Jacques Ferron, Papa Boss, Montréal, Parti pris, 1966, 142 p. (coll. Paroles no 8)
Papa Boss est par moment désorientant. Dit sans détour : on n’est pas toujours sûr de ce qu’on lit. Le réel et le rêve s’entremêlent et on peut questionner l’état mental de la narratrice-personnage principal, une ancienne nonne, qui n’a pas de nom dans le roman.
Résumé
La narratrice est en train de prendre son bain quand un ange lui apparaît. Bizarrement cet ange ressemble au propriétaire du bloc où elle vit avec son concubin.
L’ange se présente comme un double de Papa Boss. Qui est-il? « La plus-value de la vie, un profit clair sur toute existence, la quintessence éternelle d’un capital humain et périssable. » Plutôt qu’un ange, Monsieur le curé croit qu’il s’agit de Satan. Il connaît bien la narratrice, il considère même que c’est un peu à cause de lui et de ses prières qu’elle a quitté le monastère où elle était novice à l’âge de 20 ans. (C’est plutôt le vieil aumônier de la congrégation qui l’a poussée vers la sortie après qu’elle lui eut expliqué un rêve dans lequel une fougère l’avait emprisonnée dans sa cellule.)
Après qu’elle eut accepté sans protester une relation sexuelle avec son vieux voisin de palier, le beau-père du propriétaire, à nouveau l’ange de Papa Boss lui apparaît. Parodiant l’Annonciation, il lui apprend qu’elle va enfanter (lire l’extrait). Non seulement s’est-elle donnée au beau-père, mais aussi au propriétaire, apprend-on. La suite est assez carnavalesque : le propriétaire, complètement nu, se balance sur un escabeau en plein milieu de la cour. Ayant basculé, il court vers son garage et se pend, le curé et les pompiers arrivant trop tard. Notre narratrice, qui a tout vu depuis le second étage, se dépêche d’avertir son concubin qui dort dans la chambre. Surprise! il est mort lui aussi! Le récit se termine par la venue du représentant d’Asshold finance, tout heureux d’apprendre à la narratrice que les dettes du concubin sont désormais effacées.
Critique
Le récit s’appuie sur un référent un peu oublié, car il puise largement dans la Bible, et on a l’impression que Ferron en rajoute pour son plaisir personnel. On comprend que ces parodies bibliques aient pu fâcher les religieux de l’époque. Ce qui complique la recherche du sens, c’est que Papa Boss va d’une allégorie à l’autre, et encore une fois Ferron en rajoute pour mieux nous dérouter. Et, même parfois, on nage en pleine confusion : « Le naturel et le spirituel se marient dans le cours ordinaire de la vie comme les couleurs de l’arc-en-ciel se fondent dans la limpidité de l'air. Au prisme qui sépare celles-ci correspond le miroir qui démarie ceux-là par une diplopie dont le rôle d’ailleurs est court: elle lance le merveilleux mais ne l'accompagne pas; il continue sur son erre d’élan tandis que peu à peu le spirituel se détache du naturel pour devenir à la fin, dans certaines conditions, autonome. » Ferron n’est pas un écrivain qui va toujours du point A au point B : le discours l’emporte sur le récit, la tentation du brio de l’écriture sur l’enchaînement des événements. Il faut voir l’utilisation brillante qu’il fait du « vous » narrateur, introduit par Butor.
Quant au sens, il devient assez clair, à la fin, que PAPA BOSS est le dieu de la finance. Ferron a bien saisi que le monde est en train de changer, que l’argent est devenu la nouvelle religion, que les financiers sont nos nouveaux maîtres et qu’on s’achemine vers un monde désincarné où la « Machine » occupera une grande place dans nos vies. En 1966, il est en avance sur son temps.
Avec Gérald Godin, éditeur chez Parti pris |
« Vous avez conçu, le grand bonheur ! You are pregnant, said Papa Boss. How do you do ? Very well, thank you. Et ce fut sans fiche médicale, sans pronostic génétique. One spécial pass, maybe two. Is it not ouonnedeurfoule ? Magnificat, you got the jack. The most beautiful luck in the world. Thank you, amen, ou amen, thank you, vous ne savez plus très bien, soit l’un, soit l’autre, c’est quand même compliqué la religion, c'est versatile l’amour, c’est embrouillant l’anglais. Et la grande pitié que vous éprouviez pour le monde entier, le ciel, la mer et la terre, pour votre mari, pour Dieu aussi, vous l’éprouvez maintenant pour vous-même. Vous avez conçu, et de qui ? de quoi ? D’un bel enfant difforme qui va mourir d’un instant à l’autre, d’un serpent qui vous étouffera, d’un cancer qui vous dévore déjà, d’un idiot affectueux, d’un pauvre malheureux qui ne saura jamais dire yes and no. Mais Papa Boss en tirera un tableau chromosomal, des gènes létaux, tout ce qui lui manque pour extirper la délinquance de la cellule mère, pour lancer le grand mouvement des consommateurs consommant sans cesse davantage tout en devenant de meilleurs citoyens, pour assurer la société parfaite, les pouponnières éclairées d’explosions atomiques, le rendement pépère des capitaux.
— Madame, Papa Boss est le nouveau Père Éternel et vous avez été choisie entre toutes les femmes pour enfanter Dieu le Fils. » (p. 97-99)
Jacques Ferron sur Laurentiana
Contes du pays incertain
Contes anglais et autres
Le Dodu
Le Licou
Cotnoir
L'Ogre
Tante Élise ou le prix de l'amour
La Sortie
Les roses sauvages
Le Saint-Élias
La barbe de François Hertel
Anatole Parenteau et Jacques Ferron
Le parti rhinocéros programmé
Aucun commentaire:
Publier un commentaire