LIVRES À VENDRE

21 février 2025

Kamouraska

Anne Hébert, Kamouraska, Paris, Seuil, 1970, 268 p.

N’ayant jamais connu son père, élevée par ses trois tantes célibataires qui lui pardonnent tout, Élisabeth d’Aulnières, fière et sauvage, épouse Antoine Tassy, seigneur de Kamouraska, alors qu’elle n’a que 16 ans. Elle quitte la maison familiale de Sorel et s’installe avec son mari et sa belle-mère dans le manoir seigneurial des Tassy. Elle savait pourtant qu’il était un ivrogne et un débauché. Rapidement, elle déchante et, deux enfants plus tard, elle revient vivre avec ses tantes et sa mère à Sorel. Antoine la suit, bien qu’il soit persona non grata dans la maison de sa belle-mère. Pendant qu’il fréquente les tripots et les prostituées de Sorel, elle se lance dans une relation passionnelle avec George Nelson, le médecin qui la traite, au vu et au su de Sorel tout entier. Elle se retrouve enceinte, couche une dernière fois avec son mari pour brouiller les pistes. Antoine finit par retourner à Kamouraska, mais continue de harceler les amants à distance.

Ces derniers décident de s’en débarrasser. Après une tentative d’empoisonnement ratée, George parcourt en plein hiver les 200 milles qui le séparent de Kamouraska et tue Antoine, mais le meurtre se termine dans un bain de sang et George doit fuir aux États-Unis. Un procès s’ensuit, Élisabeth est acquittée bien que personne ne soit dupe. Quelques années passent, et n’ayant plus de nouvelles de son amant, elle épouse Jérôme Rolland, un notaire de Québec qui lui donne plusieurs enfants. Quelque dix-huit ans plus tard, son mari est à l’agonie. C’est ici que le roman commence. Nous sommes en 1860 et Jérôme Rolland va mourir. Élisabeth, l’esprit torturé par un fort sentiment de culpabilité, veille sur lui, nuit et jour, si bien que son esprit est parfois brouillé. Toute sa vie antérieure revient la hanter et le récit nous parvient de cette conscience angoissée et désorganisée.

Anne Hébert s’est basée sur un fait vécu. Le 31 janvier de l’année 1839, Achille Taché, seigneur de Kamouraska, est assassiné par le Dr George Holmes, l'amant de sa femme qui sera soupçonnée de complicité. Le Dr Holmes fuit au Vermont (voir ici).

Cette histoire est conçue comme un immense retour dans le passé, retour qui n’est pas totalement chronologique. L’écriture de Hébert, très nerveuse et le plus souvent lyrique, rend bien le climat passionnel dans lequel le récit baigne. Mais Kamouraska est beaucoup plus que la description d’une passion amoureuse dévastatrice. La narration est particulièrement brillante. Le va-et-vient entre le monde intérieur et extérieur, entre le « je » et le « il », entre la femme d’aujourd’hui et celle du passé font en sorte qu’on se retrouve devant un personnage complètement éclaté, qui se dédouble, se multiplie, réel ou fantasmé. La narratrice se projette aussi dans la conscience des autres, inventant leur vie, et même dans celle de son mari défunt, inhumé sous le banc seigneurial, dans le sous-sol de l’église. Tout un monde revit dans sa conscience, la course de 200 miles de son  amant vers Kamouraska, les relais et les petites auberges, l’hiver, la neige, la poudrerie, le meurtre dans l’anse, le sang partout. Cette ubiquité narrative lui permet de conserver une distance face à celle qu’elle a été, comme si elle racontait une histoire qui n’est plus la sienne, mais qui ne cesse de la torturer. La multiplication des foyers de narration, qui oblige le lecteur à rester alerte, est faite avec une finesse rarement vue.

Kamouraska s’est mérité le Prix des libraires en France en 1971. Le roman a été traduit dans plusieurs langues et Claude Jutra en a réalisé un film en 1973. Très belle relecture pour moi de ce chef d’œuvre québécois, lu il y a une cinquantaine d’années.

 

Extrait

L'homme baisse les yeux, regarde fixement le plancher. Semble mesurer sur les planches noueuses l'espace dérisoire entre la femme et lui. L'imperceptible frontière entre la vie habitable et la folie irrémissible.
– Tu es à moi, Elisabeth. Et l'enfant aussi, n'est-ce pas? À moi, à moi seul... Dis-le. Répète-le bien fort

– À toi seul, je le jure.

La respiration de plus en plus courte de l'homme emplit le silence. La femme tremble. La voix qui se penche au-dessus de la table pour souffler la lampe. La lumière est insupportable. Les fenêtres sans rideaux aussi.

Une voix rude, précipitée, méconnaissable donne des ordres.

– Ne touche pas à la lampe. Enlève ton châle. Ta robe maintenant. Tes jupons. Continue. Déshabille-toi complètement. Ton corset, ton pantalon, ta chemise. Dépêche-toi. Tes souliers. Tes bas.

Mes mains tremblent si fort que je dois m'y prendre à plusieurs fois avant de défaire mes agrafes, lacets et boutons. J'obéis, comme en rêve, à une voix sans réplique. Me voici toute nue, déformée déjà par ma grossesse. Je m'accroche à la table pour ne pas tomber.

– Tiens-toi droite. On peut nous voir de la route. C'est que tu veux, n'est-ce pas?

Ses vêtements rejoignent immédiatement les miens, par terre en un grand désordre.

– Souffle la lampe à présent.

Je tâtonne pour tourner la mèche. J'essaye de souffler. On dirait qu'il n'y a plus d'air en moi. Une sorte de soupir, un spasme plutôt, rauque comme un sanglot, s'échappe enfin de ma poitrine. La voix sourde de George répète :

– Tu es contente? Très contente sans doute? Nous n'avons vraiment plus rien à perdre à présent?

Je ne puis articuler aucune parole.

Toute la campagne autour de la maison. Quel témoin se cache dans la nuit? Nous épie? Dès l'aube, demain, lâchera ses nouvelles. Comme un vol de pigeons. Chez le juge John Crebessa de Sorel. Plus loin que Sorel. Plus loin que Québec même. Tout le long du fleuve... Atteindra bientôt, dans son manoir, le seigneur condamné de Kamouraska.

Un gémissement parvient à sortir de ma gorge. Avant même que George ne me couche sur le tas de vêtements par terre. Le poids d'un homme sur moi. Son poil de bête noire. Son sexe dur comme une arme. (Anne Hébert, Kamouraska, p. 158-159)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire