28 septembre 2025

Paupières

Cécile Cloutier, Paupières, Montréal, Librairie Déom, 1970, 93 p. (Coll. Poésie canadienne no 25)

On reconnaît l’autrice, son style, ses poèmes laconiques. Ce qui était à l’état d’ébauche dans Cuivres et soies, devient ici un peu la règle, à savoir que le langage est aussi important que le contenu.

Le recueil présente un mélange  :

·         de souvenirs (J’avais un chagrin / D’enfant devenu grand);
·         d’instantanées (Une aile d’insecte / Se brise / Quelque part);
·         d’états d’âme (Je suis seule / Comme un pin / sur une îles);
·         de sensations (Il y eut le chamois chaud de mes baisers);
·         de réflexions (Nos paroles se frottent les yeux / Tout se tient encore par la main / Rien ne veut être seul).

La ligne de force de tous ces courts poèmes, c’est la relation amoureuse, une relation qui lui confère le sentiment de permanence qu’elle semblait chercher dans ses deux premiers recueils :



Et tu vins
Beau comme une porte ouverte
Et le rêve du fruit
Dans l’Hiver d’un pommier
Avec des paroles d’étain chaud

L’algèbre de tes doigts
Sur mon corps
Et bientôt
La satisfaction du pluriel
Qui t’attend en moi

Tu fais
Chanter
Mon corps
En cris de flammes
Sous le langage de tes gestes

Une communication de l’autrice à la Rencontre des poètes en 1958 termine le recueil. « Un poème tend toujours la main et n’est qu’en apparence une évasion. Il veut rejoindre l’autre à la racine de son émotion, dans son instant de vérité. »

Cécile Cloutier sur Laurentiana
Cuivre et soies
Mains de sable

24 septembre 2025

Cuivre et soies

Cécile Cloutier, Cuivre et soies, Montréal, Éd. du jour, 1964, 75 p.
(Coll. les poètes du jour)

Le livre ne fait pas plus de 40 pages puisque les poèmes de Mains de sable sont repris dans la deuxième partie.

Cuivre et soies est donc le deuxième recueil de Cloutier. Les poèmes sont tout aussi courts, mais moins transparents. On note une certaine recherche verbale, absente dans son précédent opus.

Le sujet est le même. Déjà le titre, Cuivre et Soies, évoque cette tension entre le volatil et le solide. Cloutier poursuit sa quête d’un monde permanent, durable : « J'ai besoin / De cette dure certitude / Des métaux / De la sécurité des montagnes / Dans un paysage / Fixé // O ce rejet de la danse / Dans un univers / De bronze »

Les relations amoureuses, absentes du précédent recueil, deviennent un élément important de sa quête, toutes fragiles qu’elles soient : « Je me suis faite pays de soie / Dans l'auberge de tes bras / Je suis devenue // Île / Drapée de tes caresses / Dans le palais de lin / De nos deux corps noués ».

Le recueil se termine par un questionnement sur la capacité des mots, donc de la poésie, à fixer le réel qui nous entoure.

Les mots de mots ne suffisent plus
Il faudrait des noms de fer
Ou de lilas à corolles noires
Des verbes de pierre
Au temps
Arrête

J'ai besoin d'un livre
D'encre d'acier
A pages de béton
Vêtu d'une couverture de montagnes
Que la terre
Cette femme première
Glisserait à son doigt
Comme le fleuve
Porte
La bague du pont

Cécile Cloutier

19 septembre 2025

Mains de sable

Cécile Cloutier, Mains de sable, Québec, éd. de l’Arc, 1960, n. p. [40 p.] (Coll. De l’Escarfel) (couverture : Jean Miville-Deschênes).

Cécile Cloutier (1930-2017) a écrit plusieurs livres. Mains de sable est son premier. Les poèmes sont datés de 1955.

Les poèmes sont courts, très métaphoriques.

« Je voulais boire la mer / Avec la soif de mes cinq doigts / Fixer toute fragilité / À la permanence / D’une tige de roc ».

Ces cinq vers, qui terminent le premier poème, introduisent bien le recueil. Au départ se trouve un monde instable qu’il s’agit d’ancrer. L’eau et la vague d’une part, la pierre et l’île d’autre part sont des motifs qu’elle exploite pour exprimer cette tension.

« Prends ton chemin / Par la main / Et / Conduis-le / Au havre / D’un vent de pierre ».

Cloutier rêve d’un monde où règnerait l’harmonie, où l’on pourrait se reposer : « J'ai fait un rêve doux / Comme une vague / Qui ne meurt jamais / Parce qu’elle n’a pas de grève / Où reposer deux pesants bras liquides / Qui n’en peuvent plus des flots ».

Le dernier poème, intitulé « Tombeau », remet tout en question :

Tu n'avais pas encore mis

Tous les chemins à tes pieds

Comme des souliers

 

Ni vérifié le sable

De tous les rivages

Entre tes doigts

 

Ni mesuré la profondeur des racines

De tous les arbres

Ni dessiné toutes les fumées

De tes mains

 

Nii compté toutes les heures

Du monde

 

Tu n’avais pas encore essayé la vie 

Cécile Cloutier




14 septembre 2025

Toua

Rodrigue Gignac, Toua, Québec, Éditions de l'Hôte, 1960, 76 p. (Couverture de Denys Morisset)

La couverture, qui semble inspirée de Pellan, est vraiment très belle.

Les deux citations qui servent d’épigraphes donnent une idée du recueil. En voici une : « On se montre souvent dégoûté des autres, quand on devrait commencer par l’être de soi » (Nivier). Par l’esprit, ce recueil appartient aux années 1950.

