LIVRES À VENDRE

30 novembre 2009

Carquois

Albert Pelletier, Carquois, Montréal, Albert Lévesque, 1931, 217 pages.

Albert Pelletier (le père de Gilles et Denise) s’est surtout fait connaître comme l’éditeur courageux des éditions du Totem. C’est lui qui a publié Claude-Henri Grignon, Medjé Vézina et Jean-Charles Harvey au début des années 1930. Avant de se lancer dans l’édition, il était devenu un critique redouté, ne craignant pas de s’opposer aux grands bonzes que furent Camille Roy ou Louis Dantin. Il a publié deux recueils de critiques chez l’autre Albert, Lévesque celui-là (le père de Raymond) : Carquois (1931) et Égrappages (1933).

Carquois contient les dix chapitres suivants : « Littérature nationale et Nationalisme littéraire », « L'homme qui va », « Le secret de Lindbergh », « Poètes de l'Amérique française », « La flamme ardente », « Poèmes de jeunes filles », « L'offrande aux vierges folles et À l'ombre de l'Orford », « Littérature pour les enfants », « Les pierres de mon champ », « En guettant les ours ». C’est le sixième qui m’intéresse, soit « Poèmes de jeunes filles », dans lequel il critique Tout n’est pas dit de Jovette Bernier, La Course dans l’aurore d’Éva Senécal, Poèmes d’Alice Lemieux et L’Immortel adolescent de Simone Routier.

« Ces quatre livres pleins de poèmes me donnent l'impression de quatre ramiers chargés d'oiseaux. Impression de nature, comme du reste un grand nombre de ces feuillets, qui suffit à nous tenir sous charme. ». Ainsi débute sa critique plutôt sympathique à l’égard des apprenties écrivaines. Il faut dire que Pelletier, dans le débat sur la nationalisation de la littérature, défendait la thèse de l’ouverture. Et le fait que ces jeunes auteures laissent de côté les vieux thèmes rabâchés était de nature à lui plaire. Pelletier, qui file la métaphore sur les oiseaux pendant trois pages, finit par dire : « Car la faiblesse de ce monde charmant, qui chantonne avec grande aisance et beaucoup de grâce, c'est d’improviser presque toujours, et sur des sujets qui finissent par sembler invariables. »

Critique sympathique certes, mais non complaisante! Pelletier reproche à ce type de poésie, héritée du Parnasse, de tout sacrifier au style et de ne laisser aucune place au sujet. S’en suit une assez longue digression sur sa conception de la poésie : « Cela revient à dire que l'art du poète est avant tout d'imaginer et d'agencer, de la façon la plus logique et la plus parfaite possible, des faits, des idées, des sentiments, en vue d'une impression à créer; et que ce travail très intellectuel n'est pas seulement préliminaire et transitoire, mais doit se continuer dans la combinaison de tous les éléments qui composent le poème, et se perpétuer même dans les corrections et retouches, ou l'effort final vers la perfection. En poésie aussi bien qu'en prose, c'est là l'essence même de l'art littéraire; et l'habileté grammaticale, la science du vers, les théories d'écoles, la richesse du vocabulaire, et le reste, ne sont que d'utiles adjuvants. »

On en vient aux auteures. Pelletier préfère Bernier aux trois autres. « Sans doute les arcanes infinies de l'art n'ont pas révélé à Mlle Bernier tous leurs secrets. Les matériaux secondaires ont parfois plus d'éclat dans ses poèmes que leur assemblage total et définitif. Si elle se dirige d'ordinaire, sans détours inutiles, vers un terme, il arrive soit qu'elle intervertisse la valeur des étapes, soit qu'arrivée au but, elle s'amuse à le capitonner. Et puis elle a un langage très simple, ce qui est une qualité bien supérieure à la grandiloquence; mais parfois sa versification pourrait être un peu moins ingénue. Elle n'en reste pas moins, et avec assez d'évidence, la moins vague parmi ses concurrentes, la plus artiste, en même temps que la plus sincère et la plus personnelle. N'est-elle pas même la seule qui fasse ressortir de l'âme de la jeune fille autre chose que ce qui fut dilué par tout le monde depuis le déluge, et à nous le révéler de façon particulière et bien distincte? » S’en suivent des exemples commentés sur ce qu’il avance.

À la Éva Senécal de La Course à l’aurore, Pelletier reconnaît du talent, une « sensibilité […] vive et […] aiguë », « d’une délicatesse touchante » qui devient, malheureusement, « sensiblerie » et même « mièvrerie ». Pour lui, c’est surtout la composition du poème fait défaut : « … une suite de strophes jolies, harmonieuses, souvent éclatantes […] qui semblent parfois étonnées de se trouver ensemble. » Il reproche à la poète de se laisser emporter par les mots.

Il est plus sévère avec Alice Lemieux : « Les Poèmes de mademoiselle Alice Lemieux se distinguent de ceux de mademoiselle Senécal en ce qu’ils nous ne nous laissent pas d’impression, je veux dire d’impression particulière, d’impression autre que l’effet que saurait produire la frimousse d’une première communiante lorsqu’elle est dissimulée sous la blancheur des voiles. » Pour ce qui est du reste, il sert à Lemieux à peu près les mêmes reproches qu’il adressait à Senécal : la composition des poèmes fait défaut parce que l’auteur ne sait pas contenir son imagination, et qu’il ne peut y avoir de « perfection dans un poème […] sans l’intervention de l’intelligence régulatrice ».

