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20 septembre 2010

Regards et jeux dans l’espace

Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, Montréal, Chez l’auteur, 1937, 84 pages.

Hector de Saint-Denys Garneau et Regards et jeux dans l’espace ont marqué l’histoire de la poésie québécoise. Alors que le Québec  est enlisé dans la poésie régionaliste et dans l’esthétique romantico-parnassienne, Garneau innove en proposant une poésie moderne, à l’heure de l’Europe : il a lu les surréalistes et Éluard, mais aussi Reverdy et Supervielle. Froissé par la réception critique de son livre, il le retire du marché, abandonne progressivement ses activités littéraires, quitte la ville pour se réfugier à Sainte-Catherine-de-Fossambault, là où vit également sa petite cousine, Anne Hébert. La publication posthume des Solitudes et de son Journal témoigne d’une recherche spirituelle exigeante, mais aussi d’une culpabilité destructrice. Accuser la société québécoise de l’époque, ses amis intellectuels n’ont pas manqué de le faire. Garneau est mort à 31 ans.

Le recueil contient sept parties : Jeux, Enfants, Esquisses en plein air, Deux paysages, De gris en plus noir, Faction, Sans titre. Ce fort découpage n’est pas innocent : déjà à travers les titres, on perçoit une progression... ou une régression. Garneau raconte l’aventure d’un être qui perd lentement ses repères, se décompose devant nous, se retire, s’efface. Non pas que tout soit beau au début et pathétique à la fin, Garneau est plus nuancé que cela, comme en témoigne l'être en « équilibre impondérable » du poème liminaire.

Jeux s'ouvre sur la joie malicieuse des enfants à construire le monde, comme le poète le fait avec les mots : « Un enfant est en train de bâtir un village / C'est une ville, un comté / Et qui sait / Tantôt l'univers. » Cependant le jeu résiste mal à l’épreuve de la réalité : « Mes enfants vous dansez mal / Il faut dire qu'il est difficile de danser ici / Dans ce manque d'air / Ici sans espace qui est toute la danse. » Garneau laisse entendre que c’est l’entourage étriqué qui s'oppose à l'imaginaire débridé de l'enfant-poète.

Dans Enfants, les petits bâtisseurs sont devenus des « petits monstres » fuyants, insaisissables, déjà en retrait du monde adulte : « Il s'agit de ne pas lui faire peur / C'est un oiseau / C'est un colimaçon. »

Dans Esquisses en plein air, le poète esseulé se plonge dans la contemplation de paysages qui exultent de lumière : « Ô mes yeux ce matin grands comme des rivières / Ô l'onde de mes yeux prêts à tout refléter ». Il se laisse imprégner par ce qu'il est en train de contempler : « Toute la respiration des champs a trouvé ce petit ruisseau vert de son pour sortir / A découvert / Cette voix verte presque marine / Et soupiré un son tout frais / Par une flûte. » C'est en quelque sorte la voix d’une nature magnifiée par l’art qu'il essaie de rendre dans ses poèmes. Soulignons l'absence de toute présence humaine dans cette partie.

Pourtant, le jeu, la contemplation ou la communion avec la nature ne réussiront pas à conjurer ses démons intérieurs. Une faille (Deux paysages) est apparue dans l’équilibre précaire qu’il s'est construit. Tout paysage a son revers; toute montagne a deux versants : « Un de fleurs fraîches dans la lumière / … / Un sans couleur ni de visage ». Dans De gris en plus noir, le poète, replié dans sa « maison fermée », broie du noir, combat le froid, alors que le feu menace à tout moment de s’éteindre. Dehors, son havre de paix a beaucoup changé : « les grands arbres […] étouffent / Les bras ouverts / Pour un peu d’air »; « Les bêtes ont les yeux effarés / Les oiseaux sont égarés. »

Tout charme étant définitivement rompu (Sans titre), c’est la chute progressive vers l’impuissance, l’incompréhension, la peur. « Mais non, tu sais bien que j'avais peur / Que je n'osais faire un mouvement / Ni rien entendre / Ni rien dire / De peur de m'éveiller complètement ». C’est la fermeture à l’autre, tenu à distance : « Moi ce n'est que pour vous aimer / Pour vous voir / Et pour aimer vous voir / Moi ça n'est pas pour vous parler / Ça n'est pas pour des échanges / conversations / Ceci livré, cela retenu / Pour ces compromissions de nos dons ». C’est le repli stoïque d’un être dévoré de l’intérieur par un oiseau carnassier. « Je suis une cage d'oiseau / Une cage d'os / Avec un oiseau / L'oiseau dans ma cage d'os / C'est la mort qui fait son nid ». 

