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18 septembre 2009

Mémoires

Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires, Québec, N. S. Hardy, 1885, 563 pages.
(2e édition) (1re édition : G.E. Desbarats, imprimeur-éditeur Ottawa 1866, 563 p.)

On retrouve dès l’introduction ce ton facétieux déjà observé dans la préface des Anciens Canadiens. L’auteur ne s’illusionne pas sur l’importance de son travail : « Il me restait quelques anecdotes, bien insignifiantes sans doute, que j’avais oubliées de mentionner dans Les Anciens Canadiens, mais qu’avec la ténacité d’un vieillard, je tenais à relater quelque part. » Il refuse de s’enfermer dans quelques règles qui viendraient compliquer sa tâche; il se soumet tout simplement aux caprices de son inspiration : « j’entasserai les anecdotes à mesure qu’elles me viendront sans autre plan arrêté qu’un certain ordre chronologique, que je ne promets pas de toujours observer. »

Il est très difficile pour ne pas dire impossible de rendre compte de ce volume. L’auteur, en habile causeur, y présente, de façon très libre, une suite d’anecdotes, concernant lui-même, sa famille, ses amis, certains personnages publics qu’il a connus, certains événements qu’il a vécus ou dont on lui a parlé, se permettant de décrire au passage les mœurs de l’époque. Malgré tout, il est sans doute possible de reconstituer un portrait assez fidèle de l’époque à partir de ce fourmillement d’anecdotes.


Le ton est celui de la causerie entre amis, Aubert de Gaspé s’adressant au lecteur, sourire en coin on le devine, essayant de le charmer même quand il prétend le contraire. On va de digressions en digressions ou encore on saute d’un événement à l’autre parfois sans transition. Il n’est pas rare de lire des phrases du type : « après un saut de plusieurs années en avant, je retourne au bon vieux temps... »; ou encore : « Ceci me rappelle une anecdote que me racontait mon cousin... »

Il affectionne particulièrement les personnages qui ont de l’esprit, les forts en gueule, les fiers-à-bras, catégories dans lesquelles il s’inclut naturellement. Aubert de Gaspé, jeune, était une « tête forte ». Du moins, c’est ainsi qu’il se décrit : impétueux, gouailleur, réglant les différends au bout du poing, ami des petits voyous de Québec, toujours prêt à se lancer dans une entreprise périlleuse, un vrai titi parisien.

Plus tard, il demeure un bon vivant qui se plait dans la compagnie de ses semblables, qu’ils soient aristocrates ou censitaires. Il est très attaché à la culture populaire canadienne-française. Il adore les contes et les bons conteurs, les vieilles chansons qu’il ne refuse pas d’entonner, et tous ces récits populaires qui devaient animer les veillées d’autrefois : les histoires de revenants, de loup garous, de coups pendables, les tours de force, la sorcellerie, les légendes. Il fait une large part à Romain Chouinard, un cultivateur, son compagnon de chasse et de pèche, le vieux conteur de Saint-Jean-Port-Joli, auquel il consacre tout un chapitre et même encore plus.

Il parle peu des événements politiques, entre autres il passe pour ainsi dire sous silence la Rébellion des patriotes : « Le règne de la terreur est heureusement passé ; mais les Anglais semblent avoir oublié que, même dans le district de Montréal, un bien petit nombre de Canadiens-français prirent part à la rébellion de 1837, tandis que dans le Haut-Canada, peuplé d’Anglo-saxons, elle prit des proportions beaucoup plus considérables. Mais hâtons-nous de jeter un voile sur l’histoire de cette époque désastreuse ; si le Canadien- français au cœur noble et généreux ressent vivement les injures, il est aussi prompt à les oublier, dès que son ennemi lui présente la branche d’olivier. » Il semble plus admiratif de Michel de Salaberry que de Louis-Joseph Papineau. On a souvent parlé de l’anglophilie qui s’était emparée des nobles après la Conquête. On peut certes avancer que c’est le cas d’Aubert de Gaspé. On peut dire qu’il recherchait la compagnie des Anglais, plus encore il reconnaissait que son caractère avait été marqué par eux, lui qui avait étudié avec un maître anglais. Il défend même le gouverneur James Craig, pourtant honni de la population. Ceci dit, il ne faudrait pas penser qu’il renie les siens. Quand c’est le temps de clore le bec aux Anglais, de Gaspé est aux premières lignes.

Même s’il consacre plusieurs pages aux affaires criminelles, on sait très peu de choses de son travail. Il ne fait que quelques allusions aux événements qui l’ont amené en prison. De façon indirecte, il critique le système judiciaire, entre autres il met en doute la compétence des jurés pour décider d’une affaire criminelle.