À Simone Routier, il reproche surtout son style trop inégal : « il est haletant, disjoint, d’une syntaxe souvent embarrassée, fatiguée, clopinante. »

Il conclut ainsi : « Enfin, ces poèmes de jeunes filles, d'un individualisme intense et vivant, n'auront pas tombé en vain dans notre littérature moribonde d'impersonnalités, de généralités, de teintures livresques, de rêveries anonymes. Voici à peine quelques années que leur bon exemple se propage, et déjà le style de nos écrivains s'individualise, s'efforce en vers comme en prose à révéler le filon d'authentiques valeurs littéraires qu'est le caractère d'un artiste dans un milieu, une époque, un décor, des conditions d'existence déterminées. Et voilà pourquoi il nous faut reconnaître à ces jeunes poétesses le mérite d'avoir rendu à notre littérature un service de primordiale importance. La sincérité des sentiments, la vérité des analyses qui dominent dans chacun de leurs recueils, le lyrisme d'extraction intime qu'on y a très souvent substitué aux traditionnels enthousiasmes de commande et chaleurs d'emprunt, sont peut-être le gain le plus riche d'heureuses conséquences que les lettres canadiennes aient jamais enregistré. »

27 novembre 2009

Poèmes (Lemieux)

Alice Lemieux, Poèmes, Montréal, Librairie d’Action canadienne-française, 1929, 164 pages.


Alice Lemieux décrit avec beaucoup d’insistance le drame de la jeune fille en fleur, thème déjà lu sous la plume de Jovette Bernier, d’Eva Senécal et de Michelle Le Normand. Il semble que cette période, qui va de l’adolescence à la vie adulte, soit toute consacrée à l’attente de l’amour. La rencontre amoureuse, c’est la clef qui ouvre la porte de la vie adulte, qui permet à la jeune fille de devenir une femme, comme s’il était impossible d’entreprendre la « vraie vie » sans un compagnon à ses côtés.


Son recueil, dédié « à sa chère petite sœur », compte cinq parties, séparées par un chiffre romain et une épigraphe. Le poème liminaire, par son lyrisme et son romantisme, donne le ton : « Si je n’ai pas connu le moment idéal / Où l’on fleurit soudain dans une joie entière, / J’aurai porté les flots de toutes les lumières / Au vase parfumé de mon cœur pastoral! »

Pour combler son manque d’amour, la jeune fille se réfugie dans la nature : « Amour, je ne sais rien de tes chères blessures, / Rien des guerres du cœur plus douces que la paix, / Je n’ai vraiment vécu qu’aux bras de la Nature. » Toutes ses énergies semblent emmagasinées pour ce moment où sa vie basculera dans un univers magique : « Je ne sais rien des gestes, des chants et des peines / Qui font l’amour plus cher que tout ce qu’on aimait, / Mais je sais, tant la vie est en moi large et pleine, / Que mon premier baiser d’amour sera parfait. » Il ne faudrait pas croire que cette attente plonge la jeune fille dans le désespoir; au contraire, elle cultive ce sentiment : « Que je vous aime, immense et savoureuse vie, / Dont je demeure inassouvie, / Malgré toute la joie et toute la douleur / Qui vibre au clavier de mon cœur… » Elle aime la nature, la musique, non pas pour elles-mêmes mais parce qu’elles dorent son beau rêve : « Musique, berce-moi, toi qui sais me comprendre! / Dis-moi les mots d’amour que l’on ne m’a pas dits / Et dont j’ai tant besoin, les soirs comme ceux-ci, / Où je suis triste et faible et désireuse et tendre! »

Le sentiment de la nature, déjà présent dans la première partie, devient le sujet de la seconde. Non seulement elle échange des secrets avec la nature, mais elle s’attend à ce que celle-ci insuffle des sentiments amoureux à un hypothétique jeune homme : « Il [le vent] a cueilli les mots que je chantais pour toi, / Et m’a dit qu’il allait les glisser dans ton rêve! » Tout dans la nature parle d’amour, si bien que les deux finissent par se confondre : « Est-il vrai que si tôt ta beauté soit finie, / Été, mon bel été, mon décevant amour? » L’hiver, sans surprise, est associé à la mort : « Qui brisera la solitude / Glacée et mort de l’hiver? »

Dans la troisième partie, on oublie les amourettes entre violette et ruisseau ou entre papillon et rose : « quelque chose a germé qui s’appelle l’amour ». La jeune poète a fait une éphémère rencontre amoureuse : « Et j’aurai de nouveau l’adorable folie / De vous croire, et pour vous de conserver mon cœur, / Cependant que, déjà, vous aimerez ailleurs! » Elle a semblé vivre un grand bonheur : « Te souviens-tu, chère âme, / Que parfois je tremblais? Que parfois je pleurais / D’avoir tant de bonheur! Et que tu rassurais / de ta force d’amour ma craintive faiblesse? »

La quatrième partie contient six poèmes « inclassables » : un sur les morts, deux sur la fête de Noël, trois sur le sentiment religieux.

Le recueil se termine par un poème détaché de l’ensemble, « Meilleures larmes de ma vie », dans lequel l’auteure s’excuse de tout ce qu’elle n’a pas su chanter : « Ô vous que je n’ai pas chantés, / Moments d’amour et paysages, / Douleurs d’automne et bel été, / Émerveillement des visages ».

Voilà un autre recueil de 150 pages qui aurait pu n’en faire que cinquante. Faut-il le reprocher à l’auteure ou à l’éditeur? Le discours chez Lemieux est pour le moins prolixe, mais  répétitif! Il est difficile de raconter les «premiers amours» sans aucune naïveté et Lemieux n'y échappe pas toujours. En 1929, Alice Lemieux et Simone Routier ont partagé le prix David.

HARMONIE
Loin des cris de la ville et près du chant des nids,
Pour te mieux contempler, jour divin qui finis,
Je suis venue. Et sur l'épaule d'une branche
J’ai renversé mon front pour ne voir que l'azur.

Car vous êtes déjà, soleil fécond et mur,
Parmi les nids du soir, un fruit lourd qui se penche.
Je veux savoir les derniers bruits de la forêt.
Je m'en retournerai quand les chardonnerets

Regagneront leur nid, après la sérénade ;
Quand les nuages bleus traversés de soleil
Seront redevenus sans lumière, et pareils
A des ombres faisant une course nomade.
Je veux que passe en moi chaque vibration
Des clartés du couchant, et que chaque rayon
Qui meurt au bord du soir, meure sous mes paupières.
Je veux que le sommeil vienne éteindre mes yeux
A l’heure où je serai, pour le regard des cieux,
En harmonie avec le repos de la terre. . .
(page 95)

22 novembre 2009

Paragraphes

Alfred Desrochers, Paragraphes, Montréal, L’Action canadienne-française, 1931, 181 pages.

