15 mars 2024

Contes pour buveurs attardés

Michel Tremblay, Contes pour buveurs attardés, Montréal, Éditions du Jour, 1966, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour R-18)

Dans Contes pour buveurs attardés, que le titre sert plus ou moins bien, Michel Tremblay a réuni 25 contes dont la très grande majorité appartient à ce que Todorov appelait le fantastique merveilleux : les personnages ne remettent pas en question les éléments surnaturels qui surgissent dans leur vie. Ainsi en est-il, dès le premier conte, de ce pendu dont on ne retrouve pas la tête (Le Pendu), ainsi que des sorcières (Amenachem), des diables (Wolfgang, à son retour), des succubes (Le Warugoth-Shala), de tous ces êtres étranges sans nom (La chambre octogonale), etc. qui côtoient les personnages sans que ceux-ci s’en étonnent.

Quelques contes ne doivent rien au fantastique : ce sont des histoires d’horreur comme dans ce récit où un aristocrate sadique attire des jeunes filles pour les faire cuire et les manger (Douce chaleur), ou encore celui où un roi tue ses épouses et les cache derrière une peinture qui les représente (La 13e femme du baron Klugg). On pourrait aussi dire que quelques contes sont seulement bizarres (aucun surnaturel). Je pense à cette aristocrate célibataire qui n’a cessé de sa vie de parler de son fils et qui finit par avouer qu’elle n’en a jamais eu. Pourtant, ce dernier apparaît au terme du conte (Jocelyn, mon fils).

Tremblay a divisé son recueil en deux parties : « Histoires racontées par des buveurs » (6 contes) et « Histoires racontées pour des buveurs » (19 contes). Entre les deux, il a inséré une drôle histoire qui sert de pont entre les deux parties. Je dois avouer que cette structure m’apparaît un peu inutile. Et pourquoi les buveurs?

Les histoires se déroulent le plus souvent dans des milieux sophistiqués (beaucoup de châteaux) ou étrangers (surtout européens : l’Angleterre, l’Allemagne…) dans la grande tradition des contes fantastiques à la Edgar Poe. Rien de québécois, ce qui n'est pas un reproche. Dès ce premier livre, Michel Tremblay démontre son talent de raconteur. Les contes n’ont pas tous la même qualité, mais tout cela se lit encore très bien.

En guise d’extrait, je vous présente une histoire très courte, pas la meilleure du recueil, je tiens à le préciser.

LA FEMME AU PARAPLUIE
— Tiens, drôle d’endroit pour perdre son parapluie.
Il se pencha, ramassa le parapluie.
* * *
Le téléphone sonna.  
— Allo.
— Bonsoir, monsieur. Vous avez trouvé mon para­pluie ?
—  Pardon ?
—  Je vous demande si vous avez trouvé mon para­pluie. Un parapluie noir avec...
—  Oui, en effet, j’ai trouvé un parapluie, ce matin. Mais comment savez-vous, madame, que c’est moi qui l’ai trouvé ?
—  Mais, mon cher monsieur, je l’ai perdu précisément pour que vous le trouviez ! Et maintenant je voudrais le ravoir. Vous voulez bien venir me le porter ? Je vous attendrai ce soir au milieu du pont de bois, à l’est de la ville, à onze heures. Bonsoir, monsieur.
* * *
— Vous êtes en retard, je vous attends depuis dix minutes.
— Je m’excuse, j’ai été retardé... Voici votre parapluie, madame.
— Merci, monsieur.
Elle le regardait droit dans les yeux.
— Et maintenant, sautez. Votre heure est venue. Il est temps. Allez...
Il enjamba le garde-fou et se jeta dans la rivière.
Et elle repartit, laissant son parapluie au milieu du pont de bois, à l’est de la ville... (p. 137-138)

8 mars 2024

Mon cheval pour un royaume

Jacques Poulin, Mon cheval pour un royaume, Éditions du Jour, 1967, 130 pages. (Coll. Les romanciers du jour, R 23)

Le premier roman de Jacques Poulin est très court. Si on enlève les pages blanches, il ne fait pas 100 pages. Le contenu est plutôt disparate. Par moment, on lit un récit très simple comme Poulin en fera par la suite; ailleurs, la description ou le discours discontinu de la conscience envahissent le récit. Poulin cite L’année dernière à Marienbad de Robbe-Grillet, ce qui constitue peut-être une influence.

Si on exclut les retours en arrière, l’action se déroule sur deux jours. Poulin raconte une histoire à deux volets. Le narrateur principal, l’écrivain Pierre Delisle, et un caléchier nommé Simon partagent l’amour de la même fille (Nathalie). Un jour, on retrouve la calèche sans son caléchier sur le pont de l’île d’Orléans. Le caléchier s’est jeté dans le fleuve. Pourquoi? Simplement parce qu’il avait décidé que 40 ans (c’est son âge), ça suffisait. L’histoire d’amour à trois se continue cependant avec l’apparition de Mathieu, un double de Simon aux yeux de Nathalie. 

L’écrivain est aussi un « anarchiste » : c’est le second volet. Il a proposé au Front de faire sauter un monument. Il se rend à la Gare du palais, on lui remet une bombe qui, pendant la nuit, va pulvériser la statue d’un soldat anglais dans le Parc de l’Esplanade, près de la Porte Saint-Louis, où logent des calèches. 

Cette double action nous rappelle Prochain épisode d’Aquin. L’intérêt du roman tient en partie à la description du Vieux-Québec. Jacques Poulin, deux ans plus tard, publie Jimmy, un roman beaucoup plus achevé, dans lequel il trouvera sa « manière ». 

Extrait

Personne n’a beaucoup parlé pendant notre retour à la Place d’Armes. Là, Simon a abandonné la calèche. Je trouve que ce n’est pas prudent; il a dit qu’il voulait marcher un peu.

Nous avons suivi le parcours habituel : rue des Remparts, d’Auteuil, Sainte-Geneviève, et retour en marchant sur les murs jusqu’à la Porte Saint-Jean. La même impression — que le triangle formé par les murs s’était resserré — m’est encore venue. Il m’a semblé aussi que le Vieux-Québec avait commencé à mourir.

Nous remontons la rue de la Fabrique, Nathalie entre nous deux; nous nous arrêtons en face de la Basilique.

Je regarde Nathalie, qui aussi me regarde. Je me dis la douceur de sa peau, la chaleur de son lit. Je ne sais à quoi elle pense, n’ayant pas comme elle cette faculté de lire dans la pensée; il me faut un mot, un signe. J’attends.

À la longue, je finis par découvrir dans ses yeux une sorte de désordre: les cils battent très légèrement. Patiente, elle a attendu sans doute que je m’en aperçoive. Ces battements me révèlent l’intrusion entre nous deux d’une troisième personne; je me tourne vers Simon. Lui aussi regardait Nathalie. Il n’est jamais facile de savoir ce que pense le caléchier, mais les yeux de Nathalie reflètent à mon intention le désir de Simon. Lui et moi, nous ressentons le même besoin. Ce n’est pas désagréable. Nous avons en commun le même désir. (p. 39-40)

Jacques Poulin sur Laurentiana
Jimmy

1 mars 2024

Jimmy

Jimmy Jacques Poulin
Jacques Poulin, Jimmy, Montréal, Éditions du Jour, 1969, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour, 39)

Le jeune Jimmy habite Cap-Rouge, dans un chalet « sur pilotis », avec ses parents, Mamie et Papou, et le chat Chanoine. Le père travaille comme psychanalyste et la mère se remet difficilement d’une fausse-couche. Tout comme le chalet dont les pilotis pourris risquent de s’affaisser lors des grandes marées d’automne, le mariage de Mamie et Papou bat de l’aile, malgré la bienveillance qui subsiste entre eux. Depuis qu’ils ont perdu un enfant mort-né, Papou s’enferme dans le grenier pour écrire un livre sur Hemingway et Mamie emplit sa chambre de poupées et de parfums qu’elle collectionne. « C’est une histoire de zouave, mais. Beaucoup de choses étranges ont commencé quand Mamie est allée à l’Hôtel-Dieu : les parfums et les poupées dans sa chambre, le travail de Papou au grenier, mes visites derrière la fenêtre à la clinique, et cette histoire de zouave au sujet des autos. » Entre eux, Jimmy, 11 ans, cherche un peu de réconfort et se réfugie dans l’imaginaire pour calmer sa détresse.

Le chalet voisin est habité par le vieux Commodore, son fils Thiers « le meilleur pilote de bateau », sa femme « la nageuse de longue distance » et leurs six filles. Parmi elles, il y a la « petite Mary » qui, contrairement à ses sœurs, parle un peu français. Jimmy l’adore parce qu’elle entre dans son monde imaginaire sans poser de question.

