LIVRES À VENDRE

27 février 2015

Les Remparts de Québec

I
Andrée Maillet, Les Remparts de Québec, Montréal, Les Éditions de Jour, 1965, 185 pages.

Voici un roman qui s’inscrit dans l’esprit de la Révolution tranquille, par le ton du moins. L’auteure démontre une grande liberté dans l’utilisation du langage et des formes romanesques. L’intrigue étant très mince, l’essentiel tient au discours fiévreux d’une adolescente malheureuse de dix-sept ans. Le roman et chacun des chapitres s’ouvrent sur la scène suivante : en pleine nuit, une adolescente se promène, solitaire et nue, sur les plaines d’Abraham, mais se dépêche de se rhabiller « au premier son de moteur ». Tout est là, il y a chez Riki (ainsi la surnomme-t-on) une révolte très forte, mais une révolte qui se cherche et qui ne s’assume pas vraiment.

Quand elle était enfant, ses parents ne s’intéressaient pas à elle. Elle ne fut jamais un « enfant trait d’union », les yeux de son père ne la « réfléchiss[a]nt » pas. Son père, un célèbre chirurgien, et sa mère, une Polonaise rescapée des camps nazis, forment un couple fusionnel dont elle est exclue. Tout ce qu’il lui demande, c’est d’éviter de faire ombrage à leur réputation, si importante dans la haute-bourgeoisie de Québec.  La jeune fille fera tout en son possible pour les provoquer, au grand désarroi de sa famille. « Madame sa mère et madame la mère de son père » pensent qu’elle est folle et la forcent à consulter : « Je suis, dit mon psychiatre, rêveuse, idéaliste, et je suis, dit l’assistante sociale, pleine de bon vouloir… » Les intervenants suggèrent de l’envoyer en Europe. Elle n’a que 16 ans et on la parachute chez une amie parisienne de la famille : elle doit suivre un cours où l’on enseigne les bonnes manières aux jeunes filles de bonne famille. Elle abandonne rapidement le cours et sa pension de famille, vagabonde, passe ses nuits dans des cafés, court aux spectacles, pose nue, s’improvise mannequin et connait quelques aventures sexuelles. Elle est amoureuse d’un étudiant juif (André) qui l’héberge mais refuse de coucher avec elle.  Mis au fait de ses frasques, ses parents chargent un attaché d’ambassade de la récupérer et la réexpédier au Québec. Elle continue de leur mener une vie d’enfer, cherchant par tous les moyens à les atteindre. Elle fréquente les milieux gauchistes, se promène nue sur les Plaines d’Abraham, flirte avec un touriste qui a deux fois son âge...

L’auteure tente, tant bien que mal, d'associer la situation nationale à celle de la jeune fille.  « Nous admîmes que notre nation agonisante agonisait en beauté, qu’après avoir descendu Wolfe, (sa statue) il convenait de pulvériser Montcalm (sa statue) en signe d'acceptation de notre destinée. Nous allâmes jusqu’à déclarer impérative la dispersion des Canadiens-français, à l'instar des Irlandais, des Arméniens et des Grecs qui ne se survivent qu'en se greffant sur d'autres peuples. Ayant ainsi palabré gentiment, nous nous séparâmes. Je ne manquai point cependant de leur dire qu'hier, désireuse de manifester sous la lune notre désarroi collectif, je m'étais promenée toute nue comme au premier jour du monde, sur les bords escarpés du Saint-Laurent (au majestueux cours). » Le parallèle entre son état d’esprit et son errance dans la ville de Québec (ses remparts, ses rues étroites, les marques de son histoire…) est un peu plus réussie, même si… 

Le roman est constitué de courtes séquences dans lesquelles alternent des événements qui appartiennent à trois époques : la vie présente à Québec, l’année passée à Paris et les souvenirs d’enfance. Le tout est habilement lié. L’écriture est riche, métaphorique. Il faut ranger le roman de Maillet à côté de ceux des Blais, Ducharme, Aquin. Il procède du même désir de déboulonner toutes les statues, sans parvenir à une aussi grande réussite, peut-être parce que la révolte du personnage - une privilégiée, comme on le lui fait remarquer -  ratisse trop large : familial, politique, social, religieuse, existentialiste, féministe. D’ailleurs, le personnage n’évolue pas et le roman n’a pas vraiment de fin. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant.

