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9 février 2024

La route d’Altamont

Gabrielle Roy, La route d’Altamont, HMH, 1966, 257 p. (Coll. L'Arbre, vol. 10)

Gabrielle Roy a réuni quatre nouvelles qui se rapportent à son histoire familiale manitobaine. On devine qu’elles sont en grande partie autobiographiques. C’est sans doute l’un des livres les plus pénétrants que j’ai lus sur le thème de la vieillesse.

Ma grand-mère toute-puissante

À la requête de sa grand-mère, Christine, six ans, doit passer une partie de l’été avec elle. Elle est sûre de s’ennuyer à mourir dans sa grande maison vide. Et c’est le cas jusqu’à ce que sa grand-mère lui confectionne une magnifique poupée à partir de bouts de tissus et de menus objets remisés ici et là.  Deux ans plus tard, la grand-mère, incapable de rester dans sa maison, vient vivre avec eux et tranquillement chemine vers la mort.

Dans ce récit, on suit un enfant qui prend conscience de la marche inexorable du temps. Il y a sa grand-mère, mais aussi sa mère et, un jour, ce sera elle. Par le biais de la grand-mère, veuve après une vie en couple, on découvre la solitude de la vieillesse, mais aussi la richesse que constitue l’expérience d’une vie. Et il y a le choc des générations : la grand-mère se lamente que le monde s’accélère et que les anciennes valeurs se perdent (de tout temps, ce désarroi!).

Le vieillard et l’enfant

Le décès de sa grand-mère a laissé un vide dans la vie de Christine. Sur une rue voisine vit un vieil homme solitaire, monsieur Saint-Hilaire. Lorsqu’elle passe sur sa rue, ils discutent. Une complicité se développe entre eux. Un jour, il lui parle du grand Lac Winnipeg. Il propose à la mère d’y emmener Christine, ce qu’elle finit par accepter. Ils prennent le train et deux heures plus tard, ils se retrouvent face au lac. Christine a l’impression que le lac l’interpelle et, du coup, elle pose plusieurs questions à M. Saint-Hilaire sur le sens de la vie, sur le vieillissement, sur la mort. D’une certaine façon, il l’aide à faire le deuil de sa grand-mère. 

Dans le nouvelle précédente, la grand-mère revenait sur son passé et parlait de son présent sans jamais aborder le futur, c'est-à-dire la mort. M. St-Hilaire, lui, semble à l’aise avec l’idée qu'il va mourir bientôt. Le grand lac Winnipeg devient le symbole de cette vie qui se termine pour l’un et qui commence pour l’autre. 

« Tout ce temps, je me crevais les yeux à essayer de percevoir, au delà de la vibration de la lumière sur l'eau, la fin du lac, ses rives lointaines.

— Là-bas, là-bas, demandai-je, est-ce la fin ou le commencement?

Enfin, j'étais parvenue à tirer le vieillard de sa somnolence, et je me réjouis de voir revivre ses petits yeux bleus, quoiqu'ils eussent l'air un peu tristes en ce moment.

— La fin, le commencement? Tu en poses de ces questions!  La fin, le commencement...  Et si c'était la même chose au fond!

Il regardait lui-même très loin en me disant cela, et répéta :

— Si c'était la même chose!...  Peut-être que tout arrive à former un grand cercle, la fin et le commencement se rejoignant. »


Le déménagement

Christine rêve d'aventures, en l’occurrence d’accompagner Florence et son père, un déménageur, dans un de leurs périples loin de sa rue. N’ayant pas obtenu la permission de sa mère et mentant au déménageur, elle embarque avec eux sur la charrette qui les mène à la limite de la ville. S’y trouve une famille très démunie qui déménage à l’autre bout de la ville dans un lieu aussi sordide. 

Le récit traite du besoin de partir, d’explorer le monde, de le découvrir. Mais les voyages ne se déroulent pas toujours comme un long fleuve tranquille. Christine découvre la misère sociale, le désarroi des démunis, le manque d’empathie.

La route d’Altamont

On fait un saut dans le temps en regard des trois nouvelles précédentes. Christine, maintenant adulte, conduit sa mère Évelyne qui veut visiter son frère dans le sud du Manitoba. Devant le plat pays qu’elles parcourent, sa mère n’arrête pas de lui parler des collines de son enfance alors qu’elle vivait au Québec avec ses parents. En essayant de trouver un raccourci, Christine finit par s’écarter, ce qui est loin de lui déplaire. Son goût pour l’aventure, observé dans les nouvelles précédentes, est toujours présent. Le hasard faisant bien les choses, elles croisent sur leur route les collines Pembina, ce qui plonge sa mère dans une joie indicible. « Christine, te rends-tu compte ! Nous sommes dans la montagne Pimbina. Tu sais bien, cette unique chaîne de montagnes du sud du Manitoba! Toujours j’ai désiré y entrer. Ton oncle m’assurait qu’aucune route ne la pénétrait. Mais il y en a une, il y en a une! Et c’est toi, chère enfant, qui l’as découverte! » Au cœur des collines, elles découvrent un petit hameau du nom d’Altamont. Les années suivantes, elles repasseront par la route d’Altamont. Quelques années plus tard, Christine sentira le besoin de quitter le Manitoba pour la France et de laisser derrière elle sa mère désolée et son petit monde rétréci. En même temps, elle ne cessera pas de penser à elle, d’écrire pour elle.

Ce récit traite aussi du passage des générations, de l’empreinte de l’héritage familiale.  Il pourrait s’intituler l’âme familiale. Christine comprend mieux les legs familiaux (valeurs, attitudes, présence au monde), ce qu’elle doit à sa mère, à ses grands-parents, à certains événements du passé (le déménagement au Manitoba) qu’elle n’a pas vécus.  Et encore une fois, on y parle de la vieillesse, du retour à l’enfance (dans le vrai sens des termes) qui s’y opère, probablement encore davantage quand les lieux de l’enfance sont devenus inaccessibles, comme c’est le cas pour Évelyne. 

Extrait

« — Souvent, dit-elle, comme projetée par cette simple question dans la terrible et vaste rêverie où nous sommes si seuls à savoir ce que nous pensons de nous-mêmes. Crois-tu donc qu’il y a beaucoup de gens à être assez satisfaits de leur vie pour ne pas s’y sentir à l’étroit — ou à l’étranger, si tu aimes mieux ?

— Tu ne nous avais jamais donné à entendre que pour toi...

— À quoi bon ! Jeune, sais-tu que j’ai ardemment désiré étudier, apprendre, voyager, me hausser du mieux possible... Mais je me suis mariée à dix-huit ans et mes enfants sont venus rapidement. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour moi-même. Quelquefois encore je rêve à quelqu’un d’infiniment mieux que moi que j’aurais pu être... Une musicienne, par exemple, n’est-ce pas assez fou ? — Puis elle se hâta d’ajouter, comme pour me dépister, se cacher de s’être à moi découverte : Tout le monde fait pareil rêve, tout le monde, te dis-je.

— Si c’était à recommencer, te marierais-tu quand même ?

— Certainement. Car, je te regarde et me dis que rien n’est perdu, que tu feras à ma place et mieux que moi ce que j’aurais désiré accomplir.

— Cela compense donc ?

— Cela fait bien plus que compenser. N'as-tu donc pas encore compris que les parents revivent vraiment en leurs enfants ?

— Je pensais que tu revivais surtout la vie de tes parents à toi.

— Je revis la leur, je revis aussi avec toi.

— Ça doit être épuisant I Tu dois peu souvent être toi-même.

— En tout cas, c’est peut-être la partie de la vie la plus éclairée, située entre ceux qui nous ont précédés et ceux qui nous suivent, en plein milieu... (p. 235-236)



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