17 août 2020

Terres de silence

Stewart Edward White, Terres de silence, Paris, Mornay, collection « Les beaux livres », 1922, 253 p. (Traduction de J. G. Delamain : The silent places, 1903. Gravures sur bois de Jean Lébédeff.)

Un Ojibway, nommé Jingoss, n’a pas respecté son contrat avec la compagnie de la Baie d’Hudson. Il ne s’est pas pointé au printemps pour régler l’avance qu’il avait reçue pour ses fourrures. La compagnie décide de faire un exemple. Elle engage deux trappeurs Sam Bolton, 60 ans, et Dick Herron, dans la jeune vingtaine, et leur donne comme mission de ramener Jingoss. Ils doivent parcourir le territoire des Ojibways dans le Nord de l’Ontario et visiter tous les territoires de chasse afin de le retrouver. Pour ne pas éveiller les soupçons, ils prétendent être à la recherche d’un nouvel endroit pour établir une « factorie ». Une jeune Ojibway, May-May-Gwan, qui s’est amourachée de Dick, les accompagne malgré qu’ils aient essayé de l’en dissuader. Pour traverser ces lieux (« les terres du silence ») que seuls les Autochtones habitent, ils suivent des rivières.  Ils remontent la Missinaibie, la Mattawisghia, descendent la Kabinakagan, etc. Ils finissent par retrouver la piste de Jingoss, en plein hiver, plusieurs mois après leur départ; mais Jingoss, étant averti, fuit et les entraîne toujours plus au Nord dans une épreuve d’endurance qui coûtera la vie à la jeune indienne. Jingoss, atteint de la cécité des neiges, est finalement rattrapé quand on y croyait plus. On le ramène à la « factorie » de la Compagnie d’Hudson, sur la rivière Moose. Comme punition, il recevra cinquante coups de fouet et sera enchaîné à un arbre pendant une semaine.

Ce n’est pas un laurentiana. Le roman est écrit par un Américain et traduit par un Français. On y mentionne les Francophones une seule fois. Il faut dire que l’action ne se situe pas dans le Nord-Ouest, où les francophones étaient nombreux, mais dans le nord de l’Ontario, tout près de la frontière du Québec, sur le territoire des Objibways. Ceux-ci vivaient autant au Québec qu’en Ontario. Cela dit, Stewart Edward White dépasse Louis-Frédéric Rouquette (ce n’est pas peu dire), Georges Dugas, Léo-Paul Desrosiers, Georges Brunet, Constantin-Weyer, Gabrielle Roy quand il s’agit de décrire l’atmosphère dans ces lieux perdus du Nord. Le roman est un heureux mélange de descriptions poétiques et de récit d’aventures. Et le livre est magnifique : papier de rives, vignette, bandeau… Bien entendu, la représentation de la culture ojibway est marquée par l’esprit colonialiste des Blancs. Et donc inacceptable en regard des normes contemporaines (et de l’époque...). Dommage.

Extrait

Peu à peu, cette étendue blanche, sans le moindre point de repère où poser le regard, le labeur excessif, la faim, réagirent sur leur esprit d'hommes. Comme le monde extérieur, le monde moral se simplifia; les considérations abstraites disparurent, tout se borna à trois choses : l’étendue de blanc, eux-mêmes, et la piste. Pas de gibier ; leurs provisions s’épuisaient, la piste menait vers des terres arides. Leurs pensées tournaient dans ce cercle. Vers la nuit, la lassitude les abattit et la piste continuait, s’allongeait indéfiniment, vers son but inconnu, au nord... Peu à peu ils perdirent de vue l’objet de leur poursuite. La piste seule existait, vague comme une puissance mystérieuse, extra-humaine comme les vents, le froid, ou la grande Solitude elle-même. Toujours plus loin, elle les entraînerait jusqu’à la mort. Puis, celui qui l’avait faite et qui, pour eux, n'était plus Jingoss la Belette, mais bien un être décevant comme l'aurore boréale, une personnification de cette contrée redoutée, un serviteur du Nord, leur grand ennemi, il retournerait comme il était venu.

Le silence les étouffait. Par les nuits les plus calmes, la mer murmure en sourdine, les bois tranquilles ont des milliers de bruits légers. Là, le silence était absolu, terrible. On éprouvait un besoin de crier ; cependant le moindre chuchotement, dans le silence universel semblait heurter ce lourd prodige comme une profanation éclatante. Mais parfois, soudain, l’aurore boréale, la seule voix permise, bruissait comme une bannière de soie. Le monde semblait grandi, de plus en plus démesuré, puis reprenait tout à coup ses proportions normales; et les hommes se sentaient petits, et comme des insectes noirs. Ils rampaient si péniblement, avec une lenteur si disproportionnée à l’énergie dépensée, qu’ils désespéraient de jamais atteindre cet être mystérieux dont ils suivaient les traces.

Toujours, ils mangeaient du pemmican. Il en restait encore une bonne provision, mais la viande des chiens diminuait. Il fallait bien nourrir l’attelage, c’était l'essentiel. Dick et Sam s’éloignaient souvent d’un quart de mille de la piste, dans l'espoir d'apercevoir du gibier, mais sans succès. Un renard ou deux, quelques ptarmigans, ce fut tout. Ils les gardèrent pour les chiens. Quant à eux, trois fois par jour, ils faisaient bouillir du thé et dévoraient un petit carré de pemmican. Cela les nourrissait, mais d’une manière insuffisante.

Malgré leurs précautions, ils vinrent à bout de la viande des chiens. Il ne restait qu’une solution : trois chiens suffiraient à tirer le traîneau dont la charge s'allégeait ; ils tuèrent Loup, le grognon et stupide chien-loup. Ils en conservèrent avec soin chaque morceau, jusqu’aux entrailles qui, tout de suite, gelèrent. Les bêtes qui restaient furent mises à la demi-ration. La faim agit sur leur humeur ; Claire, qui était pleine, errait, vorace, comme une âme tourmentée et reniflait la bise glacée en gémissant. (p. 204-205)

 

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