Extrait
À la deuxième ou troisième fausse couche de ma mère, j’avais six ans, on m'a mise chez les sœurs en pension. J'y suis demeurée trois mois, docteur, et puis, j'en suis sortie avec la rougeole. Du couvent à l'hôpital, de l'hôpital à tante Nicole, de tante Nicole à tante Marielle, puis retour à la maison, cette fois avec ma grand-mère qui s'y installa pour toujours. Et puis, re-fausses couches, re-deuils. J'ai vécu entourée de petits fantômes. Lorsqu’ils naissaient, à trois ou quatre mois, on donnait des noms aux bébés, on les ondoyait. Ma mère l'exigeait, semble-t-il.

* * *

... alors, André, je t'écris peut-être pour te dire adieu. Qu’importe que ma famille soit telle qu’elle me semble ou au contraire bien différente; c'est ce que j'éprouve qui compte. Aux yeux de ces gens-là, je suis ingrate, féroce ou indifférente. Je lis dans leur pensée que je suis l'enfant anormale d’une mère anormale. Ils ne se disent pas qu'ailleurs on la considère comme le parangon de l'héroïsme et de la sainteté. L'opinion qu’ils nourrissent contre elle, compte seule. Chaque fois qu'entre mon père et ma mère s'échange une caresse discrète, rapide, furtive, ma grand-mère tressaille de dépit. Mes tantes ne parlent jamais de ma mère autrement qu’avec une compassion ironique. De même lorsqu’elles lui adressent la parole. Sauf devant mon père. Ma mère ne fait de reproches à personne. Elle passe ses nerfs sur moi... Boit-elle autant que mes tantes et ma grand-mère le prétendent quand elles font exprès de chuchoter bien fort et bien distinctement entre elles pour que je ne perde pas un mot de leurs médisances? Si ma grand-mère était impeccable, son second mari vivrait-il en Floride avec une gouvernante de trente ans sa cadette ? Je me pose la question quand ma mère s'écrie : « Tu es ma fille! Je suis responsable de tes actes. Tout retombera sur ma pauvre âme. Mais Seigneur ! Comment vous ai-je donc offensé? » (p. 117-118)

Voir aussi
Les Montréalais

20 février 2015

Le Jour est noir

Marie-Claire Blais, Le Jour est noir, Montréal, Éditions du jour, 1961, 123 pages.

Si je me fie à ce site (Le Passe mot de Venise), Le Jour est noir n’a pas reçu un très bon accueil de la critique lors de sa parution. Et pour cause. Ce que j’écrivais sur Tête blanche, je pourrais le reprendre ici : « Les premiers livres de Marie-Claire Blais sont très sombres. On n’y trouve pas l’ironie qui allège Une saison dans la vie d’Emmanuel. Les enfants sont laissés à eux-mêmes, ignorés par des adultes perdus dans leurs propres problèmes. » Je pourrais aussi reprendre ce passage que j’écrivais sur La Belle bête : « On sent l’influence d’Anne Hébert (Le Torrent) […] et ce, non seulement à cause des thèmes en commun. Blais écrit aussi une histoire qui n’est pas ancrée dans la réalité québécoise (et dans la réalité tout court), et use d’un style littéraire qui se veut poétique. L’histoire de Blais est trop schématique pour qu’on y croie vraiment… »

On découvre les quatre personnages principaux dans un long prologue de 14 pages. Ils ont entre 13 et 15 ans et forment déjà des couples : celui de Raphaël et Marie-Christine et celui de José et Yance. À travers leurs dialogues et quelques passages descriptifs, le narrateur relate leur première expérience amoureuse, sexuelle et désastreuse dans le cas du premier couple, tout en douceur pour le second. Inutile de résumer en détail le reste du récit : on retrouve les mêmes personnages – et quelques autres dont la sœur de Raphael et Yance - à des âges différents de leur vie. Et toutes les désillusions amoureuses qu’on puisse imaginer : des couples qui se brisent et se refont; des enfants qui repassent dans leurs pas; des hommes, les violents comme les faibles, qui détruisent les femmes; celles-ci qui détruisent leurs enfants. Femme insatisfaite, mari infidèle, homme immature et lâche, mère indigne...