Dans Faction, le poète a cessé d’habiter le monde. « Un homme d'un certain âge / Plutôt jeune et plutôt vieux / Portant des yeux préoccupés / Et des lunettes sans couleur / Est assis au pied d'un mur / Au pied d'un mur en face d'un mur ». Il attend, impassible, ayant cessé de croire à l’art, l’esprit rivé vers quelques vagues espoirs qui ne semblent pas d’ordre terrestre : « On a décidé de lâcher la nuit sur la terre / Quand on sait ce que c'est / Et de prendre sa faction solitaire / Pour une étoile / encore qui n'est pas sûre / Qui sera peut-être une étoile filante / Ou bien le faux éclair d'une illusion ». 

Dans le dernier poème, « Accompagnement », le poète s’est dédoublé : « Je marche à côté de moi en joie ». Par divers moyens, il essaie de reprendre contact avec son « ancien moi », ce double qui l’accompagne : « Je me contente pour le moment de cette compagnie / Mais je machine en secret des échanges / Par toutes sortes d'opérations, des alchimies, / Par des transfusions de sang / Des déménagements d'atomes / par des jeux d'équilibre ». Dans le futur, il se croit même capable de redevenir l’être de joie qui marche à ses côtés, ce qui reste problématique puisque cette « transposition » implique un retour en arrière, donc le déni de ce qu’il est devenu  : « Afin qu'un jour, transposé, / Je sois porté par la danse de ces pas de joie / Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi / Avec la perte de mon pas perdu / s'étiolant à ma gauche / Sous les pieds d'un étranger / qui prend une rue transversale. »

Regards et jeux dans l’espace fait appel à une riche symbolique (l’eau, l’arbre, le soleil, les mains, les fontaines, l’oiseau…), le style est très dépouillé, parfois à la limite de la rectitude syntaxique. Garneau disait de ses poèmes que « leur charme procède d'une certaine mélancolie poétique fluente. Ils sont attachants par un certain sens de l'irrémédiable. » 

Regards et jeux dans l’espace est peut-être bien le recueil phare de la poésie québécoise. Après une période de désaffection, dans les années 60, l’œuvre de Garneau a retrouvé sa place, d’autant plus facilement que son esthétique est proche de la sensibilité contemporaine. On ne compte plus les études, souvent le fait de poètes, sur Garneau. Deux éditions de ses œuvres complètes ont été réalisées : celle de Jacques Brault et Benoit Lacroix et celle de Gisèle Huot. Je regrette qu’en 1949 ses amis n’aient pas opté pour une édition séparée des Solitudes. Il me semble qu’on nous a privés d’un livre (c’est le bibliophile qui parle) et, dans une certaine mesure, qu’on a dénaturé Regards et jeux dans l’espace, le seul recueil publié sous la surveillance de l’auteur.

Regards et jeux dans l’espace a été tiré à 1000 copies, ce qui peut sembler beaucoup pour un recueil à l’époque. Ce sont les parents de Garneau qui ont financé l’entreprise. Peu d’exemplaires ont été vendus et les invendus se sont retrouvés au sous-sol de la maison familiale à Wesmount. On sait aussi – c’est son frère qui l’a raconté – que Garneau fut surpris par son père en train de brûler les invendus. D'après Michel Biron, (De Saint-Denys Garneau, 2015), environ 200 livres auraient été sauvés des flammes et remis sur le marché par les Éditions de l’Arbre à la mort de l’auteur.

Saint-Denys Garneau sur Laurentiana
Regards et Jeux dans l'espace
« Cage d'oiseau »
De Saint-Denys Garneau
Journal

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