Maurice Genevoix, Eva Charlebois, Montréal, Flammarion-Bernard Valiquette, 1944, 205 pages.
Maurice Genevoix a publié deux romans « québécois ». J’ai déjà présenté Laframboise et Belhumeur et décrit brièvement les circonstances qui lui ont inspiré ces œuvres.
Dès qu’elle fût en âge de travailler, Éva Charlebois quitta ses parents adoptifs et vint travailler à Québec comme serveuse. Un jour, son frère lui présenta Reuben Jackson, un compagnon de travail ontarien. C’est le coup de foudre, même s’il comprend à peine le français et elle, l’anglais. Il lui demande de l’attendre jusqu’à ce qu’il trouve un emploi qui lui permette de concilier son goût pour l’aventure et son amour pour elle. Il déniche à Yaho, un petit bourg perdu dans les Montagnes Rocheuses, un poste de garde de la montagne. Complètement aveuglée par l’amour, elle l’épouse, abandonne parents et amis. À Yaho, elle trouve un emploi de serveuse au Kicking-Horse, hôtel qui accueille des touristes et les employés du CPR, car le train traverse le petit hameau. Le jeune couple est hébergé par Randolph Cordy, un vieux garde divorcé, qui vit seul dans sa villa. Comme Reuben est souvent parti dans ses pérégrinations dangereuses en haute montagne, la jeune femme, qui ne tarde pas à ressentir la nostalgie de son Québec perdu, tisse un beau lien d’amitié avec Randolph qui devient son confident.
Sa vie change quand le Kicking-Horse engage un nouveau barman, Antonio Clouthier, un jeune Chicoutimien. Les deux sympathisent, évoquent le Québec à loisir, sont inséparables. Éva ne devine pas que le jeune homme est amoureux d’elle, jusqu’au jour où il tente de la séduire. Bien qu’elle aime son mari, elle vient près de céder à ses avances, ce qui la bouleverse. Son mari finit par comprendre que sa jeune femme souffre d’être aussi souvent délaissée. Mais avant de ranger ses crampons, il doit effectuer un dernier voyage de reconnaissance en haute montagne. Malheureusement, il n’en revient pas. (voir l’extrait)
Éva doit donc décider de son avenir : rester à Yoho où son ami Randolph, qui est aussi amoureux d’elle bien qu’il ait le double de son âge, lui promet de l’aider; ou rentrer au Québec avec Antonio et retrouver son cher Québec. Qui va-t-elle choisir? Seul un deuxième tome aurait pu nous le dire.
L’idée de départ est bonne. Même si on a souvent évoqué l’exil des Canadiens français, on l’a peu souvent décrit de l’intérieur. On pense à Trente arpents, et puis après... Genevoix insiste beaucoup sur l’ennui de l’exilé, le dépaysement, mais peu sur la barrière de la langue et de la culture. C’est même un peu invraisemblable qu’une jeune fille de Charlevoix puisse se débrouiller en anglais dans les années 1940. Genevoix parsème son roman d’expressions québécoises (avec note en bas de page), mais est-ce suffisant pour en faire un roman québécois? En changeant quelques passages, en remplaçant les Rocheuses par les Alpes, l’anglais par le valaisan et le roman aurait pu se passer en Suisse. Certains détails, il me semble, trahissent l’écrivain français : une certaine insistance sur les aspects touristiques, une relation très distante entre les amis et même les époux qui se vouvoient, certaines expressions qui sont du terroir français... Maurice Genevoix présente une grande maîtrise de la langue, ce qui n’empêche pas que son roman, en son centre, piétine.
Extrait
Il vit alors, tout près, dans la nuit claire, la silhouette de l’homme qui venait. C’était bien Georgie, en effet. Lui aussi, en approchant, avait feutré le bruit de ses pas dans les herbes de l’accotement. Il s’approcha de la galerie où Randolph venait d’apparaître, penché vers lui, un doigt sur les lèvres. Et, quand Randolph fut descendu, au pied même des degrés de bois, Georgie parla très vite, dans un chuchotement oppressé :
- Ils sont morts, Randolph, tous les deux... Dans le glacier, à deux milles à peine de la route. Ce brusque retour de temps chaud... un pont de neige aura cédé. Nous les avons cherchés tout le soir, avec les hommes de Jasper...
- Plus d’espoir, réellement, Georgie?
- On ne les retrouvera même pas.
Georgie se tut. Les souffles se mêlaient presque. Randolph, les épaules plus courbées, gravit le premier degré. Georgie fit seulement un signe qui demandait clairement : « Elle est là? » Il vit Randolph incliner la tête, et s’éloigna, ombre muette, dans la nuit.
Toute la clarté de la lampe donnait du côté de la porte. Mais l’écran qui la masquait épandait dans l’angle opposé une nappe d’ombre où l’on entrevoyait à peine le divan rouge, la forme humaine étendue sur lui. Randolph traversa la clarté, pénétra dans la zone d’ombre. Elle n’avait pas bougé. Il y avait maintenant, sur son visage, un déliement plus profond, plus confiant, une vraie paix. Randolph s’assit sur le bord du divan, à la place même qu’il avait quittée. Il attendit qu’elle s’éveillât. » (p. 195-196)
Maurice Genevoix a publié deux romans « québécois ». J’ai déjà présenté Laframboise et Belhumeur et décrit brièvement les circonstances qui lui ont inspiré ces œuvres.