Il s’entend bien aussi avec Mamie qui, contrairement à Papou, lui donne de l’attention. Mais Mamie est aussi perdue que lui et ne peut pas vraiment l’aider. Heureusement, le Commodore comprend la détresse du petit garçon et tente tant bien que mal de le rassurer. « Ce que j’aime, avec le Commodore, il ne s’énerve jamais. Je veux dire, quelqu’un pourrait vraiment s’énerver, te dire qu’on est pas au bord de la mer, que les éléphants de mer ne viennent pas dans le fleuve ou quelque chose. Mais le Commodore, non; il dit qu’il n’y a pas fait attention, c’est tout. Alors je lui explique toute l’affaire d’homme à homme, cette pluie comme une espèce de déluge, Papou qui ne descend même plus pour dire si j’ai les pieds sales. Mamie qui parle dans sa chambre et finalement les éléphants de mer. »

Comme Jimmy le répète à maintes occasions, il est « le plus grand menteur de la ville de Québec ». Aussi ne faut-il pas tout tenir pour vrai ce qu’il raconte. Souvent, son récit déborde dans l’imaginaire, il est tantôt un pilote d’hélicoptère survolant la jungle, tantôt le célèbre coureur automobile Jimmy Clark zigzaguant dans les rues de Monaco, tantôt un naufragé sur une île volcanique dans les mers du sud.

Le récit n’a pas vraiment de fin. Tout au plus entend-on l’appel de détresse de Jimmy depuis son chalet-bateau imaginaire dérivant sur le fleuve. « Besoin de tendresse! Crotte de chat! »

Si vous aimez les romans sans conflit, sans obstacle rabâché à toutes les pages, bref sans intrigue, Jimmy est pour vous. On ne vogue pas sur un long fleuve tranquille pour autant : Jimmy, c’est l’histoire d’un petit gars complètement perdu entre deux adultes à la dérive. Ce qui empêche toute lourdeur, c’est la finesse de l’écriture de Jacques Poulin et le traitement du drame à travers l’imaginaire fantaisiste d’un enfant.

C’est bon de temps à autre de lire un livre plein de bienveillance, de délicatesse et de tendresse, crotte de chat!

Extrait

« Mary choisit une guimauve rose et elle me tend sa branche sans dire un mot ni en français ni en anglais.

     Mary ! dit la nageuse d’un air complètement découragé.

     Qu’est-ce qu’on dit ? intervient Thiers.

     If you please.

     Et en français?

     S’il vous palit!

Je lui fais griller sa guimauve exactement comme il faut sur la braise, je veux dire juste bien, sans la brûler ni rien. Je lui remets sa branche. La petite Mary! Elle enlève la guimauve de la pointe de sa branche, entre son index et son pouce, sans l’écraser du tout, elle me fait signe avec sa bouche d’ouvrir la mienne et puis elle me dépose sa guimauve sur la langue en poussant un peu, très délicatement, avec son doigt. Elle ne pousse pas vraiment comme tu pousses dans ta bouche à toi : elle pousse avec le bout de son doigt, juste un peu, je le jure. Ensuite elle se lèche le pouce et l’index à petits coups de langue, très délicatement aussi, l’air sérieux et les yeux verts un peu brillants. Elle aurait vraiment pu manger la guimauve elle-même, c’est ce que j’aurais fait, pour être honnête, mais Mary, non. Tu fais griller une guimauve rose sur la braise au bout d’une branche et elle te fond dans la bouche comme du miel, je le jure. »

23 février 2024

Dans un gant de fer (2 t.)

Claire Martin, Dans un gant de fer, Montréal, Cercle du livre de France, 1965, 2 tomes, 235 p., 208 p.

Le récit autobiographique de Claire Martin compte deux parties, chacune dans un tome différent.  

Tome 1 : La joue gauche

Le père de Claire Martin était un pervers narcissique. En sus, un violent. Tout le monde devait se plier à ses horaires, à ses idées, à ses diktats qui concernaient même la nourriture. Il battait sa femme et ses enfants violemment pour un oui ou un non. Et quand il n’y avait pas de raison, il s’en trouvait. Il était ingénieur et disparaissait par moments pour le plus grand plaisir de la famille. Pour son bien-être ou la réalisation de ses rêves, toutes les dépenses étaient justifiées; pour les autres, ce n’était que gaspillage.  Heureusement Claire avait une mère et surtout des grands-parents maternels qui lui prodiguaient beaucoup d’amour.

Comme toutes ses sœurs, dès le primaire, elle rentre au pensionnat, un couvent tenu par des religieuses, ce qui à première vue lui plaît. Mais comme elle est une enfant qu’on ne peut casser, les sévices corporels et les humiliations reprennent. Certaines religieuses n’ont rien à envier au père. Et malgré le puritanisme du milieu, on comprend qu’il existe des personnalités déviantes, qui se défoulent dans les couvents à défaut de mieux, et qui se servent de la religion pour apaiser leur conscience. Dans un second pensionnat, trois ans plus tard, les choses sont tout au plus un peu mieux. Sa mère, longtemps malade, finit par mourir.