On sait comme le thème de l’enfant qui ne veut pas devenir adulte est important dans la littérature des années soixante. Marie-Claire Blais fut sans doute une des premières à se l’approprier : « Quand il commencera à mourir pour moi, ses maîtresses passées lui deviendront étrangement vivantes. Dans les rues de ma ville, j'envie les êtres qui n'appartiennent pas à la même existence que moi. J'envie tous ceux qui n'ont pas encore mis le pied dans le temps, les êtres inachevés dans leur propre plénitude: les enfants. Je regrette de ne pas être cette adolescente à jupe rouge et aux bas noirs qui rit, appuyée aux bras d'un garçon de son âge, sans savoir qu'elle sera seule bientôt, dès qu'elle deviendra une femme. Je songe aux dimensions diaboliques que prendra le monde pour elle. » (p. 59)

Il y a bien une tentative de prolonger le thème, de lui donner une assise sociale, mais dans ce roman poétique, le lien semble trop rare et trop mince : « L'enfant sur mon cœur, l'interrogation de Raphaël devant l'avenir et le présent se fait mienne. Je ne suis plus en confiance avec la génération que porte ma fille sous son front innocent. Une nuit sans réveil se profile devant moi: sommes-nous condamnés à mourir ? Sommes-nous la génération ténébreuse et choisie pour assister à la fin de l'univers ? Ce doute n'est-il qu'un pressentiment d'une horrible fatalité ? Raphaël est cynique à cause de la peur. Josué est faible pour la même raison. Est-ce une ridicule panique devant sa propre mort ? Sa pauvre petite mort ? Il est vrai que les êtres de notre génération souffrent d'avancer dans un siècle de destruction. Ils préfèrent soudain ne pas avoir de siècle. Délibérément ils choisissent des gouffres à la taille de leurs rêves. » (p. 50)

Il est toujours difficile de critiquer une auteure de l’envergure de Marie Claire Blais. Avec très peu de matériaux autres que littéraires, Marie-Claire Blais parie que le roman puisse tenir par la force du style. Malheureusement, on finit par se lasser de ces personnages désincarnés qui sont plus des figures littéraires que des personnes. Mais, comme les deux citations ci-dessus et l'extrait le démontrent de façon magistrale, Marie-Claire Blais, c’est un style... et son prochain roman ne sera rien d’autre qu’un chef-d’œuvre de la littérature québécoise. Comme quoi, mêmes les plus grands doivent se « faire la main ». Comment ne pas lui pardonner tout le reste?

Extrait

J’ai senti une flamme de vie à ma taille, j’ai écouté battre toute l’âme d’une enfant dans mes veines, et l’amour dans mon cœur, je suis vivante, saine et raisonnable à ma façon, mais Josué est le reflet qui se multiplie, la nuit désarticulée en fantômes : il approche les hommes et les choses sans les connaitre. Il vit dans une fugue continuelle. Il est venu vers moi pour m’entraîner dans son pays de brumes et de dangereuses féeries, il a caressé mon corps avec des mains innocentes et j’aurais dû comprendre dès le début que cette innocence me tuerait puisqu'elle était plus perfide qu’un maléfice. Oh ! Enfant malade loin de mon cœur ! Oh ! l’homme démuni que l’on regarde avec des yeux pleins de larmes! Penchée sur le visage indifférent de Josué, je sais que je ne l’ai pas choisi mais qu’il m’a choisie pour le pire. Le jeune homme des ombres, si attirant parce qu’il était inhumain de candeur, ne me laissera que la maison d’odeurs et de songes, peu de choses vraies: il me laissera une petite fille sans consistance comme lui, une fleur seulement faite d’un peu de rosée. » (p. 62)

13 février 2015

Jolis deuils


Roch Carrier, Jolis Deuils, Montréal, Les romanciers du jour, 1964, 157 pages.

Disons-le d’emblée, ces 25 petits contes, dont la plupart ne font pas plus de trois pages, sont très réussis. Carrier fait preuve d’une imagination qui surprendra tous ceux et celles qui s’en seraient tenus à ses principales œuvres, plus réalistes : « La guerre, yes Sir », « Il n’y a pas de pays sans grand-père ». Comme le recueil est encore disponible sur le marché, je vais me contenter d’énoncer le point de départ de chacune de ces « Petites tragédies pour adultes ».

L'oiseau  Si une période de glaciation nous tombait abruptement dessus...

La tête  C’est ce qui arrive quand on prend au pied de la lettre l’expression « perdre la tête ».

La jeune fille  Tout le monde suit la jeune fille nue.

Le destin  Un empereur, qui a fait ériger une statue de sa personne sur la place publique, tue tous ceux qui n’arrivent pas à empêcher les oiseaux de la souiller.

Les pommes  Un marchand ambulant vend des pommes miraculeuses qui ont le pouvoir d’exaucer les rêves de celui qui en tranche une. 

L'encre  La plume du général qui signe un traité de paix se met à cracher de l’encre. Le parchemin, le bureau, l’immeuble, la ville, le pays, tout est envahi.