Alfred Desrochers fut plus que le poète d’À l’ombre de l’Orford. Autour des années 1930, il fut un animateur littéraire influent. On ne compte plus les auteurs qui ont entretenu avec lui une correspondance ou un lien littéraire : Choquette, Dantin, Marchand, Rosaire Dion, Grignon, Harvey, Guèvremont… Il a entre autres aidé quelques jeunes femmes à faire leurs premiers pas (en même temps que lui) dans la littérature canadienne-français :   Jovette Bernier, Éva Sénécal et Simone Routier.

Paragraphes porte comme sous-titre : « Interviews littéraires ». Desrochers s'en explique au début de son livre : « J'applique les méthodes du reportage. Je laisse le livre dire tout le bien qu'il pense de lui-même et Je rapporte aussi les aveux qu'il fait, laissant au lecteur — si j'en ai — le soin d'en juger comme bon l'entendra. On se tromperait si l'on voulait voir en ces pages mon opinion personnelle sur les livres que j'interviewe. Un journaliste n'a pas d'opinion, ou s'il en a, elle ne compte pas. Je le répète, j'essaye de comprendre un livre, sans le juger. Et ce me semble quelque peu méritoire, dans un pays où la plupart jugent sans comprendre. On serait aussi dans l'erreur en concluant que les auteurs dont je parle ici sont pour moi les meilleurs de notre temps. Il y en a parmi qui le sont. D'autres y figurent pour aider à établir la moyenne de notre époque. » Notez-le bien : Desrochers n’interviewe pas les auteurs mais les livres. En fait, il pose les questions et donne les réponses.

Paragraphes contient seize articles, la plupart consacrés à des poètes (Choquette, Senécal, Bernier, Routier, Lemieux, Marie Ratté), quelques-uns à des critiques (Harvey, Hébert, Marion), un seul à une romancière (Gaétane Beaulieu). Il a consacré deux articles à Simone Routier, à partir de trois interviews fictives de L’Immortel adolescent et d’une « vraie » interview de l’auteure quand elle a mérité le prix David. Ce sont ces deux articles que je vais présenter dans ce compte rendu.

Comme critique, disons que Desrochers prend beaucoup de place, tellement qu’on ne sait plus très bien par moments s’il parle de l’auteur ou de lui. D’ailleurs il ne cite à peu près jamais les recueils. Comme je l'ai dit, il a mené trois interviews au sujet de L’Immortel Adolescent. La première porte sur les sources d’inspiration de Routier : un mélange de classicisme et de modernité serait à l’origine de cette œuvre. La modernité, il la voit dans la difficulté des relations sociales qui traverse le recueil : « Parlant, tout à l'heure, des jours sombres de la Grande Guerre, j'ai cité l'inquiétude et la tristesse dont l'atmosphère était alors imprégnée, pour justifier mon allure égoïste. » Il voit aussi une influence anglaise dans la propension de l’auteure à doter ses poèmes de « human-interest » [sic]. Il cite, à titre d’exemple, « La lettre », l’un des poèmes « les plus émouvants de notre jeune littérature ».

La deuxième interview porte sur l’expression. La principale qualité formelle du recueil tient à la musicalité. Encore une fois, Desrochers y voit une influence de l’éducation en partie anglaise de l’auteure : « L’expression est neuve chez elle. Tellement qu’on a l’impression, à première vue, que c’est traduit de l’anglais. » Pour Desrochers, nous sommes davantage des Américains que des Latins, ce que Routier a compris. Suit une longue comparaison entre la poésie française et l’anglaise. Desrochers parle aussi du choix de la rime et du rythme particulier de l’œuvre, parfois très proche du monologue intérieur.

La troisième interview porte sur les moyens utilisés par Routier qui expliqueraient son originalité. Il note que l’auteure utilise son expérience de vie et, surtout, qu'elle a appris son métier par la lecture, par « l’imitation consciente » et le pastiche. Dithyrambique, Desrochers conclut : « Vous pouvez, Monsieur, affirmer sans crainte que Mlle Routier est la plus artiste de nos femmes-auteur; qu'elle est même l'unique écrivain-artiste de son sexe au pays. Vous pouvez, bien plus proclamer qu'elle n'a qu'un égal, au point de vue art pur au Canada : Paul Morin. Et si Morin paraît plus habile qu'elle à première vue, c'est qu'il cisèle rarement ce marbre noir qu'est un cœur humain. »

L’autre article consacré à Routier a d’abord paru dans La Tribune de Sherbrooke, le 20 juin 1929. Cette fois-ci, on est devant une véritable interview. Après une courte biographie de Routier, Desrochers raconte sa rencontre décisive avec Paul Morin qui l’aurait encouragée à écrire. Puis il l’interroge sur son art : « Le souvenir est la source de la plupart de mes poèmes. Une impression refoulée me sourd tout à coup en mémoire, sans cause apparente, et avec sa renaissance, un désir, qui devient un besoin, de lui donner une forme poétique. Il n'y a, dans L'Immortel Adolescent, que quelques poèmes d'inspiration immédiate. » Ou encore : « J'aime le vers musical, mais non le vers-fanfare. Peut-être à cause d'un préjugé d'ambiance, je me suis appliquée à assourdir l'éclat de la rime. J'ai tenté d'écrire des vers dont la valeur proviendrait plus du rythme, que de la rime et de l'image. C'est pourquoi, j'ouvrai mes vers de façon telle que les mots en relief sont plutôt à la césure qu'à la rime. » Voici encore : « Maintenant que j'ai fait tout un livre suivant les règles du jeu, il se pourrait que j'use de certaines libertés prosodiques qui me semblent rationnelles, mais ce n'est pas sûr. »

Desrochers n’avait pas encore publié, en 1928, lorsque parut L’Immortel Adolescent. Pourtant, il en parle comme un maître sûr de ses moyens. Comme on peut le constater, il reconnait beaucoup de qualités à L’Immortel Adolescent. Il faut dire que sa référence en poésie, c’est le classicisme. Il voit chez la jeune auteure une audace qu’on perçoit difficilement aujourd’hui.

