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12 mars 2007

Le Rêve de Kamalmouk

Marius Barbeau, Le Rêve de Kamalmouk, Montréal, Fides, Nénuphar, 1962, 231 p. (1re édition : 1948) Le livre est illustré par Grace Melvin (1896-1977). Il est d’abord paru  en anglais en 1928 : The Downfall of Temlaham (Macmillan, 1928). L'édition française est plutôt une version remaniée qu’une traduction.

L’action se déroule vers les années 1887-1888, le long de la rivière Skeena dans les montagnes Rocheuses, chez les Tsimsyans. Kamalmouk, membre du clan du Loup, a fait le pari de devenir un Tronc-Pelé (un Blanc). C'est là son rêve. Il a travaillé pour eux comme guide, et il est sûr que cette civilisation va éclipser la sienne, comme c'est déjà le cas sur le littoral du Pacifique. Pour lui, il semble « futile de tenir plus longtemps à un affublement de peaux et de plumes fauves ». Par contre, il est marié à Rayon-de-Soleil du clan de l’Épilobe rose et ils ont deux enfants, dont Enfant-des-Bois. Cette femme croit encore à la tradition, si bien que les deux ne s’entendent plus. Gueule d’Ours, le grand chef du clan des Épilobes, est mort, et Enfant-des-Bois devient l’héritier pressenti (les enfants héritent du lignage de leur mère). Sauf que son grand-oncle, le sorcier Nitoh, veut lui aussi le titre. Par une habile manœuvre, Rayon-de-Soleil réussit à écarter ce dangereux prétendant, et à mettre son fils sur le trône.

Tout irait pour le mieux, si ce n’était que l’enfant est très malade. Avant même la fin de la cérémonie de la transfiguration (l’âme du défunt chef doit renaître dans le nouveau), il s’évanouit et meurt. Sa mère est sûre que cette mort est due à un sortilège lancé par le Chaman. En fait, la tribu est victime d’une épidémie de variole : les enfants meurent presque tous. Rayon-de-Soleil continue pourtant de prétendre que le sorcier a tué son fils. Elle ne cesse de tarauder Kamalmouk pour qu’il applique la loi du talion. Il refuse, parce qu’il sait que ce meurtre l’empêcherait de réaliser son rêve : devenir un Tronc-Pelé. Pourtant, un jour, voyant le mépris affiché par le sorcier, il n’y tient plus et l’exécute.

Les chefs des différents clans se réunissent : ils sont divisés sur l’attitude à prendre. Certains veulent livrer Kamalmouk à la justice des Blancs ; d’autres, appliquer la loi du talion, c’est-à-dire punir de mort le coupable et peut-être aussi certains membres de son clan. Finalement, ils optent pour une solution de conciliation : le clan des Loups va compenser richement celui des Épilobes, lui offrant des armes, de la nourriture, des couvertures, etc. Quant à Kamalmouk, on l’incite à se réfugier dans les territoires ancestraux en amont de la rivière Skeena.

Un an passe. Kamalmouk, incapable de vivre dans la grande solitude nordique, est revenu dans son village. Bien entendu, les Blancs, à Hazelton, sont au courant de ce meurtre et ils savent que Kamalmouk est revenu. Comme ils craignent une révolte chez les Autochtones, ils veulent profiter de l’occasion pour bien marquer leur puissance, en annulant la solution autochtone et en traduisant le meurtrier devant leur justice. Ils envoient un groupe armé qui doit convaincre Kamalmouk de se livrer. Mais ce dernier est tué bêtement par un policier. Ainsi finit le beau rêve de Kamalmouk, lui qui était le plus Blanc des Autochtones.

Pour moi, c’est une découverte. J’ai l’impression d’être en présence d’un livre injustement oublié. C’est vrai qu’il est difficile de lui trouver une place dans nos courants littéraires, sinon de le classer dans les contes et légendes. Barbeau était un anthropologue et on s’imagine que son livre sera celui, un peu froid, d’un scientifique. Rien de tel : on est en présence d’un véritable écrivain. On regrette même que son œuvre littéraire ne soit pas plus abondante.

Il est difficile de rendre justice à ce roman. Barbeau n’a pas tout inventé. Il est allé plusieurs fois sur le terrain, a inséré des chants et des rituels des Tsimsyans dans son récit, ce qui lui confère une très grande qualité poétique et symbolique. Cela permet au lecteur, qui accepte de perdre ses repères culturels pendant un temps, de plonger tête première dans cette civilisation, très différente de la nôtre. Ses lointaines origines sont asiatiques. On découvre le pouvoir du chant et de la parole chez ce peuple dit sauvage, on est étonné de constater l’importance de l’élément symbolique, dans la transmission des rituels mais aussi dans la résolution des conflits.


Par ailleurs, on assiste aux derniers soubresauts d’honneur d’une civilisation qui sait que la partie est déjà perdue, que son temps est révolu. Barbeau termine son roman par la reprise du chant de Kamalmouk, le Tsimsyan qui voulait devenir Tronc-Pelé. On peut y lire toute la détresse de tout un peuple. **** ½

Extrait :
Là s'effacent les derniers vestiges de la résistance trois fois séculaire des naturels américains, dont la horde préhistorique n'a guère connu de pitié auprès de l'accapareur. L'opprobre de Kamalmouk et des siens, toutefois, ne perdra pas sa flétrissure tant qu'un spectre nostalgique traînera sa souillure ensanglantée sur les aurores et les crépuscules de son pays, que le vent sifflera son grief dans les nuages tourmentés, et que la complainte de la victime immortalisera la clameur des âmes perdues dans un monde sans merci :
— Hay hâmidé ! Ils m'ont laissé seul, tout seul. L'oubli les a éloignés de moi. Comme un orphelin, je suis resté en arrière, je suis abandonné, sans amis, sans parents aucuns, solitaire et pauvre à jamais.
Avec quelle cruelle indifférence ils m'ont livré à mon sort ! Jeunes et vieux s'en allaient sur la route, m'oubliant dès le premier jour, moi qui naguère étais leur frère, leur ami. Ils ont méprisé ma détresse, pendant que je languissais, les mains vides, en proie à la faim, à l'angoisse.
Mes membres sont tellement affaiblis que je suis à la veille de choir au bord du sentier creusé par les nomades. Mes yeux s'obscurcissent ; ils ne distinguent plus les anciens amis des ennemis nouveaux. En marchant, je me heurte aux arbres, que je prends pour des ombres.
Toute ma vie a été une amère désillusion. Mon rêve fut une lame à deux tranchants. Ma fantaisie ne pouvait avoir de lendemain. La route tracée sur le sol ancestral n'était pourtant pas difficile à suivre. D'autres avant moi l'avaient parcourue les yeux fermés. Je n'avais qu'à me laisser entraîner par la foule.
Au lieu de m'attrouper avec mes pareils, j'ai eu le tort de m'en aller seul, dans la jungle de l'imprudente nouveauté. J'ai tout connu, j'ai tout fait et, comme tant d'autres, j'ai moi-même tué l'homme.
Oh ! pourquoi suis-je né, moi qui n'aurais jamais dû voir le jour !


Quelques images de The Downfall of Temlahan


Édition de 1973







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