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26 janvier 2018

Le défaut des ruines est d’avoir des habitants

Roland Giguère, Le défaut des ruines est d’avoir des habitants, Montréal, Erta, 1957, 107 pages. [illustré de 3 dessins de l'auteur]‎

Le défaut des ruines est d’avoir des habitants réunit sept poèmes en prose écrit entre 1950 et 1956. S’il en était encore besoin, ce recueil viendrait une fois de plus confirmer que Giguère est l’un des intellectuels les plus éclairés des années 50. Il partage l’immense solitude des poètes de sa génération, tout en cherchant les racines de son mal dans l’environnement social de ces années de grande noirceur. Comment habiter une société en ruines, telle est la question qu’il soulève dans ce recueil. Voici un aperçu des sept poèmes.

Miror (1950-51)
Miror n’était plus que l’ombre de lui-même. Il craint que les miroirs ne puissent « lui renvoyer [que] le blanc visage de sa solitude ». Incapable de s’harmoniser à la nature et au temps, avec « sa pauvre cervelle noyée dans une eau noire », il n’arrive à rien. Prisonnier qui attend sa condamnation, il se contente de « louvoyer dans sa cellule ». S’échapper, il le voudrait bien… mais on n’échappe pas à soi-même. Autour de lui, il ne trouve que luttes intestines et blessures. Ses tentatives, si minimes soient-elles, de se rapprocher, échouent. Il faudrait partir, mais il en est incapable. Il plonge au fond de lui-même, mais ne rencontre qu’un « gouffre pavé de cœurs en loques ». Lors d’un voyage en forêt, il perd sa vie. Il a beau alerter tout le monde, il ne la retrouve pas : « Elle me faisait souvent du mal mais je m’y étais habitué, nous avions si longtemps vécu ensemble... Nous avions nos habitudes, tous les deux, nos petites habitudes de vie... Ma petite chienne de vie qui faisait la belle, la voilà partie, perdue, comme ça, pour rien du tout... Je l’ai perdue bêtement, sans y penser, comme on perd une vieille dent ou une clef... je ne sais plus quoi... je ne sais plus ce que je ferai sans elle mainteant seul... je ne sais plus . . . je ne sais plus. »

Signaux (1953)
Le poème décrit le décor d’un pays dévasté et des humains qui préfèrent «apprivois[er] les monstres » plutôt que de « découvrir [...] les racines de l’obscur ».

Lettres à l’évadé (1951)
Entre le 10 octobre et le 29 novembre, le narrateur envoie onze lettres à un destinataire inconnu. Il lui raconte son mal de vivre dans un pays qu’il n’habite pas vraiment, les faux semblants, ses illusions, son désespoir, une certaine apathie consentie. « Il n’y a plus de doute possible, la vie serait ici intenable si l’on ne possédait le pouvoir d’être absent. »

Grimoire (1955)
Il arrive assez souvent que Giguère fasse appel au vocabulaire de la magie. Dans ce poème, il nous offre différentes « recettes » pour améliorer notre mieux être. Les unes sont purement ironiques, d’autres quelque peu surréalistes et certaines plus terre-à-terre. Ma préférée : « Pour aller loin : ne jamais demander son chemin à qui ne sait pas s’égarer. » Peut-être préférerez-vous celle-ci : « Pour faire le vide dans une forêt : énoncer à haute voie quelques théorèmes de géométrie plane. » Bien entendu, derrière tout cela, pèse la même solitude que l’on retrouve dans les autres poèmes du recueil.

Lieux exemplaires (1954-55)
Le poèmes compte 13 sections, toutes titrées. L’ensemble donne davantage dans le surréalisme. Giguère décrit un monde chaotique, asphyxiant, dans lequel les humains essaient en vain de trouver un peu de paix, un peu d’espoir. Le poème « Signaux inutiles » peut donner une idée : « On signale depuis longtemps un satellite nuisible, un autre non moins nuisible mais invisible celui-là, enfin un anneau qui brise tout élan. On signale d’autre part les innombrables avaries qu’a subies notre planète en cours de route.   Ne sachant plus où vivre, quoi réparer, quoi détruire, nous laissons tout crouler. » Peut-être que le mieux, c’est de « partir après nous être démunis de tout souvenir ».

En pays perdu (1956)
Peut-on renier son passé ? Comment affronter les crises qui nous secouent si nous ne reconnaissons pas d’abord le sol où nous marchons?  « Tout est à apprivoiser : l’air et le vent, la parole et le chant qui écume sur des lèvres lourdes de givre. Il faudra aussi semer des clairières pour que vive cette forêt nouvelle car déjà la flétrissure germe dans la racine. » Personne ne viendra nous sauver : « On croit être sauvé à l’instant fatal par une illusoire lame de fond, comme si le bourreau allait échanger le cou coupé pour la main tendue... » Travail difficile s’il en est qui exige une « transfiguration » de l’individu, une plongée dans l’inconnu « Et j’avance. J’avance une planète verte et vierge au pied de la découverte, j’avance une main libre sur le corps du délit, j’avance mille feux follets pour un loup garou, j’avance et j’abandonne le chemin parcouru aux aveugles de demain. »

La main de l’homme détermine la moisson (1952)
Court poème en prose d’une dizaine de lignes. Très facile à lire. La pureté des intentions ne suffit pas. On ne peut pas laisser tout aller. Il faut intervenir pour protéger la beauté, la justice...

« Lieux exemplaires » et « En pays perdu » ont été repris dans la rétrospective de 1965, L’âge de la parole; « Miror », « Lettres à l’évadé » et « La main de l’homme » dans La main au feu (1973); « Signaux » et « Grimoire » dans Forêt vierge folle (1978).


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