Un dompteur de lions  Jamais une bête ne lui a résisté jusqu’à ce qu’il rencontre Boum, le lion rebelle.

L'eau  Contrairement à son mari, Victorine ne dort pas. Elle entend une goutte d’eau qui dégouline. Puis plusieurs gouttes d’eau.

Le revolver  Jack-le-poignard est chargé de tuer la femme d’un riche. Mais la femme est si belle...

La création  Dieu est condamné pour avoir fait sauter un édifice à l’explosif.

L'amour des bêtes  Un jour, Boby devient oiseau.

Les pas  En revenant chez lui, un homme constate que sa demeure et son village sont disparus.

Histoire d'amour  Un pompier sauve une jeune fille qui, pour guérir ses insomnies, se concentre sur la fumée, au lieu de compter des moutons. 

Le réveille-matin  Le réveille-matin petit à petit devient maître de la maison.

La fin  Un homme découvre, en écoutant la radio, qu’il est mort.

L'invention  Le professeur Mac Anton a construit un moteur révolutionnaire.

La science  Ouke frappe depuis toujours à l’une des 3333 portes de la science. Son problème : il n’a pas de mémoire.

L'ouvrier modèle  Un ouvrier, chargé de faire briller la plaque de cuivre sur laquelle est gravé le nom de son patron, finit par user ses mains, ses bras, ses jambes.

L'âge d'or  On découvre de l’or dans une ville. Il y en a tant et tant que tout devient or.

La paix  Un vieux soldat regarde le monde depuis sa fenêtre, impassible. Une vieille dame passe tous les jours en faisant résonner ses sabots.

Le téléphone  Un téléphoniste est chargé de répondre que son patron est en mission d’affaires aux îles Canaries.

Magie noire   Un hôtelier finit par accepter un Noir dans son hôtel.

Le métro  Le narrateur découvre qu’il n’y a plus que des vieux dans la ville, à commencer par lui-même.

La robe  Une robe de mariée au pouvoir étrange trône dans une vitrine.

Le pain  Un étranger fraîchement débarqué est engagé comme balayeur. Le problème : personne ne vient lui dire que le soir, il faut s’arrêter.


Le titre suggère l’ironie de ces petits contes. La plupart se terminent mal, mais souvent la chute, ou même le développement, font sourire, surtout quand la bêtise humaine sert d’amorce. En fait, le merveilleux, mais aussi l’absurdité et l’exagération désamorcent l’effet dramatique. 

La recette est connue, mais encore faut-il savoir l’appliquer avec talent. Tantôt Carrier démarre avec une situation hypothétique qu’il pousse jusqu’à l’absurde (La tête, L’oiseau, Les pas, Le métro), tantôt il fait en sorte qu’une situation plausible dérape (L’eau, La paix), ou il raconte tout simplement un fait impossible (Les pommes, L’encre, La fin). Il aime beaucoup les histoires qui tournent en rond (L’encre, Le téléphone, La création, L’âge d’or) et les retournements de situation (Un dompteur de lions, L’amour des bêtes, La paix), Certaines histoires ont une portée sociale (l’abus de pouvoir, l’exploitation de l’ouvrier, la bêtise des puissants) et pourraient être lues comme des allégories (Le destin, L’ouvrier modèle, Le téléphone). On pense à Alphonse Allais, Marcel Aymé, Italo Calvino et, pourquoi pas, au Voltaire de Candide.

6 février 2015

Le Député

Charlotte Savary, Le député, Montréal, Les éditions du jour, 1961, 219 pages.

On est en 1938. Les trois frères Bouchard font de la politique. Jean-Pierre est député fédéral du comté de Carillon, Antoine est l’avocat du gouvernement et Victor, l’avocat des grandes compagnies. Antoine et Victor, à la solde de politiciens anglais, ont chargé le père Hildebrand de la Croix de convaincre (même de le forcer, quitte à le faire chanter) leur frère Jean-Pierre, député de Carillon, un faible, de présenter une motion qui transférerait les pouvoirs  de l’instruction publique du provincial au fédéral. Le but, c’est d’angliciser le Québec. Comme si on avait décidé, une fois pour toutes, que ce pays sera viable seulement quand tout le monde parlera anglais. Le vieux rêve de Durham. Tout le reste du roman nous décrit les manigances des deux frères, surtout de Victor, pour parvenir à leur fin. Comme la guerre sera bientôt déclarée et qu’il faudra probablement lancer une nouvelle conscription, le projet est renvoyé aux oubliettes. Et qui sera sacrifié sur l’autel du pouvoir? Le naïf Jean-Pierre, bien entendu.