Dès qu’elle fût en âge de travailler, Éva Charlebois quitta ses parents adoptifs et vint travailler à Québec comme serveuse. Un jour, son frère lui présenta Reuben Jackson, un compagnon de travail ontarien. C’est le coup de foudre, même s’il comprend à peine le français et elle, l’anglais. Il lui demande de l’attendre jusqu’à ce qu’il trouve un emploi qui lui permette de concilier son goût pour l’aventure et son amour pour elle. Il déniche à Yaho, un petit bourg perdu dans les Montagnes Rocheuses, un poste de garde de la montagne. Complètement aveuglée par l’amour, elle l’épouse, abandonne parents et amis. À Yaho, elle trouve un emploi de serveuse au Kicking-Horse, hôtel qui accueille des touristes et les employés du CPR, car le train traverse le petit hameau. Le jeune couple est hébergé par Randolph Cordy, un vieux garde divorcé, qui vit seul dans sa villa. Comme Reuben est souvent parti dans ses pérégrinations dangereuses en haute montagne, la jeune femme, qui ne tarde pas à ressentir la nostalgie de son Québec perdu, tisse un beau lien d’amitié avec Randolph qui devient son confident.
Sa vie change quand le Kicking-Horse engage un nouveau barman, Antonio Clouthier, un jeune Chicoutimien. Les deux sympathisent, évoquent le Québec à loisir, sont inséparables. Éva ne devine pas que le jeune homme est amoureux d’elle, jusqu’au jour où il tente de la séduire. Bien qu’elle aime son mari, elle vient près de céder à ses avances, ce qui la bouleverse. Son mari finit par comprendre que sa jeune femme souffre d’être aussi souvent délaissée. Mais avant de ranger ses crampons, il doit effectuer un dernier voyage de reconnaissance en haute montagne. Malheureusement, il n’en revient pas. (voir l’extrait)
Éva doit donc décider de son avenir : rester à Yoho où son ami Randolph, qui est aussi amoureux d’elle bien qu’il ait le double de son âge, lui promet de l’aider; ou rentrer au Québec avec Antonio et retrouver son cher Québec. Qui va-t-elle choisir? Seul un deuxième tome aurait pu nous le dire.
L’idée de départ est bonne. Même si on a souvent évoqué l’exil des Canadiens français, on l’a peu souvent décrit de l’intérieur. On pense à Trente arpents, et puis après... Genevoix insiste beaucoup sur l’ennui de l’exilé, le dépaysement, mais peu sur la barrière de la langue et de la culture. C’est même un peu invraisemblable qu’une jeune fille de Charlevoix puisse se débrouiller en anglais dans les années 1940. Genevoix parsème son roman d’expressions québécoises (avec note en bas de page), mais est-ce suffisant pour en faire un roman québécois? En changeant quelques passages, en remplaçant les Rocheuses par les Alpes, l’anglais par le valaisan et le roman aurait pu se passer en Suisse. Certains détails, il me semble, trahissent l’écrivain français : une certaine insistance sur les aspects touristiques, une relation très distante entre les amis et même les époux qui se vouvoient, certaines expressions qui sont du terroir français... Maurice Genevoix présente une grande maîtrise de la langue, ce qui n’empêche pas que son roman, en son centre, piétine.
Extrait
Il vit alors, tout près, dans la nuit claire, la silhouette de l’homme qui venait. C’était bien Georgie, en effet. Lui aussi, en approchant, avait feutré le bruit de ses pas dans les herbes de l’accotement. Il s’approcha de la galerie où Randolph venait d’apparaître, penché vers lui, un doigt sur les lèvres. Et, quand Randolph fut descendu, au pied même des degrés de bois, Georgie parla très vite, dans un chuchotement oppressé :
- Ils sont morts, Randolph, tous les deux... Dans le glacier, à deux milles à peine de la route. Ce brusque retour de temps chaud... un pont de neige aura cédé. Nous les avons cherchés tout le soir, avec les hommes de Jasper...
- Plus d’espoir, réellement, Georgie?
- On ne les retrouvera même pas.
Georgie se tut. Les souffles se mêlaient presque. Randolph, les épaules plus courbées, gravit le premier degré. Georgie fit seulement un signe qui demandait clairement : « Elle est là? » Il vit Randolph incliner la tête, et s’éloigna, ombre muette, dans la nuit.
Toute la clarté de la lampe donnait du côté de la porte. Mais l’écran qui la masquait épandait dans l’angle opposé une nappe d’ombre où l’on entrevoyait à peine le divan rouge, la forme humaine étendue sur lui. Randolph traversa la clarté, pénétra dans la zone d’ombre. Elle n’avait pas bougé. Il y avait maintenant, sur son visage, un déliement plus profond, plus confiant, une vraie paix. Randolph s’assit sur le bord du divan, à la place même qu’il avait quittée. Il attendit qu’elle s’éveillât. » (p. 195-196)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire