LIVRES À VENDRE

30 octobre 2015

Étal mixte

Claude Gauvreau, Étal mixte, Montréal, Orphée, 1968, 71 pages. (Avec six dessins de l’auteur) (Maquette d’André Goulet)

Pourquoi un recueil de 1968 dans ce blogue? Simplement parce qu’il a été écrit entre le 26 juin 1950 et le 16 août 1951 et constitue probablement le summum de l’écriture automatiste au Québec. Sa mise au monde fut assez ardue : « Étal Mixte, troisième volume de la série des oeuvres créatrices complètes de Claude Gauvreau a été réalisé en 1968, du vivant de l'auteur, avec un bon à tirer qu'il a donné lui-même. / L'ouvrage n'a jamais été édité et près de 800 des 1,000 exemplaires devant constituer l'édition originale ont été détruits. / Nous avons retrouvé 202 exemplaires de cette édition. »

Étal mixte est composé de 29 poèmes. Vous connaissez l’exploréen?  C’est le nom que Gauvreau donne au langage qu’il invente et utilise pour la première fois dans ce recueil. Désireux de créer une poésie libérée de tous les codes, en accord avec le credo automatiste, Gauvreau va abandonner syntaxe, vocabulaire et ne conserver qu’une suite de syllabes, de signifiants sans signifiés. Selon l’auteur, il est faux de prétendre qu’il en résulte un non-sens. Cette poésie « non figurative » est chargée d’émotions, d’affects, comme l’est la couleur (et le geste) pour les peintres de l’expressionnisme abstrait.  Et pour celles et ceux qui n’ont jamais vu ou lu ou entendu un poème exploréen, voici le début de « crodziac dzégoum apir » : « Beurbal boissir / Izzinou kauzigak ----- euch bratlor ozillon keeeeék-napprégué / Sostikolligui ------ hostie polli flli / Mammichon --- ukk kokki graggnor / Leuzzi mottètt » Ce sont des mots inventés et encore, pas tellement dans l’esprit français, ne serait-ce en raison de l’omniprésence des fricatives et des occlusives et de la rareté du e muet comme terminaison.

Comment lire Étal mixte? Et je n’entends pas lire dans le sens herméneutique, mais dans son sens le plus primitif. Faut-il le lire à voix haute ou se contenter de le visualiser? Doit-on s’arrêter seulement aux passages où Gauvreau emploie un langage codé? Comment trouver le sens du recueil quand le poète a tout fait pour le détruire?

Plusieurs poèmes sont en pur exploréen et, selon moi, il ne faut pas s’en approcher de trop près. Je pense à « berge bergerac d’anisette », « i », « crodziac dzégoum apir », « zeuthe », « jacques dulume », « gleu gleu », « sous nar », « élongiaque », « les 1 de plomb ».

Beaucoup de poèmes sont mi-exploréens, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont plus faciles à déchiffrer, pas plus d’ailleurs que certains poèmes en pur français. Gauvreau, en plus de détruire le lexique et la syntaxe, anéantit nos repères sémantiques habituels. Le sens valse en tous sens d’un vers à l’autre et parfois à l’intérieur du même vers. Quand on a l’impression de tenir quelque chose, à coups d’exploréen ou de non-sens, il s’empresse de détruire le sens qu’on était en train de construire. Par exemple, dans « sentinelle-onde » : « C’est le soir / et c’est l’ardoise où les pipis de bonne volonté crossettent les piments dérisoires du scientiste / Eggro coco bébé / Fifflondon fafflaupillo duss-duli drégadeau kin-kouch / Un œil sur la vilandre / Un oc sur la plébère ». Ailleurs, comme dans le poème « ange métorfôze sur les dalles », on dirait une suite de phrases détachées les unes des autres. « Un rire inonde l’éponge / Un glaçon âpre insensibilise le pneu de la folie / Les seins de la nostalgie jouent au cricket avec l’âme de Napoléon ».

Pour le reste, j’entends les poèmes les plus lisibles, il me semble qu’on peut en tirer un certain contenu. D’abord, il y a un ton, quelque chose de (op)pressant, de martelé, en fait une colère qui émane de la plupart des poèmes. Beaucoup de mots, par exemple dans le deuxième poème, « aurore de minuit aux yeux crevés », réfèrent à des actes d’agressions violentes : « yeux crevés, croulent, dévore, éclaboussant son crâne, lacéré et hyéné, égorgé, anéanti, endokori, agonose, aboie, bestialité, brisés, civières de deuil, tapissée de fœtus, moignon ». Il faudrait aussi citer intégralement les deux derniers vers du poème : « Et toutes nos têtes coupées / expirent dans la falaise de zinc ».

On cherche l’origine d’une telle colère, il est clair que Gauvreau a maille à partir avec la religion et plus précisément les religieux. L’aventure du « prêtre crossateur » tourne plutôt mal  dans « vénitien danger » : «  Des bêtes égorgèrent le prêtre / qui restera bandé / comme un sous-nerf de phosphore. / Érection sacramentelle on dit / Érection rembourrée dans les duvets du bondieu / Breste de sacrement de calice de ciboire de saint–chrême / Hostie de félicité masturbée! » De toute évidence, on parle de pédophilie dans « saint-chrême durci au soleil » : « Là où le curé enfonce son poing au cul, là où l’enfant mignon lèche son nombril de pâte, les éclairs exaspérés torchent et retorchent la fiente du renard! » ou encore : « Le moine est sans culotte – l’enfant dur a coupé sa varice! ». Et toujours dans le même poème on a droit aux « infection de jubé », « chaude-pisse alternée », « curé aveugle qui crosse son or », « gales baptismales », « purgatoire de cul », « goupillon [qui] l’encule ».

Puisque l’attaque contre le clergé nous y amène, parlons-en. La sexualité est aussi un motif récurrent : malgré la confusion bien entretenue, il me semble que des poèmes comme « je i rize » et « grégor alkador solidor » ne parlent que de sexe. Ce dernier commence ainsi : « une note de cul roussi éclate au cœur de la fanfare ». » Dans « cilaine douze meyfè », on dirait un viol et il y a cette petite phrase venue de nulle part : « Jésus est né. Son cul m’inonde ». Il arrive même parfois que des tirades d’exploréen trahissent le sexe : « cull cummul – cullum um kum kullus-kuss kussuss suce le dusse ». (Voir aussi l’extrait)

On l’a vu, il y a des jurons, du langage cru, du scatologique, de la violence, du sexe, de la révolte et, sans doute, beaucoup d’autres choses. Bien entendu il n’y a pas que le clergé à la source de cette colère. Ce sont tous les tenants de la société dominante qui passent au tordeur. Il suffit de lire le très lisible « ode à l’ennemi » pour s’en convaincre.

L’écriture « automatiste » met à mal le langage, donc le lien à soi et au réel. Malgré ce bris de contrat, il y a un dévoilement dans cette poésie, et je comprends assez bien le rire de malaise des spectateurs qui assistaient au « spectacle Gauvreau », cet homme d’une telle prestance, à la diction parfaite, dont la dignité s’abimait dans des balbutiements d’enfants et une révolte en mal de transgression.

Gauvreau sur le net
Voir le film sur Gauvreau de Jean-Claude Labrecque
« Claude Gauvreau : musicien, dramaturge, poète » de Jean Fisette
Lire «ode à l'ennemi»
Voir aussi Brochuges


 

23 octobre 2015

Les sables du rêve

Thérèse Renaud, Les sables du rêve, Montréal, Les Cahiers de la file indienne, 1946, 37 pages. (Couverture et cinq dessins pleine page de Jean-Paul Mousseau)

On doit à Thérèse Renaud la première publication d’un texte surréaliste au Québec. Si « le surréalisme est figuratif et l’automatisme est non-figuratif », comme le souligne Mousseau (André G. Bourrassa, 1977, p. 105), j’oserais dire que Les sables du rêve est plus surréaliste qu’automatiste, même si Thérèse Renaud et ses sœurs ainsi que Jean-Paul Mousseau faisaient partie du groupe de Borduas. Il faut souligner que l’appellation  « automatiste » n’apparait qu’en 1947.

Les sables du rêve est le troisième livre des mythiques « Cahiers de la file indienne » (1946). Les deux auteurs-fondateurs de la maison, Éloi de Grandmont et Gilles Hénault, publiaient la même année Le voyage d’Arlequin et Théâtre en plein air. Ce sont les premiers livres où l’on rencontre une collaboration entre poète et artiste, tradition que va poursuivre Erta. Les Cahiers de la file indienne s’inscrivent dans la tradition surréaliste, un surréalisme plus sage que celui de Breton, il faut le dire.