18 novembre 2009

L’immortel adolescent

Simone Routier, L’immortel Adolescent, Québec, Le Soleil, 1928, 190 pages.

Au début se trouvent deux poèmes détachés de l’ensemble du recueil. Dans le poème éponyme, Simone Routier raconte sa passion pour un « immortel adolescent » qu’elle a « modelé de sa main »? Qui est cet adolescent? Un symbole de sa « Jeunesse »? La source de sa créativité? Dans « Le coffret de mosaïque », elle parle encore d’un « être aimé » qui lui aurait donné un « coffret précieux », une œuvre d’artiste. Le coffret ne contient plus que quelques « visages expirants de courts bonheurs fauchés ».

La première partie, « Fauves entrelacs », nous raconte une histoire d’amour : « J’aime et la beauté du soir chante en moi ». Le bonheur initial est bientôt menacé par l’habitude : « L’habitude est chose terrible, / Existerait-elle entre nous? » Bientôt l’amoureuse constate l’éloignement de l’amoureux : « Tu parais, et cet air de n’être plus à moi // Est là dans ton regard aux douceurs incertaines. » Elle supporte difficilement ses visites de plus en plus espacées. Survient le mot qui annonce la séparation : « Je puis tant connaître de tristesse / Pour ce mot cruel venu de toi ». Et c’est la douleur : « J’ai mis de mes feuilles d’automne / Autour de notre grand portrait / […] // J’ai mis, avec un soin pieux, / Partout de ces feuilles sanglantes / Sur nos heures attendrissantes »

« Sombre apothéose », la deuxième partie, semble en quelque sorte une suite de la première. On croit lire une peine d’amour, avec ses phases de colère, de déni, de désespoir. « Ce clair matin d’automne est maussade à mon cœur » Ou encore : « Mon cœur voudrait mourir de soupir qu’il exhale, / Mourir dans la lueur rouge de ce vieux soir ». L’avant-dernier poème annonce la guérison : « Qui sait? Un de ces jours de soleil langoureux, / L’été s’étonnera de nous voir amoureux… » Dans le dernier poème, « Sagesse », la poète invite le lecteur à « oublie[r] ce qu’[il] vient de lire », comme si elle voulait s’excuser de tant de noirceurs.

En frontispice
La troisième partie, « La flore exubérante », est un recueil en soi. L’épigraphe et le début nous laissent croire que les souvenirs et la mélancolie seront les thèmes. Les premiers poèmes évoquent effectivement des souvenirs perdus qu’elle essaie de ressusciter, mais aussi la conscience qui s’éveille aux fourberies de la vie, le temps qui passe et qui efface ce qui nous est cher, l’enfance qui nous quitte pour toujours. Puis, suivent quelques poèmes qui sont des pastiches de Ronsard, Sei Shenagon, Verhaeren, Morin, Choquette… On trouve aussi 14 haïkus. On comprend que l’œuvre de ces poètes (les coffrets anciens?) l’ont habitée pendant des années : « O les poèmes! / Les poèmes à jamais perdus : / Noirs, rouges ou blêmes, / Au crochet de l’oubli, mol, appendus. » Suit une longue – et émouvante – lettre d’adieu (environ 150 vers) à l’homme qui l’a quittée « au nom de la foi ». Voici la fin dans laquelle elle convie son amoureux à un dernier rendez-vous avant de quitter le pays :

Mais reçois un merci bien tendre d'ici là
Pour l'étonnant bonheur qu'un jour t'auras fait fondre
Sur ma vie. Écris-moi. Tâche d'être heureux, va.
Tu sais ma grande malle est partie! Et partie
La p'tite robe, bleue oui, qui te plaisait tant;
Mais, cher, il reste moi ! Viens demain, je t'en prie.
Je t'aime, amour. Bonsoir. —Il fait nuit maintenant.

Encore une fois, ce chapitre se termine par un message d’espoir : « Tout m'est joie et tendresse aujourd'hui: / Ce soleil mobile sur ma porte, / Ces enfants dont le jeu n'est qu'un cri, / […] / Ce regard des hommes qui vous suit, / Ces couleurs en criarde cohorte […] »

La quatrième partie du recueil « Veines aux reflets variés », offre une série de poèmes de circonstances : l’un est dédié à Paul Morin, l’autre à sa sœur missionnaire, d’autres à Conrad Bernier et Yvonne Printemps, d’autres à ses ancêtres et à son pays, d’autres…

Le recueil avait commencé par un poème dans lequel « l’immortel adolescent » se taisait, laissant toute la place au poète ; il se referme sur un poème intitulé « Où l’adolescent parle enfin », dans lequel on comprend que cet « éternel adolescent » fut sa source d’inspiration.

Voyant ton désarroi si riche, si fécond,
J'ai compris l'avenir qui germerait au fond.

J'ai préféré venir plus tard. Cette puissance,
Ce matin de printemps c'était ma renaissance.

C'était moi près de toi cet ami souriant,
Ce visage de dieu, ce merveilleux passant.

J'ai tenu ton pinceau plus léger et facile;
J'ai de nouveau guidé ta pensée en l'argile;

J'ai fait durer pour toi l'inlassable soleil.
Le pénombre propice et le matin vermeil;

J'ai murmuré parfois dans la voix raffermie
De ton cher violon, de la discrète amie; […]

Aujourd'hui, joignons-nous à l'immense délire;
Tant de nouveaux espoirs vibrent en noire lyre.

Reviens, embrasse-moi jeune amie et souris
Car je suis ta Jeunesse et ton Rêve éblouis.

L’Immortel Adolescent souffre, comme tous les recueils de poèmes de l’époque qui font 150 pages, de redites, de faiblesses. La poésie de Routier n’est certes pas innovatrice, ni par la forme ni par les sujets, mais on sent tout au long la forte personnalité de l’auteure, une certaine authenticité (naïveté, diront d’autres) qui, par moments, peut toucher le lecteur.