 Tome 2 - La joue droite

Après le décès de la mère, si faire se peut, le père est encore plus violent. La terreur règne dans la maison mais, dans son dos, les enfants forment un clan solidaire. À défaut de défier le père, ils passent outre aux interdits quand il n’est pas là. Ils continuent de communiquer avec les grands-parents maternels et un oncle (ce qui leur est défendu), ils fument, ils organisent même des séances de danse à la maison. À l’école, Claire continue de se faire des ennemis et, finalement, elle est renvoyée sans avoir obtenu son diplôme de dixième année. L’arrivée d’une belle-mère n’y change rien. Claire a développé une telle rancoeur face aux hommes qu’elle ne tient guère à se faire un copain. Le récit se termine par le mariage de sa sœur. Elle comprend que c’est sa seule voie d’évasion.

Le père est un monstre. Un pervers narcissique à qui les règles de l’époque permettaient de pratiquer ses vices sans être inquiété. Il exerce un contrôle de tous les instants au nom de la morale, morale que lui-même bafoue. Un sadique égoïste qui contrôle sa femme et ses enfants par la violence et le dénigrement, qui s’attribue tous les mérites. Il joue ses enfants les uns contre les autres et récompense la délation. Aujourd’hui, il serait en prison. Le comportement du père, criminel dans son cas, ne sort pas des limbes. Sans être universel, ce modèle éducatif, en plus civilisé, était plus répandu qu’on le pense. À preuve, on le retrouve (sévices corporelles, humiliation) dans le pensionnat à ceci près que certaines religieuses compensent pour celles qui sont presque aussi pires que le père. (On ose à peine imaginer ce que devaient vivre les Autochtones.)

Cette autobiographie était nécessaire. Cependant, Claire Martin n’en finit plus d’enfoncer le même clou et son récit devient répétitif. Au bout de 200 pages, on a compris que le père est un salaud. On regrette qu’elle n’ait pas resserré le récit de son enfance-adolescence et qu’elle ne soit pas allée plus loin dans le temps. Comment survit-on à une telle enfance-adolescence? Comment Claire Montreuil (son vrai nom) est-elle devenue Claire Martin?

Le discours féministe qu’elle tient et la misogynie à saveur religieuse de l’époque ne sont pas exagérés. Sa vie de femme était toute tracée : couture-cuisine-sois-belle-tais-toi-et-enfante. Et surtout, ne t’avise pas d’aguicher un homme! Le poids de la vertu, toi seule tu dois le porter! Sans remettre en cause ce paradigme, on aurait aimé en savoir plus sur ses frères : ont-ils aussi fréquenté des pensionnats? La violence et les dénigrements du père s’exprimaient de quelle façon ?

Finalement, la « sainte famille canadienne-française » et la religion sortent on ne peut plus meurtries de ce témoignage.

Extrait

Nées trop tôt dans une société où les femmes se mariaient ou n’existaient pas, que de filles laides, à cette époque, prenaient le chemin du couvent où on les engluait dans la bêtise la plus plate et où leurs talents, souvent réels, ne leur servaient qu’à développer une bonne technique de la gifle ou du coup de poing. Nous ignorions que ces violences sont les soupapes de la sexualité contrariée. C’est dommage. La sexualité des sœurs, c’est ça qui nous aurait fait rire. […]

Elle s’était levée, comme j’entendais dire en mon jeune âge, « le gros bout le premier » et elle se mit tout de suite à houspiller celle-ci et celle-là. Nous n’avions pas offert, et elle avec nous, notre journée à Dieu depuis dix minutes que, déjà, les coups pleuvaient. Puis sa rage se cristallisa sur une petite Leblond après qui elle se mit à courir le poing levé, la petite trottant devant. Au bout du dortoir, il fallut bien s’arrêter. Mais il y avait là un escalier qui ouvrait une gueule tentatrice. La grosse sœur n’y put résister. Elle y précipita la petite Leblond qui, avec une magnifique présence d’esprit, se mit à crier des injures de choix. C’était d’un dramatique inouï et nous prenions toutes un plaisir extrême à entendre la sœur se faire appeler « grosse vache », si bien que nous pensions peu à l’infortune de notre compagne dont c’était le corps, pourtant, qui faisait ces affreux bruits de chute derrière les cris.

— Que se passe-t-il ici ? tonna une voix venue des profondeurs.

Arrivée au bout de sa dégringolade, l’enfant était tombée dans les bras de la Supérieure et c’était la grosse voix asthmatique de l’autorité que nous entendions sans parvenir à y croire, tellement c’était inespéré. (t. 1, p. 214-215)

Claire Martin sur Laurentiana
Avec ou sans amour
Doux-amer