Le titre est tiré d’un vers de Breton : « il y aura toujours une pelle au vent dans les sables du rêve » (Les États généraux, 1943). Les dessins de Mousseau accompagnent le texte, mais ne l’illustrent pas. Ils sont figuratifs. Mousseau emprunte le procédé de surimpression cher aux surréalistes : des caricatures de personnages mi-bêtes, mi-humains, mi-végétaux. En quelque sorte, un bestiaire fantastique comme en fit Pellan.

Commençons avec les quatre strophes qui ouvrent le recueil.

« Entre la peau et l’ongle d’un géant j’ai bâti ma maison. / Mon mari est petit et noir. Il aime les serpents et en porte toujours comme cravate. Il est beau et sur sa nuque pour des cheveux poussent les crins d’un cheval. / Un jour il entre en tenant ses yeux dans ses narines : « Bonjour mon arbuste chéri. » / Nous sommes allés à la rivière rincer notre linge et teindre nos cheveux. »

Certains éléments vont devenir des constantes. Notons l’absence de vers, la présence de personnages (dont le narrateur acteur) et une narration. En plus, surréalisme oblige, le temps et l’espace sont pervertis, les mondes minéral et animal envahissent l’humain, l’enchaînement des actions est déroutant et l’humour est présent. On a l’impression de se retrouver dans un conte merveilleux : les serpents-cravates, les cheveux-crins-de-cheval, la femme-arbuste, les yeux-narines. Voici la suite du poème :

« II m’a dit trois lois : « Fais attention aux chants du rossignol car ta besogne à la maison est grave et sérieuse. Hier notre lit a abrité trois feuilles de chênes et cela démontre que tu es belle. » / Je lui ai dit, en hachant mes paroles que nous devions manger pour le souper : « Trois rossignols ne peuvent me donner le bonheur. » Et le regardant bien en face : « Si je remplis la maison de rires tu sais ces beaux rires près de la route qui conduit à la forêt vas-tu me serrer la main ? » II a dit : « Oui. » / II n’y a jamais de pleurs dans notre maison parce que sur le perron mon mari a planté cinq arbres jaunes de Hollande. »

La jeune femme espère plus qu’un bonheur domestique, un peu de ces « beaux rires près de la route qui conduit à la forêt ». L’effet des « arbres jaunes de Hollande » ne durera pas longtemps. Dans presque tous les poèmes, on va retrouver un scénario semblable : une jeune fille (plus rarement une femme ou un homme) rêve ou essaie d’échapper à son milieu, de s’affranchir de certaines contraintes. Et quand elle réussit à franchir le pas, qui la libérerait ou la délivrerait, un incident la ramène au point de départ.  « J’ai connu trois garçons que j’ai pris par la main sans les embrasser mais je me suis aperçue bien vite que ce n’était que des voiles sans barque ». Le plus souvent, c’est elle-même qui est incapable de rompre les liens qui la retiennent : « Arrivée à la clairière j’ai pris mes pieds malades et les ai jetés dans le ruisseau. / J’ai descendu mon corps entier dans les fossés et j’ai refermé la coquille d’huitre… » Sa quête de liberté, d’affranchissement va prendre différentes tournures, emprunter différents scénarios, réalistes ou totalement imaginaires : « Dans ma coquille d’huitre j’ai déposé ma tête. Les herbes ont courbé la cheville et moi je suis allée à la rencontre de trois voyageurs »; « J’ai revêtu mes combinaisons de joie sauvage »; « Mais si la nuit se fait complice de mes rêves alors il y aura de la casse et mes jambes qui me servent d’appuis-livres me projetteront dans un gouffre si profond que j’y verrai mes ancêtres en train de manger leurs mains avec des chinoises » Tout, toujours, se dérobe en sa présence, et même l’amour qu’elle a laissé passer : « Ah! Enfermez moi pour avoir dérobé ce secret et eu le malheur de voir l’amour sans tomber à ses genoux… » Le recueil se termine justement par la disparition du personnage ou du désir… : « Et la Grande Pâmée s’évanouit comme je sentais ma bouche s’épaissir et mes doigts se crisper… »

Le surréalisme de Renaud est moins dans les images percutantes que dans la désarticulation du réel. Elle invente un univers fantastique qui tient du conte. C’est une toute jeune femme qui écrit ces poèmes (19 ans au moment de la publication, le 11 septembre 1946). Son désir de liberté, elle lui donnera suite puisqu’elle déménagera ses pénates en France, en octobre 1946, rejointe bientôt par Fernand Leduc qui deviendra son mari. Les deux seront signataires du Refus global, en 1948.

à Louise
J’ai passé la journée à compter les plis que font
mes pas sur la neige
J’ai passé l’année à rêver d’une chevauchée
mystérieuse de nuages mousseux
J’ai recueilli trois pétales de lys pour
me faire une robe
                            Ai-je entendu la cloche tinter ?...
Je suis partie à quatre pattes pour faire la
conquête des îles d’automne
                           Entends-tu la cloche prier ?...
Je n’ai rien eu à refaire puisque je suis
« l’Abeille-Désir »...




21 octobre 2015

Les automatistes

La culture canadienne-française a longtemps été en retard sur les mouvements européens. Il est d’autant plus étonnant qu’un mouvement à la fine pointe de l’avant-garde se développe au Québec en pleine « grande noirceur ». Bien entendu, on parle de l’automatisme, ce mouvement initié par Borduas qui nous a donné Refus global et quelques-uns de nos plus grands artistes. Je ne referai pas l’histoire du mouvement, déjà présente sur l’internet. Le retour de Pellan de Paris, ses divergences avec Borduas, le regroupement autour de Borduas, les expositions des Sagittaires, les réserves des automatistes face à Breton, Refus Global, le départ de Borduas, la continuité avec Gauvreau, tout cela on peut le trouver dans les documents suivants :

Paul-Émile Borduas. Sa vie, son œuvre de François-Marc Gagnon. Le livre peut être téléchargé sur le site de L’Institut de l’art canadien
Les automatistes et le livre de Michel Brisebois
Les automatistes de Jean-Mathieu Nichols
Chronique du mouvement automatiste québécois de François-Marc Gagnon 

Si vous préférez les livres, voici deux suggestions.


  
Le livre de Bourassa ratisse large, mais demeure une référence sur le sujet. Quant à la publication des Herbes rouges, en plus de la postface pertinente de François Charron, elle nous offre un ensemble de recueils devenus introuvables ou hors de prix.

On peut aussi découvrir d’autres livres dans la mouvance de l'automatisme dans certains de mes blogues.


Surréalisme et automatisme
Pour les artistes montréalais, les deux termes n’étaient pas synonymes, même si on admettait que le second était issu du premier. On insistait pour dire que l’automatisme était non figuratif, non anecdotique. Ainsi défini, l’automatisme se situe à la jonction du surréalisme européen et de l’expressionnisme abstrait américain. Au-delà de l’esthétique, l’automatisme québécois est un mouvement qui vise la libération de l’individu sur tous les plans, comme le dit avec force Refus global.

Dès vendredi et dans les semaines à venir, je vais bloguer les six recueils suivants.

Les Sables du rêve de Thérèse Renaud
Étal mixte de Claude Gauvreau
Brochuges de Claude Gauvreau
Osmonde de Jean-Paul Martino
La Duègne accroupie de Michèle Drouin
Les Poèmes de la sommeillante de Micheline Kline Ste-Marie

16 octobre 2015

Têtes fortes

Armand Roy, Têtes fortes, Montréal, Les éditions du Totem, 1935, 193 pages.

Insatisfait d’Albert Lévesque, son éditeur et ami, Albert Pelletier lance les éditions du Totem en 1933. Son entreprise ne durera que 5 ans (1933-1938) et sera surtout active entre 1933 et 1936 (10 titres sur les 12 que Totem publiera). En 1935 parait Têtes fortes, roman susceptible de froisser les susceptibilités frileuses, entre autres et surtout à cause du dénouement. En tant qu’éditeur indépendant, Pelletier entend bien tenir la dragée haute au clergé, en dépit de « L’affaire Les demi-civilisés » survenue un an plus tôt.

Ce roman ressemble beaucoup aux Amours d’un communiste d’Henry Deyglun publié chez Lévesque deux ans plus tôt. Dans les deux, on lit une histoire d’amour sur fond de revendications sociopolitiques. Tout au plus, les communistes sont remplacés par les nationalistes, un parti qui agit aussi dans une certaine clandestinité. Si chez Deyglun, la morale était sauve, on ne peut pas en dire autant du roman de Roy.

Louis Clément est un industriel qui possède une métairie à Saint-Bruno, près de Saint-Pascal de Kamouraska. L’immense ferme est tenue par Thomas Chevrier, ses trois fils et quelques ouvriers. Pour les Clément, la métairie est surtout un lieu de villégiature.