14 novembre 2009

Un peu d’angoisse… un peu de fièvre

Eva Senécal, Un peu d’angoisse… un peu de fièvre, Montréal, La Patrie, 1927, 71 pages.

Éva Senécal n’a écrit que deux recueils. Un peu d’angoisse… un peu de fièvre est son premier. Elle n’avait que 22 ans lorsqu’il fut publié. Son second recueil, La Course dans l'aurore (1929), va lui mériter le prix David. Elle a aussi publié deux romans qui vont déclencher un petit scandale dans les années 1930. La bibliothèque de Sherbrooke porte son nom. Françoise Hamel-Beaudoin a écrit sa biographie : La Vie d’Éva Senécal.

Un peu d’angoisse… un peu de fièvre contient quatre parties. Le recueil nous communique l’image d’une jeune fille dont la vie semble assez étriquée. Une jeune fille sans joie.

Les deux premières parties du recueil, « Au rythme de l’heure » et « Un peu d’angoisse » sont très sombres. Un sentiment de tristesse, douloureux, les traverse, même si quelques scènes pastorales mettent un peu de baume au cœur. « La lune, ce soir, dans le ciel chemine. / Elle rit, gamine, / Et ses bons yeux d’astre ont des reflets bleus ». La nature, c’est l’amie qui réconforte : « ma souffrance dort dans l’ombre de la nuit ». Le sentiment de la nature déborde sur la traditionnelle opposition entre la ville et la campagne : « Vous aurez beau vanter vos fêtes, / Vos villes, leurs plaisirs, leurs chants, / L’émoi troublant de vos conquêtes, / J’aime mieux la paix de mes champs. »

La maladie et la mort (l’auteure a souffert de tuberculose) sont omniprésentes : « Moi j'ai cherché pourquoi toutes nos espérances / Ne font germer au cœur que moisson de souffrance; / Pourquoi je suis ainsi sans espoir à vingt ans / Et ne reverrai plus sans doute le printemps. / Mais la vie a gardé pour elle son mystère. / J'ai demandé en vain aux êtres de la terre / De dissiper mon doute et d'appuyer ma foi » Ou encore : « Pendant ses longues nuits, une vision sombre, / Dans ses rêves passait comme une lointaine ombre. / C'était un blanc fantôme avec des yeux éteints / Qui semblait dire: "Enfant, dans le vieux cimetière / Bientôt tu dormiras sous le froid de la terre: / Tes rêves, ta révolte et tes espoirs sont vains". »

Tout est empêchement chez elle : « Lorsque je rêverais de parcourir le monde, / De m’enivrer d’espaces, errante et vagabonde, / Quand palpitent en moi des désirs d’inconnu, / Pourquoi se brise donc mon beau rêve ingénu?... » Ou encore : « Mon pauvre cœur s’est égaré, / Tout effacé, / Dans l’enclos de la Solitude. » L’amour et la sexualité, entre autres, la tétanisent, comme en font foi ces quelques vers du poème « J’ai peur » : « J'ai peur des menteuses promesses / Qu'on nous répète chaque jour; / Des voluptueuses caresses, / Servile rançon de l'amour.// […] J'ai peur des humaines faiblesses / Des langoureux enivrements ».

La troisième partie du recueil, « Un peu de fièvre » est plus réconfortante. La nature devient davantage caressante : « Des baisers troublants / Qu’apporte la brise / La caresse grise / Nos cœurs frémissants. » Les promesses de l’amour semblent une bouée de sauvetage : « Que m'importe aujourd'hui douleur, ennui, tristesse / Et tout ce qui nous fait le cœur lourd, soucieux! / Qu'importe qu'on m'oublie et que l'on me délaisse / Que l'abandon m'entraîne en sa morne détresse / Puisque j'ai vu vos yeux. » Mais quand toute l’expérience amoureuse tient dans un échange de regard…

Bonheur éphémère de l’amour, qui semble davantage rêvé que vécu, si on se fie à la quatrième partie du recueil intitulée « Nostalgies » : « Parmi tout ce monde, en partant, / Moi je ne vous vis qu’un instant ». Le poème dont sont extraits ces deux vers emprunte son exergue à Claude-Maurice Robert : « Peureux devant l’amour qui me tendait la main / J’ai détourné la tête et passé mon chemin. » De l’amour déçu, on glisse vers le plus désespérant désenchantement : « Je suis lasse de croire aux regards, à leurs charmes, / Semant des rêves blonds, des espoirs adorés; […] // Lasse de regarder le monde se griser / De fêtes, de plaisirs, desquels rien, rien ne reste. »

VOS YEUX
J'avais le cœur rempli d'amère solitude
Traînant un morne ennui, lourdement en tous lieux
Mes vingt ans étaient faits de trop de lassitude
J'étais seule toujours parmi la multitude
N'ayant pas vu vos yeux.

Je souffrais de n'avoir personne pour m'entendre
De sentir mon cœur lourd quand tous étaient joyeux
Lorsqu'on parlait d'amour, je croyais bien comprendre
Mais ce n'était qu'un leurre et ce n'était qu'attendre
N'ayant pas vu vos yeux.

Un jour, ce fut divin!... je vous vis sur ma route
Et tout mon cœur ardent battit, mystérieux.
J'avais l'âme ravie, étonnée, en déroute...
Je ne sus même pas qu'elle se donnait toute
Au regard de vos yeux.

Que m'importe aujourd'hui douleur, ennui, tristesse
Et tout ce qui nous fait le cœur lourd, soucieux!
Qu'importe qu'on m'oublie et que l'on me délaisse
Que l'abandon m'entraîne en sa morne détresse
Puisque j'ai vu vos yeux.

Lire un autre poème de Senécal sur le blogue de Lali.

10 novembre 2009

Roulades

Jovette (Jovette-Alice Bernier), Roulades, Rimouski, Imprimerie Vachon, 1924, 102 pages.

