Andrée Maillet, Les Remparts de Québec, Montréal, Les
Éditions de Jour, 1965, 185 pages.
Voici un roman qui s’inscrit dans
l’esprit de la Révolution tranquille, par le ton du moins. L’auteure démontre
une grande liberté dans l’utilisation du langage et des formes
romanesques. L’intrigue étant très mince, l’essentiel tient au discours
fiévreux d’une adolescente malheureuse de dix-sept ans. Le roman et chacun
des chapitres s’ouvrent sur la scène suivante : en pleine nuit, une adolescente
se promène, solitaire et nue, sur les plaines d’Abraham, mais se dépêche de se
rhabiller « au premier son de moteur ». Tout est là, il y a chez Riki
(ainsi la surnomme-t-on) une révolte très forte, mais une révolte qui se
cherche et qui ne s’assume pas vraiment.
Quand elle était enfant, ses
parents ne s’intéressaient pas à elle. Elle ne fut jamais un « enfant trait
d’union », les yeux de son père ne la « réfléchiss[a]nt » pas. Son père, un
célèbre chirurgien, et sa mère, une Polonaise rescapée des camps nazis, forment
un couple fusionnel dont elle est exclue. Tout ce qu’il lui demande, c’est d’éviter
de faire ombrage à leur réputation, si importante dans la haute-bourgeoisie de
Québec. La jeune fille fera tout en son
possible pour les provoquer, au grand désarroi de sa famille. « Madame sa mère
et madame la mère de son père » pensent qu’elle est folle et la forcent à
consulter : « Je suis, dit mon psychiatre, rêveuse, idéaliste, et je
suis, dit l’assistante sociale, pleine de bon vouloir… » Les intervenants
suggèrent de l’envoyer en Europe. Elle n’a que 16 ans et on la parachute chez
une amie parisienne de la famille : elle doit suivre un cours où l’on
enseigne les bonnes manières aux jeunes filles de bonne famille. Elle abandonne
rapidement le cours et sa pension de famille, vagabonde, passe ses nuits dans des
cafés, court aux spectacles, pose nue, s’improvise mannequin et connait
quelques aventures sexuelles. Elle est amoureuse d’un étudiant juif (André) qui
l’héberge mais refuse de coucher avec elle.
Mis au fait de ses frasques, ses parents chargent un attaché d’ambassade
de la récupérer et la réexpédier au Québec. Elle continue de leur mener une vie
d’enfer, cherchant par tous les moyens à les atteindre. Elle fréquente les
milieux gauchistes, se promène nue sur les Plaines d’Abraham, flirte avec un
touriste qui a deux fois son âge...
L’auteure tente,
tant bien que mal, d'associer la situation nationale à celle
de la jeune fille. « Nous admîmes
que notre nation agonisante agonisait en beauté, qu’après avoir descendu Wolfe,
(sa statue) il convenait de pulvériser Montcalm (sa statue) en signe
d'acceptation de notre destinée. Nous allâmes jusqu’à déclarer impérative la
dispersion des Canadiens-français, à l'instar des Irlandais, des Arméniens et
des Grecs qui ne se survivent qu'en se greffant sur d'autres peuples. Ayant
ainsi palabré gentiment, nous nous séparâmes. Je ne manquai point cependant de
leur dire qu'hier, désireuse de manifester sous la lune notre désarroi
collectif, je m'étais promenée toute nue comme au premier jour du monde, sur
les bords escarpés du Saint-Laurent (au majestueux cours). » Le parallèle entre son état d’esprit et son errance dans la ville de Québec
(ses remparts, ses rues étroites, les marques de son histoire…) est un peu plus
réussie, même si…
Le roman est constitué de courtes séquences dans lesquelles alternent des événements qui appartiennent à trois époques : la vie présente à Québec, l’année passée à Paris et les souvenirs d’enfance. Le tout est habilement lié. L’écriture est riche, métaphorique. Il faut ranger le roman de
Maillet à côté de ceux des Blais, Ducharme, Aquin. Il procède du même désir de
déboulonner toutes les statues, sans parvenir à une aussi grande réussite,
peut-être parce que la révolte du personnage - une privilégiée, comme on le lui
fait remarquer - ratisse trop
large : familial, politique, social, religieuse, existentialiste,
féministe. D’ailleurs, le personnage n’évolue pas et le roman n’a pas vraiment
de fin. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant.
Extrait
À la deuxième ou troisième fausse
couche de ma mère, j’avais six ans, on m'a mise chez les sœurs en pension. J'y
suis demeurée trois mois, docteur, et puis, j'en suis sortie avec la rougeole.
Du couvent à l'hôpital, de l'hôpital à tante Nicole, de tante Nicole à tante
Marielle, puis retour à la maison, cette fois avec ma grand-mère qui s'y
installa pour toujours. Et puis, re-fausses couches, re-deuils. J'ai vécu
entourée de petits fantômes. Lorsqu’ils naissaient, à trois ou quatre mois, on
donnait des noms aux bébés, on les ondoyait. Ma mère l'exigeait, semble-t-il.
* * *
... alors, André, je t'écris
peut-être pour te dire adieu. Qu’importe que ma famille soit telle qu’elle me semble
ou au contraire bien différente; c'est ce que j'éprouve qui compte. Aux yeux de
ces gens-là, je suis ingrate, féroce ou indifférente. Je lis dans leur pensée que
je suis l'enfant anormale d’une mère anormale. Ils ne se disent pas qu'ailleurs
on la considère comme le parangon de l'héroïsme et de la sainteté. L'opinion qu’ils
nourrissent contre elle, compte seule. Chaque fois qu'entre mon père et ma mère
s'échange une caresse discrète, rapide, furtive, ma grand-mère tressaille de
dépit. Mes tantes ne parlent jamais de ma mère autrement qu’avec une compassion
ironique. De même lorsqu’elles lui adressent la parole. Sauf devant mon père.
Ma mère ne fait de reproches à personne. Elle passe ses nerfs sur moi...
Boit-elle autant que mes tantes et ma grand-mère le prétendent quand elles font
exprès de chuchoter bien fort et bien distinctement entre elles pour que je ne
perde pas un mot de leurs médisances? Si ma grand-mère était impeccable, son
second mari vivrait-il en Floride avec une gouvernante de trente ans sa cadette
? Je me pose la question quand ma mère s'écrie : « Tu es ma fille! Je suis
responsable de tes actes. Tout retombera sur ma pauvre âme. Mais Seigneur !
Comment vous ai-je donc offensé? » (p. 117-118)
Voir aussi
Les Montréalais