Au retour d’Europe, Serge Clément, le fils de Louis, se rend dans la métairie. Il est accueilli comme un enfant prodigue par la famille du métayer, surtout par Madeleine, une jeune fille instruite qui n’a rien d’une paysanne et sa compagne de jeu quand ils étaient enfants. Madeleine l’aime en silence.

Malgré son père qui n’a que du mépris pour tout ce qui est intellectuel, Serge devient professeur à l’Université Laval et s’engage dans le parti nationaliste. Lors d’une réunion avec les amis bourgeois de sa famille, il rencontre une jeune femme mariée qui lui fait la cour. Elle le poursuit de ses avances. Cette fille finit par l’exaspérer et, du coup, il se rend compte qu’il est amoureux de Madeleine Chevrier. Pendant tout un été, les deux jeunes amoureux flirtent avant que Serge se décide à demander sa main.

La vie de Serge bascule du jour au lendemain à cause de son  engagement politique. Un journal de droite, d’obédience religieuse, se lance dans une campagne de salissage contre le parti nationaliste : il associe le nationalisme au bolchévisme, à l’anticléricalisme et le rend même responsable du meurtre de deux fonctionnaires commis par un déséquilibré. Serge perd sa place de professeur et, bientôt, reçoit une lettre de sa fiancée qui rompt les fiançailles, poussée par le curé de sa paroisse qui a relayé les calomnies du journal catholique. Complètement désabusé, Serge se jette dans les bras adultères de la femme mariée.


Tout au long du roman, Serge fait étalage de ses « hautes valeurs morales ». Ceci rend d’autant plus provocante la fin du roman : « Elle passa un bras autour du coup de Serge, l’attira davantage et ferma les paupières en posant sa bouche humide sur la sienne. Une ivresse chaude les parcourut. Serge demeura sans force, à sa merci. »

Roy décrit les Canadiens français comme un peuple manipulé par le clergé et les journalistes de droite. L’école et le syndicalisme ne semblent pas en mesure de faire contrepoids. Pourquoi les « têtes fortes »? C’est le surnom qu’on donne aux membres du parti nationaliste. Armand Roy, contrairement à Henry Deyglun, demeure assez vague sur les idées et les intentions réelles du parti nationaliste. Vise-t-on l’indépendance ou la sauvegarde de la langue française dans le cadre fédéral? Disons qu’au parti nationaliste, on discute surtout de stratégie. Bref, les idées politiques ne sont pas très intéressantes puisqu’on se contente d’énoncer quelques grands principes. Il s’agit de « préparer le relèvement national et la révolution sociale ». 


Extrait
Ils se turent un moment. Serge prit le visage de Madeleine dans ses mains et le couvrit de baisers. A ce moment, elle attira son compagnon à elle, le serra très fort comme si elle eût voulu s’identifier à lui. Mais Serge se défit doucement de son étreinte et se leva, les yeux hagards. Tout à sa passion de jeune fille inexpérimentée, Madeleine ne comprit pas, d’abord, le sens de ce geste brusque. Elle restait couchée sur le côté, les cheveux et les vêtements en désordre.
—  Allons, viens. Filons, dit Serge. Elle reprit ses sens et se rendit compte qu’elle venait d’échapper à un danger. Alors elle se leva à son tour et, en signe de remerciements sans doute, se jeta au cou de Serge.
— Non, laisse, fit-il. Sortons d’ici au plus tôt. De ses deux mains il écarta les branchages et, suivi de Madeleine qui butait sur les racines, il s’engagea dans le sentier. Il pressait le pas parce qu’il sentait que la fatalité de la nature les menaçait encore. Dans la chevelure des arbres, les rossignols jetaient des rires per- lés. Serge n’entendit, ne vit rien. Ils avaient franchi le bois d’un pas inégal et marchaient maintenant à la li- sière du champ. Madeleine était bouleversée.
— Serge, mon chéri, cria-t-elle. Il ne répondit pas. Elle courut un peu et, l’attrapant par la manche, l’arrêta:
— Pourquoi m’en veux-tu? demanda-t-elle, les larmes dans les yeux. Alors il se calma et parla doucement:
— Pauvre petite, je ne t’en veux pas, dit-il. Nous allions céder aux exigences de la nature. Nous sommes tous des malheureux!  (Pages 136-137)

7 octobre 2015

Les Amours d'un communiste

Henry  Deyglun, Les Amours d'un communiste, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1933, 186 p.