« Roulades » : « Ornement de chant, succession de notes chantées rapidement sur une seule syllabe. » (PR) Le recueil contient trois parties. La première s’intitule « Simples roulades », la seconde « Heures bleues » et la troisième « Heures grises ». Sur la couverture, on peut lire cette épigraphe d’Horace : « Hoc erat in votis » (Voilà ce que je désirais.) Dans le premier poème, adressé au lecteur, Bernier lui demande « un sourire indulgent / À la naïveté de ces vers de vingt ans ».

Simples roulades
Elle consacre d’abord un poème à son mère, à sa mère, à sa patrie, à Lozeau récemment décédé. Puis vient une série de poèmes qui parlent d’amour et de bonheur. Cette jeune fille, « chercheuse d’idéal », « indomptable rêveuse », est bien décidée à donner un tour joyeux à sa vie : « C’est là toute ma vie, aimer, chanter sans cesse ». Ses rêves sont des rêves d’amour comme chez toutes les adolescentes : « J’avais rêvé pour vous d’un poème vibrant, / Gracieux, amical, à la rime sonore… » Il y a bien quelques courtes réflexions sur l’amour et la connaissance de soi : « Que savent-ils donc ceux qui n’ont jamais aimé? » Il y a bien aussi quelques querelles d’amoureux : « Pour un simple incident, —un caprice de vous— / Je me souviens qu'un soir, vous me boudiez, l'air fade !... / Parce que j'avais mis pour une promenade / Un chapeau qui n'était pas à votre bon goût. » Il se trouve toujours de beaux sentiments pour les chasser : « Malgré le vent qui rage en ce soir monotone, / Il fait chaud dans mon cœur… doucement il fredonne / De joyeux chants d’amour, d’espérance comblés!... »

Heures bleues
La deuxième partie, sous l’égide de Victor Hugo, célèbre le sentiment de la nature. Tous les motifs romantiques y passent. La nature incite à la rêverie : « Pour l’enivrant plaisir d’errer dans les bois / Seule, je suis partie, en route vers la grève… ». La nature est une consolatrice : « Pour consoler votre âme en pleurs, allez le soir / Promener sous les cieux vos regrets et vos plaintes. ». La nature nous transmet ses états d’âme : « La nature palpite et tous les cœurs sont fous!!! ». La nature nous permet de sentir la présence de Dieu : « Depuis que j’ai cherché le pourquoi du silence / Des grands infinis bleus – gouffre muet – immense! / Où l’œil se perd en Dieu, laissant l’âme au tourment! »


Heures grises
« Au bonheur, j’ai trop cru, j’en ai fait mon délire… / …Un jour le Destin me trahit! / J’ai reconnu sa loi… J’ai compris son empire / Et mon cœur soudain pâlit. » La déception amoureuse, on l’aura deviné, est à l’origine de presque toutes les « heures grises » que la poète évoque : « Que me font ces beaux soirs de clartés opalines / Où la lune rayonne en des lueurs divines, / Rien ne me parle plus, tout me semble hagard / Sans ton regard. ». Cependant il y a toujours ce refus de s’abandonner au désespoir « Tu ne sauras jamais tous ces amers pensers / Car je ne voudrais pas, non jamais attrister / D’une larme, la fête où l’on rit à la vie!... » On lit aussi cette idée que tout bonheur doit rendre au malheur son dû: « Tu paieras de tes pleurs, […] / Ta dette de Bonheur des heures trop heureuses! ». Cette partie plus sombre se termine sur divers événements, légers ou graves, qui ont assombri la vie de la poète : les « bouderies » de sa Muse, la souffrance des gens malheureux, la peine d’un enfant durement rabroué, la mort du frère aîné, etc.

L’inspiration est très modeste. Il y a beaucoup de naïveté, d’innocence dans ces vers. Je reconnais quand même à la poète le sens de la mélodie. Le titre est bien choisi.

LES MEILLEURES AMOURS
(à Gervaise)
Les meilleures amours, ce sont les plus discrètes,
Celles que l'on chérit dans les replis du cœur,
Qui nous causent pourtant quelques douleurs secrètes,
Meilleures que toute douceur !

Celles dont on doute et dont toujours on se leurre,
Dont l'amertume est chère et le tourment si doux !
Que jamais l'on n'oublie et que toujours l'on pleure,
Qu'on voudrait chanter à genoux...

Celles dont l'ironie amèrement nous blesse
Que tout chagrin rappelle et qu'on regrettera
Soudain pendant la fête et les chants de liesse,
- Qu'au tombeau l'on emportera !...

6 novembre 2009

Paroles en liberté

Marcel Dugas, Paroles en liberté, Montréal, L’Arbre, 1944, 174 pages.

Marcel Dugas (1883-1947) a soixante ans quand il publie ces textes. La plupart ont déjà paru dans ses recueils antérieurs, dont quatre dans Psyché au cinéma : « C'est une faiblesse bien répandue que de vouloir remettre sous les yeux du public une œuvre de jeunesse. » La liberté de sa parole, c’est celle d’un homme qui, toute sa vie durant, s’est tenu en marge des modes officiels, des discours imposés, des esthétiques qui lui auraient valu le succès.

Il n’est pas toujours facile de résumer sa pensée. Disons que Dugas donne dans l’impressionnisme, que ses textes sont plutôt abstraits, désincarnés. Par exemple, le premier texte, qui semble être un poème liminaire, s’intitule « Ivresse ». Parle-t-il vraiment de l’ivresse? Sans doute un peu, mais là n’est pas l’essentiel. Il me semble que ce sont davantage les caprices de l’imaginaire qui sont en cause : « L'ivresse gagne et tu marches dans une rumeur de sons, de parfums et de mots d'amour étouffés. Qui dira la fantaisie, la somptuosité des fêtes construites et défaites en songe! Tu es le roi d'un palais qui s'écroule, le créateur d'une forme qui ne parvient pas à naître, d'une nymphe qui, se concentrant sur elle-même, se réduit, à la tombée des étoiles, à une ligne abstraite et méprisable. » Comme on le voit, cette plongée dans l’imaginaire n’est pas toujours un voyage au paradis, surtout pendant les nuits d’insomnie où il devient difficile d’infléchir le cours des noires pensées qui s’emparent de lui : « Quelle nuit! Celle où la réalité devient une statue composée de toutes les douleurs de l'être, du mirage des sens, de la certitude que crée l'angoisse de l'esprit, du silence où gémissent les oiseaux du matin et où se perdent les mourantes volées des cloches. » Comment contenir l’angoisse en attendant le matin ? « Ma douceur de jadis, d'avant la tourmente, a frappé à ma porte. Je lui ai ouvert et la voilà qui, pareille à une maîtresse, met ses mains sur mon front, me berce ainsi que l'on fait pour les petits enfants qui ont trop pleuré, et m'endort, tranquillement, tranquillement. »

Voilà pour le poème liminaire. Le reste du recueil compte cinq parties : Litanies, Images, Aparté, Chansons canadiennes, et Paradis.