Les vers sont très courts, parfois un seul mot. Le tout semble très léger à première vue, on y lit plusieurs jeux de mots, parfois plus ou moins heureux : « La fleur du mal / Était mon délice / La fleur de lys / Était toute la liste / Des maux du mal ».  Derrière cette économie de mots, on devine beaucoup de retenue et une culpabilité à fleur de (mots) peau.

La sexualité est très présente dans ce recueil, le plus souvent mal vécue... et empreinte de préjugés. Il n’est pas si simple de passer outre les interdits sans culpabilité en 1960. Il est plus facile de dire que la femme est responsable. « Je succombe / Aux vierges folles / D’autrefois // Débris de la chair ». Certains passages sont ambigus : « Fille d’état / Accepte / La passion / Du prélat. » D’autres sont déplorables : « Une proie / Est une garantie / Pour moi ». Dans le poème « Lesbienne », il écrit : « Mes doigts / Fourrés entre tes omoplates / Lèchent la rate / Infectée / Par la salive / Fiévreuse / Des bouches / de femmes ». Il arrive aussi que le désir amoureux soit exprimé directement : « Regarde mon corps / Regarde-le de plus près / Ne vois-tu pas qu’il frissonne / D’envie pour toi ». Ceci étant dit, on sent que le poète a bien des choses à dire mais qu’il n’ose pas.

Comme extrait, un petit poème à la Jean Narrache, sans le joual :

Exophtalmie

Les petits anges du paradis

Ce sont eux les enfants des taudis

Enculottés

À moitié nus

Ils vont dans les ruelles

Voir ce qu'il y a dans les poubelles

Sans bouton

Sans bas

Ni semelles

Ils vivent sans amour

Au jour le jour

Dans leur crasse

Et la misère

Les petits enfants des taudis

Ce sont eux les anges du paradis


Rodrigue Gignac

8 septembre 2025

C’est la chaude loi des hommes

Jacques Godbout, C’est la chaude loi des hommes, Montréal, L’Hexagone, 1960, 69 p.

Comme titre, Godbout reprend le premier vers d’un célèbre poème de Paul Éluard intitulé « Bonne justice ».  Ce poème fait partie de Pouvoir de dire, publié en 1951. 

Le recueil de Godbout compte deux parties : la première est précédée des deux premières strophes du poème d’Éluard et la seconde, de la troisième.

On est en 1960. La « grande noirceur » ne s’est pas encore éclaircie et la guerre froide menace la planète. Il faut lire le désenchantement de la première partie du recueil en tenant compte de ce contexte. Dans le poème « La dernière », le poète décrit un monde d’après-guerre, où l’homme a disparu : « l’atome l’hydrogène sur nos lèvres / Et nous sommes de dernières générations / Chaque jour l’ultime geste / Et nous sommes sans audace // Il n’y aura plus de mémoire / Personne ne saura / Notre tendresse notre fureur douce. » Comme Éluard l’écrit dans « Bonne justice », l’homme doit se « garder intact malgré les guerres et la misère ». Godbout, dans la même veine, énumère un certain nombre d’obstacles qui rapetissent la vie : la misère des villes, l’argent, les pontifes politiques et religieux, l’éducation. Il ajoute que la poésie semble dérisoire devant l’ampleur du défi : « Poètes de mes deux soyons grossiers : / La poésie ne paye pas à mort la poésie / Je disais aussi : / Que nous mangions du dictionnaire cependant / Que d’autres dégustent le fromage »

Le ton change dans la seconde partie. Il s’agit davantage d’une quête : comment se créer un monde qui soit habitable ou comme le dit Éluard « changer l’eau en lumière, le rêve en réalité et les ennemis en frères » ?  L’amour sera la pierre d’assise sur laquelle doit reposer le futur : « Pour nous, l’amour fera le pont, / Le pont des enfants heureux le pont des femmes libres le pont des balles dans la rue le pont couvert de la tendresse le pont de métal qui désobéit au saison le pont de bois aussi vermoulu comme tradition, / Aimer, aimer ». Le poète ne s’illusionne pas pour autant : comment y arriver dans ce pays où « mille enfants attendent le pont », dans ce pays qui « regarde encore / D’un œil ensommeillé / L’Ordre qui se trémousse » ? On a l’impression qu’il s’en remet au temps. En attendant, il rêve d’un espace de vie tout simple où l’on peut être libre et heureux :

LES PASSANTS
Très peu de pain
Une grande maison
Des murs blancs
Que nous peindrons
Et à chaque fenêtre
Nous prendrons quelque chose : ici un rideau
Là une arbalète ici un melon
Là si l’on ose
Notre bonheur

espérant

Ne pas faire peur aux passants

Cette poésie est très ancrée dans son époque. Il n’est pas toujours aisé de saisir la portée de certains vers. On a parfois l’impression de lire un texte quelque peu décousu, comme si l’auteur se permettait des détours qui nous laissent sur le côté. Godbout est davantage un romancier, un cinéeste et un essayiste qu’un poète. 

Jacques Godbout sur Laurentiana

§  Les pavés secs

§  Salut Galarneau

§  C’est la chaude loi des hommes

 


Le poème d’Éluard
 

BONNE JUSTICE

C'est la chaude loi des hommes 
Du raisin ils font du vin
Du charbon ils font du feu
Des baisers ils font des hommes 

C'est la dure loi des hommes
Se garder intact malgré
Les guerres et la misère
Malgré les dangers de mort 

C'est la douce loi des hommes
De changer l'eau en lumière
Le rêve en réalité
Et les ennemis en frères

Une loi vieille et nouvelle
Qui va se perfectionnant
Du fond du cœur de l'enfant
Jusqu'à la raison suprême.

(Pouvoir de dire, 1951)