Au début des années 1930, en pleine Crise, un groupe de communistes, parachutés de la Russie, établit ses quartiers généraux  au nord de la rue Berri, à Montréal. Le groupe est dirigé par un certain Dostoïevsky. Comment celui-ci est-il arrivé à Montréal ? Comment a-t-il réussi à implanter son groupe ? On ne le saura pas. Ce qu’on apprend, c’est que le parti clandestin compte 10 000 sympathisants, dont 1000 sont prêts à passer à l’action. Ils ont même mis en place une stratégie pour s’emparer de la ville de Montréal quand le signal du Grand Jour leur sera donné. Par qui ? Par Moscou ?

Jean suit, avec une tension d’esprit toujours plus grande, la manœuvre, la tactique qui sera celle du Grand Jour.
Je répète, dit Dostoeivsky:
- Dès l’ordre reçu, les hommes, comme de paisibles promeneurs, gagnent leurs postes. Un furieux incendie éclate dans chaque quartier de la ville. Les pompiers accourent. La police vient rétablir l’ordre. Au même instant, les ponts sautent, les routes sont gardées, la ville est isolée de l’extérieur. L’Hôtel de Ville, les Postes, les Télégraphes, les Stations de T. S. F., les gares, la direction de la Police, les pouvoirs d’eau et de lumière, les journaux sont envahis.
Six mille hommes bien instruits peuvent se rendre maîtres de la ville en moins de deux heures. Mais il faut que les hommes soient bien disciplinés, l’action rapide, courte et précise. Vous avez instruit votre monde, chacun connaît son devoir; nous n’aurons plus qu’à agir lorsque l’heure X sonnera.
En attendant, nous faisons une propagande intense dans le prolétariat. Nous communiquons à la foule les scandales qui se produisent dans tous les gouvernements. Nos émissaires nous renseignent sur les faits et gestes des ministres. Nous leur faisons une énorme publicité lorsqu’ils commettent une erreur.
Soulevons l’opinion, réveillons les énergies. L’heure du Grand Jour est proche. Le capitalisme bat de l’aile. N’attendons pas qu’il se guérisse pour lui livrer bataille; attaquons-le durant son mal. (p. 73-74)

Bien entendu, il n’y aura pas de Grand Jour.

Le héros de l’histoire, c’est Jean Dufresne. Orphelin élevé par des gens très pauvres, ses idées face à l’inégalité sociale l’ont amené au parti. Au début, il travaille dans un restaurant, mais vu ses talents, sa prestance, sa beauté (il suffit qu’il entre dans une pièce pour que toutes les femmes tombent en pamoison), le parti manoeuvre pour le faire nommer secrétaire d’un ministre. En poste, il découvre que le ministre est un homme sincère, honnête, qui compatit à la misère des siens (n’oublions pas, c’est la crise). Il n’arrive tout simplement pas à trahir sa confiance et ne refile aucune information aux camarades. Un jour, le ministre lui présente sa fille Nicole. Jean Dufresne, qui avait repoussé l’amour au nom de sa cause, a le coup de foudre. Au même moment, une ancienne communiste dénonce le groupe. On les enferme les têtes dirigeantes dans le « Camp des réprouvés de Beloeil ». Laissés à eux-mêmes, on espère que le groupe implosera, ce qui semble se produire. Entre-temps, Nicole  convainc son père (Nicole est sa seule famille, sa femme étant décédée) de quitter la politique d’ici un an et d’accepter comme gendre Jean le communiste, sûre que l’amour va lui remettre les idées en place. L’épilogue lui donne raison. Trois ans ont passé, Nicole et Jean sont mariés et habitent Westmount. Ce dernier est même à la tête d’un grand journal : « Il avait renoncé à toutes ses idées politiques. C’était un modéré en tout, presque un sage. »


Le roman a peu de qualités littéraires. La composition est indéfendable (le complot russe, … le retournement final) et les personnages ne dialoguent pas, ils exposent longuement leurs idées. Pourtant, ces mêmes idées peuvent avoir un certain intérêt : les liens entre la Crise et la montée d’un groupe de gauche, entre la Crise et le capitalisme, entre la Crise et le communisme, entre le communisme et la religion catholique. On saisit une certaine image de la gauche de l’époque. (Rappelons que pour juguler les effets de la Crise, les « autorités » proposaient le retour à la terre). Deyglun traite d’un sujet sensible dans le Québec frileux de l’époque, mais il sait ménager la chèvre et le chou : on perçoit une certaine sympathie pour les idées de gauche, surtout quand elles sont compatibles avec le message évangélique (l’amour du prochain, la compassion, la justice).