« Litanies » compte quatre poèmes. Chez Dugas, l’adaptation au réel semble problématique. Le monde extérieur lui apporte bien quelques joies, mais surtout des souffrances : « Tous les matins qui exaucèrent mes désirs de poésie et d'enivrement... / Matins de la petite enfance heureuse, du premier désir et des baisers neufs, chers matins de mai, de juillet et de décembre, tombez à nouveau dans mon souvenir...» Mais encore : « Soirs de repliement sur soi, d'analyse destructrice dans l'attente du bonheur... / Soirs d'aspirations vers des réalités qui échappent à l'étreinte... / Soirs où sanglote, dans la tourmente, la nature effrayée de ses crimes et de son insolente jeunesse... » On peut dire que Dugas vacille entre la détresse et le désenchantement, toujours à la recherche d’un idéal que la réalité vient détruire comme dans « L’idéale maison » dont voici le début et la fin : « J'avais construit ma maison sur un ciel de nuages et de zéphyr. Et pour que nul ne me dérobe mes tableaux, mes statues, mes rêves, j'étais allé, sur une montagne très haute, la suspendre dans l'azur. Elle était belle, ma fantastique demeure! » Et la fin : « Mais, un soir de tempête, ma maison s'est écroulée avec mes images, mes souvenirs, mon intelligence et ma flamme. Ne la cherchez pas désormais; ma maison n'est plus, ma maison est morte. »

« Images » compte quinze poèmes, quinze poèmes pleins de tristesse, de solitude, de détresse, de désespoir. Dugas pose un regard désenchanté sur sa vie mais aussi sur le monde qui l’entoure : « Cruels, ennemis du vrai, spectateurs déçus de réalités qui s'entrechoquent, nous sommes un champ de carnage, de luttes et de défaites. Et cependant, malgré les forces obscures, secrètes qui multiplient catastrophes et ruines, l'illusion demeure chère aux hommes puisqu'ils s'acharnent, depuis des siècles, à la création idéale d'eux-mêmes. Hélas! l'humanité vit de mensonges; ils semblent nécessaires à son existence qui ne recueille cependant que les ombres des ombres. Et le poème de vivre s'ébauche douloureusement. » Tout comme dans le texte liminaire, l’idée du suicide affleure et il doit la repousser : « J'ai eu, à nouveau, la tentation de l'abîme. Jamais je n'aperçois un lac, un fleuve ou une rivière sans frissonner et me sentir pousser à y élire un repos immuable. Jadis, la mer avec sa vastitude et son infini me constituait son prisonnier lyrique et passionné sur des navires qui m'ont vu attaché, durant des heures, à leur proue. » Même la créativité, à laquelle il a érigé une statue dans sa jeunesse, n’arrive pas à totalement endiguer son angoisse de vivre : « Mon imagination - cette adorable maîtresse! - je la bénirai de m'avoir détruit et sauvé. »

Dans « Aparté », Dugas rend hommage à ses trois amis « exotiques » -Delahaye, Morin et Chopin-, à Jeanne Nouguier (?), à une jeune Italienne déjà aperçue dans Psyché au cinéma, et à une ancienne amoureuse.

Marcel Dugas
Dans « Chansons canadiennes », plusieurs poèmes portent le titre d’une chanson folklorique. Par exemple, le premier s’intitule « Vive la Canadienne… ». Dugas parle beaucoup des femmes dans ces poèmes. Et l’image qu’il en donne n’est pas toujours flatteuse. C’est Ève, la tentatrice, qui semble être son modèle. Ou encore la mante religieuse : « Elle sait le charme de la traîtrise et la désolation chez les autres. Dans son plaisir, elle mêle le goût du nectar à celui du poison: elle triomphe et elle tue. » Ou encore : « Elle se promène dans son jardin qui est sur le bord de l'eau, le long du ruisseau. Tout le monde voit Isabeau. Si elle trahit, c'est au grand jour, car elle aime à jouer avec le cœur des hommes, le long du ruisseau. » Au-delà du thème amoureux, Dugas parle de la défaite que constitue toute vie : « Vous savez bien qu'un jour il faudra dire adieu au soleil, à la joie, à cette terre ployante de désirs et de fruits. / Vous savez bien que le cri de votre chair n'ira plus frapper la nuit résonnante comme un métal. / Vous savez bien que nos mains se déprendront à jamais. / Vous savez bien que nos lèvres n'exhaleront plus le chant de l'amour. / Et que nos corps, bernés, inertes, gonflés de néant, iront dormir dans la poussière. »

« Paradis » évoque avec beaucoup de tendresse et de nostalgie des amours passés : « Ton nom, je le murmure en moi-même, comme si c'était une prière. / Il n'a pas traversé les mers; il ne s'est gravé sur aucun tableau. / Il est simple, doux, riche de syllabes liquides et mielleuses. / Il fait songer à un lac paisible qui dort sous le jeu des étoiles. / Jamais pêche plus tendre ne fondit dans une bouche. » On arrive même à comprendre, dans le dernier recueil du poème, qu’il a aimé la femme d’un ami, d’où la supplication qui clôt le recueil : « Ah! il faudra bien qu'il me pardonne. »

L’histoire littéraire ne lui a pas fait une grande place. Écrivain de talent, moderne, un brin surréaliste, il a peut-être eu le défaut de sur-écrire ses textes. « Toi, tu fleuris les choses, leur donnes une âme variée, harmonieuse » À toute cette belle harmonie, malheureusement, il manque parfois un peu de chair, un peu de terre.

