » Ou encore : « le remords du luxe aboli / me torture de griffes rouges ». Ou encore dans un paradigme plus religieux : « seuls les gens qui marchent sur leur tête peuvent se permettre de parler avec leur sexe je me permets de vous désirer chair rose des statuettes d’enfants-jésus ai-je les bras en croix pour souffrir la fourche des enfers ». La fuite pourrait peut-être le débarrasser de ses remords : « Il ne faut pas oublier / qu’on oublie de partir quand on est parti. » Pourtant, il en vient à l’idée que seuls un cheminement personnel et l’avènement d’un monde nouveau peuvent dynamiser sa vie. Je cite quelques vers qu’on retrouve dans la dernière partie du recueil : « toutes les routes sont ouvertes les troupeaux de buffles embauchés pour la conquête »; « la plante des pieds sur la tête du scrupule je suis le vierge au serpent »; « tant de murs d’en arrière à démolir / à reconstruire demain »; « Un monde se repentirait / de n’avoir point tué / d’avoir laissé paître des lâches / dans le café des veines tordues »; « Mais qu’on emboîte le pas de l’idée neuve »; « J’ai des frères à l’infini / j’ai des sœurs à l’infini / et je suis mon père et ma mère ».
Il est difficile de comprendre qu'un jeune Canadien français de 19 ans ait pu écrire un tel livre, compte tenu de son éducation et du contexte social de la fin des années 1940. On n’y retrouve pas la vision torturée des Garneau, Hébert, Lasnier et même Grandbois. Le recueil, dans la foulée de Refus global, préfigure la grande libération des années 1960. Ne serait-ce pour cela, il faudrait l’admirer.
Certes, il y a beaucoup de mots, une véritable orgie de mots. Il y a beaucoup de poèmes qui répètent la même idée. En même temps, l’auteur fait montre d’une imagination verbale admirable. Il a une vision claire de lui-même et de son environnement social. Ses positions sont audacieuses, iconoclastes. Plus encore, il réussit à rester debout malgré l’immense pression morale qui écrasait les artistes de son époque. Il est dommage que l’œuvre, passée sous silence, n'ait été redécouverte qu’en 1972. Peut-être que la littérature des années 50, si morne, en eût été changée.
Paul-Marie Lapointe et Le Vierge incendié sur le net
Écouter une entrevue donnée à Michel Roy.
Écouter Axel Maugey sur Canal académie.
L’introduction de Pierre Nepveu pour l’édition Typo.
Voir aussi
Choix de poèmes Arbres
Le Vierge incendié (suite)
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