L’image du monde politique est on ne peut plus détestable. Oublions le père Hildebrand qui est une vraie crapule. Les trois frères, eux, sont des arrivistes. Antoine est prêt à tout pour devenir sénateur et Jean-Pierre, ministre. On ne comprend pas toujours les motivations de Jean-Pierre dont l’ambition politique se veut un baume sur ses problèmes conjugaux. Quant à Victor, c’est la griserie du pouvoir qui le motive : il n’hésite pas à sacrifier son propre frère pour assouvir son désir de domination. Parlant de motivation, je dirais que ce qui fait marcher l’un et l’autre n’est pas toujours convaincant. On a du mal à accepter que ces trois hommes puissent vendre les leurs, d’autant plus que leur père était un fervent nationaliste. On voit très peu les personnages qui agissent en amont, donc on ne comprend pas très bien leur plan d’action. Comme Charlotte Savary nous sert dès les premières pages (lire l’extrait) l’enjeu de son roman, tout ce qui suit nous laisse sur notre faim. Il y a beaucoup de raccourcis dans ce roman, trop pour qu’il soit convaincant.

On a droit à la vie familiale des trois frères Bouchard. Et ce qu’on remarque, c’est que les trois mariages battent de l’aile. Les femmes mènent une vie parallèle, complètement coupées du travail de leur mari... et du monde. Chacune s’est réfugiée dans ses propres rêves. Deux d’entre elles sont complètement effacées alors que l’autre s’est lancée dans le théâtre et les amants pendant que son mari (Antoine) folâtre avec sa maitresse. Quant aux enfants, laissés à eux-mêmes, ils ont l’impression de vivre dans un monde qui ne leur appartient pas, qui leur est étranger.

J’ai déjà blogué quelques romans qui mettent en scène le monde politique : Pour la patrie (1895), L’arriviste (1919),  L’Appel de la race (1922), La Chesnaie (1942). Le roman de Charlotte Savary s’inscrit dans cette lignée.

Extrait
« Ce mot malsonnant de  « nationalisme » écorche les oreilles du fils du docteur Bouchard. Un mot qui résonnait fièrement sur les lèvres de son grand-père, l'instituteur; qui prenait un accent de tendresse dans la bouche de son père, le médecin de campagne. Depuis les jours lointains de son adolescence, il a appris à se méfier du vocable, de l'idée nationaliste. L'indéfinissable malaise qu'il ressent, l'avertit du danger. Jamais le député de Carillon n'a sous-estimé un adversaire. La force que lui donna la certitude de sa petitesse a été, jusqu'ici, le gage de sa réussite. Une fois de plus, Jean-Pierre Bouchard saura se dérober.

— Ce que vous me demandez, mon père, est extrêmement délicat. Présenter à la Chambre des Communes une motion demandant qu'une adresse soit soumise à Sa Majesté, pour amender l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord, la constitution de 1867, de façon à transférer du domaine provincial au domaine fédéral la compétence législative en matière d'instruction publique...

D'une voix monocorde, le représentant de Carillon récite les termes de la motion. Les mots prennent corps en lui, sur ses lèvres. Il ne le savait pas encore, les mots ont une odeur, un visage. Mentalement, il répète : « Une motion pour présenter une adresse au roi d'Angleterre. » Ainsi, seul, le souverain du Royaume-Uni, c’est-à-dire son gouvernement, celui d'une nation étrangère, a le pouvoir d'amender la constitution canadienne.

Jean-Pierre Bouchard rougit comme s'il avait reçu une gifle. La conscience de la sujétion de sa patrie lui fait mal. Mais le regard du moine pèse si lourd, qu'il baisse les yeux pour enchaîner dans un balbutiement:

— Arracher aux provinces l'instruction publique pour la remettre au gouvernement fédéral... C'est contraire toutes nos traditions... La langue française, la religion catholique seront en danger... Pourtant, je désire vous faire plaisir...

— Ne me mêlez pas au débat! Je ne suis que le porte-parole d'une jeunesse désireuse de trouver le moyen de réaliser un idéal élevé. À qui s'adresser si ce n'est à un député de langue française, l'un des nôtres. Je ne veux pas vous importuner, monsieur Bouchard, vous réfléchirez à mes propositions... Je sais qu'on ne fait jamais appel en vain à votre sens de la justice... » (p. 9-10)