2 novembre 2009

Poèmes

J
ean Aubert Loranger, Poèmes, Montréal, L. Ad. Morissette, 1922, 112 pages.


Poèmes, le second recueil de Loranger, est entièrement écrit en vers libres. Le poète, qui avait participé à l’aventure du Nigog et fait brièvement partie de l’École littéraire de Montréal, nous offre un recueil qui aurait dû faire date à son époque. Tel ne fut pas le cas. Le recueil contient quatre parties.

Marines
Les motifs liés au « voyage naval » fourmillent dans « Marines » : port, paquebot, fleuve, mer, phares, sémaphores, misaine… Le thème principal, c’est celui du départ. Un départ, longtemps désiré, mais jamais réalisé. Déjà le titre du premier poème, « Ébauche d’un départ définitif », rejoint bien la thématique de cette section. Le ton est plutôt celui du regret : « Ô le beau rêve effondré / Que broient des meules d’angoisse / Dans les phares, ces moulins / Dont tournent les ailes / Lumineuses dans la nuit. » Le désir de partir, l’appel du large est toujours aussi vif : « Jamais repu d’avenir, / Je sens de nouveau monter, / Avec le flux de ses eaux ; / L’ancienne peine inutile / D’un grand désir d’évasion. » En dehors du voyage, le monde semble figé, stérile : « Et c’est bien en vain, que tu greffes / Sur la marche irrémédiable / De la nuit vers le crépuscule, / Le renoncement de tes gestes. » Pourtant le poète finit par se résigner à la solitude réconfortante de la nuit : « Si l’ombre fait surgir en toi, / Comme le feu d’un projecteur, / Une connaissance plus grande / Encore de la solitude, / Que peux-tu espérer de l’aube ? »

Moments
Loranger avait découvert certaines formes poétiques orientales dans un numéro de La Nouvelle Revue française. Dans cette partie, il utilise le haïku (tercet, 5-7-5 syllabes) et le tanka (quintil, 5-7-5-7-7 syllabes) : ce sont de petits poèmes très codifiés, souvent inspirés par « l'évanescence des choses » (Wikipedia).

Si la forme est différente, la thématique est la même. À la tension entre rester ou partir se greffent celles du soir et du matin, de l’immobilité et de l’action. « Il ne se peut pas, que j’aie / Attendu l’aurore en vain. / Il faut qu’il y ait pour moi, / Le commencement aussi, / De quelque chose… » Le poète vit retranché dans sa chambre, se contentant d’écouter le monde extérieur : « La nuit referme ses portes, / Et tous les clochers / Relèvent, au loin, les distances. / J’écoute mon cœur / Battre au centre de ma chair. » On comprend qu’il voudrait davantage se mêler au monde : « Je voudrais être passeur ; / Ne plus fuir la vie / Mais l’accepter franchement, / Comme on donne aux rames / La chaleureuse poignée de mains. »

Le retour de l’enfant prodigue
La dernière partie commence par un long et pathétique appel à l’autre : « La nuit s’infiltre dans mon âme / Où vient de s’éteindre l’espoir, / Et tant ressemble au vent ma plainte / Que les chiens n’ont pas aboyé. // Ouvrez-moi la porte, et me faites / Une aumône de la clarté / Où gît le bonheur sous vos lampes. » La réponse ne vient pas et c’est l’enlisement : « Que m’importe l’horizon, / Et qu’il recule toujours / Devant celui qui s’y voue. // Maintenant que je demeure, / La distance la plus grande / C’est ce que mon œil mesure. » Oubliés les ports; partis les voiliers. Les velléités de départ se sont évanouies et, avec « ses espoirs pulvérisés », l'enfant prodigue rentre au bercail qu'il n'avait quitté qu'en rêve. Ce repli sur soi annonce Garneau.

Divers
Cette partie ne contient que cinq poèmes : deux évoquent la même thématique de l’enlisement, mais en utilisant d’autres motifs : la musique, Montréal, le parc, l’amour. Le recueil se termine par un certain nombre d’ « images de poèmes irréalisés », comme si même sa poésie finissait par s’enliser. À titre d’exemple : « Une horloge grand-père, / Ô ce cercueil debout / Et fermé sur le temps. »

Jean-Aubert Loranger (1896 - 1942) 
La poésie de Loranger, inspirée des courants d'avant-garde français, trop moderne, n’est pas bien reçue dans les années 1920. Dans Poètes de l’Amérique française, Dantin salue l'audace de Loranger, mais il met en doute la valeur de sa poésie. Camille Roy, dans son Manuel, ne le cite même pas. Seul Dugas soutient sans réserve son œuvre dans Littérature canadienne : « Rien n'est moins local que cette poésie. On la dirait exilée de celui qui lui donne l'existence; elle ne se rattache, en aucune façon à un fleuve, une montagne, un endroit déterminé. Son champ, c'est l'âme. Émotions du dehors, visages et reflets : ce sont richesses dont elle se pare. Elle établit un lien plus étroit entre cette connaissance de l'univers et nous; elle fait corps avec lui. » Au début des années 1970, on redécouvre Loranger et on lui rend sa place dans l’histoire littéraire. On dit, avec raison quant à moi, qu’il est le « jalon manquant » entre Nelligan et Garneau. Poèmes se lit encore très bien aujourd’hui.

Loranger utilise le vers libre et un riche symbolisme, il développe une vision de la vie originale, il réussit à se démarquer de ses contemporains, son recueil forme un tout, bref voilà un poète de qualité. Il n’a que 26 ans et Poèmes sera son dernier recueil. Après, il se consacrera au terroir (
Le Village) et à la littérature populaire (Joe Folcu). 
On trouve certains articles universitaires très éclairants sur le net : Robert Giroux, Pierre Nepveu, Luc Bonenfant.

Jean Aubert Loranger sur Laurentiana