Au-delà de la chronique de son temps, on trouve la réflexion douloureuse d’un vieillard qui a vu la plupart de ses amis s’éteindre. Le ton, le plus souvent, celui de la causerie, cède parfois la place à des élans romantiques que l’on retrouvait dans Les Anciens Canadiens. « En effet, pourquoi ces nuages sombres attristent-ils mon âme ? Les enfants de la génération future passeront bien vite, et une nouvelle surgira. Les hommes sont comme les vagues de l’océan, comme les feuilles innombrables des bosquets de mon domaine ; les tempêtes des vents d’automne dépouillent mes bocages, mais d’autres feuilles aussi vertes couronneront leurs sommets. Pourquoi m’attrister ? Quatre-vingt-six enfants, petits-enfants et arrière-petits- enfants porteront le deuil du vieux chêne que le souffle de Dieu aura renversé. »

Philippe Aubert de Gaspé - BAnQ

Il clôt ses Mémoires par une pirouette typique de son personnage : « Sur ce, je brise une plume trop pesante pour ma main débile, et je finis par ce refrain d’une ancienne chanson : "Bonsoir la compagnie !" »

Extrait
Il était nuit close lorsque nous retournâmes à Québec, les uns à pied, les autres en voiture. Arrivés à la porte Saint-Louis, un cheval rétif refusa de passer outre et il fallut le dételer. Il me passa une idée lumineuse par la tête : celle de faire une entrée triomphale dans la cité, en traînant nous-mêmes la calèche dans laquelle prendraient place les meilleurs joueurs de cricket. Le dedans de la voiture fut encombré dans l’instant, et trois même se tinrent debout comme des laquais derrière la calèche. À moi, comme de droit, appartenait l’honneur de servir de cheval de trait, tandis que d’autres me seconderaient en tirant les timons en dehors, et que trois pousseraient la voiture par derrière. Nous parcourûmes la rue Saint-Louis comme une avalanche, en poussant des hurrah : ce qui attira tout le monde aux fenêtres ; mais la nuit était si sombre qu’il était impossible de nous reconnaître.

Tout allait bien jusque-là ; le terrain était planche et je ne courais aucun danger. Il n’en fut pas de même lorsque nous débouchâmes sur la place d’Armes, notre boulevard actuel. J’avais beau crier : arrêtez ! arrêtez ! mes amis n’en poussaient et n’en tiraient que plus fort et nous descendions cette côte comme la foudre ! Je calculais, à part moi, mes chances de salut. J’avais en effet trois genres de mort en perspective : me briser la tête sur les maisons que nous avions en face, ce qui aurait pourtant décidé une question bien importante, celle de s’assurer si ma tête contenait une cervelle ; ou en lâchant les deux timons, de me faire casser les reins par le sommier de la calèche ; ou enfin en me précipitant à terre au risque de me faire broyer par une des roues de la voiture. L’instinct de la conservation vint heureusement comme l’éclair à mon secours, car toute la scène que je viens de décrire occupa à peine une demi-minute. Par un effort puissant qui fit lâcher prise à ceux qui, à mes côtés, m’aidaient à tirer la voiture, je me précipitai à terre sans lâcher les timons, la seule chance de salut qui me restât. Ce brusque mouvement fit perdre l’équilibre à deux ou trois des occupants de la voiture, dont deux même me tombèrent sur les reins ; mais ce surcroît de charge ne m’empêcha pas de labourer, avec mon pauvre corps, l’espace de dix-sept pieds de terre dure, parsemée de gravois, pierres et cailloux, ainsi que l’attestait encore l’inspection des lieux huit jours après l’accident, et que les mauvais plaisants appelèrent le sillon de Gaspé. Veste, chemise, pantalons, furent déchirés en lambeaux, auxquels adhérait une partie notable de ma chair depuis le menton jusques en bas, et y compris mes deux genoux. Je me trouvai écorché comme une anguille qu’une cuisinière se prépare à mettre sur le gril. Une robe de chambre, que l’on me prêta, me permis d’achever cette fine partie dans l’hôtel d’O’Hara, situé sur le lieu même, et où nous soupâmes.

Bien penaud se réveilla le lendemain au matin le sieur Philippe-Aubert de Gaspé : il lui sembla qu’un battant de cloche, suspendu à la partie supérieure de son crâne, vide pour l’occasion, frappait à coups redoublés sur cet organe desséché. Une soif brûlante le dévorait. Il voulait remuer la langue pour s’humecter la bouche, mais, oh ! horreur ! il lui sembla, que comme sa cervelle, elle avait déguerpi. Pour s’en assurer, il y porta la main, qu’il retira bien vite : elle était si sèche qu’il craignit qu’elle ne se brisât comme l’amadou entre ses doigts. Apercevant sur une table, près de son lit, un vase d’eau fraîche, il fait un effort pour se mettre sur son séant ; un cri de douleur lui échappe et il retombe la tête sur son oreiller. (p. 217-219)

Aubert de Gaspé sur Laurentiana

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