Roland Lorrain, Perdre la tête, Montréal, Les romanciers
du jour, 1962, 188 p.
Dans les « eaux rapides de
la rivière des Prairies », le juge Boisclair possède une île. Les
Boisclair passent les six mois d'été sur cette île enchantée, avec des domestiques qui
veillent sur eux. La mère, catholique rigoureuse, tient la dragée haute à sa
fille Martine (plus de 21 ans) et à son fils Michel (18 ans). L’honneur de la
famille ne saurait souffrir d’aucune tache. Martine, qui est au centre de
l’histoire, a eu quelques relations amoureuses qui ont tourné à rien. C’est une
fille très sensible (elle pleure à tout propos, s’évanouit) qui ne se contente
pas de la vie conformiste de ses parents. Elle finit par se fiancer à Adrien
(pourquoi pas lui?), fraîchement reçu médecin, avant de rompre quand elle
s’aperçoit qu’il est trop rigide.
En face de leur île s’en trouve
une autre, presque sauvage, l’île verte. Là habite, vivant en étranger, Jacques
Lahaise. L’ayant vu une fois lors d’un concert, Martine croit qu’il pourrait
être l’homme de sa vie. Compte tenu de sa réputation de libertin, sa mère lui
défend de l’approcher. Martine provoque une rencontre qui ne se déroule pas
très bien mais qui la confirme dans son sentiment amoureux. Elle est sûre que
Jacques éprouve la même chose pour elle. Un jour, il plie bagage sans avertir et
prend un bateau pour l’Europe. Sans lui en parler, Martine prend l’avion et va
l’attendre au port où son bateau doit accoster.
Les deux filent le parfait
bonheur jusqu’à ce que Martine découvre qu’il est infidèle, ce dont il l’avait prévenue.
Furieuse et blessée, elle rentre au Québec et revient chez ses parents. Elle
est enceinte et il n’en sait rien. Sa
grossesse est très difficile. Elle perd un peu la raison et tente même de tuer
son bébé. La vieille domestique de la maison propose de l'adopter afin de lui
éviter la crèche. Finalement, quand Jacques revient sur son île, sans avoir compris
pourquoi Martine l’avait quitté, c’est Michel, le frère de Martine, qui
rétablit les ponts entre eux.
Ce roman donne une assez bonne
idée du climat moral qui prévalait dans la société québécoise avant la
Révolution tranquille. On mesure toute l’importance de la morale religieuse, en
même temps, on voit quelques marginaux qui réussissent à se libérer de cette
emprise. Perdre la tête décrit bien l’esprit
de la haute bourgeoisie. Il faut coûte que coûte préserver son rang social,
surtout aux yeux des autres grands bourgeois. Et cette tâche ingrate incombe
davantage aux mères qu’aux pères. On nous présente un curé assez ouvert,
avant-gardiste même pour l’époque. Il me semble que le caractère de Martine est
forcé : cette fille décidée tombe amoureuse d’un homme qu’elle n’a pour
ainsi dire jamais vu. Je regrette que le roman finisse par sombrer dans le
mélodrame; le rendu du contexte social, la description des lieux me semblent
très justes.
Extrait
Martine s'attarda à considérer, pour réprimer son
émotion, l'élégant yacht blanc où, pensa-t-elle, quelque amie intime
connaissait, sans doute, les baisers et les caresses du propriétaire, au cours
de glissements ronronnants dans la nuit. Puis elle s'était mise à monter
lentement le sinueux escalier de pierre.
Elle s'efforçait de remplir ses yeux d'une assurance
tranquille quand, arrivant en haut de l'escalier après un dernier tournant,
elle se heurta à M. Lahaise qui partait. Elle cria, rougit violemment et,
tentant de se reculer, devint très pâle et vacilla. M. Lahaise la retint dans
ses bras.
Quand elle fut remise, il la prit doucement par le
menton, releva sa tête et, alors qu'elle bredouillait des excuses en essayant
de se dégager, il l'embrassa avec lenteur, comme avec précaution.
Martine glissa dans un demi-évanouissement: ses lèvres se
détachèrent de celles de M. Lahaise, traînèrent sur sa joue et s'arrêtèrent
dans son cou où elles furent un moment inertes.
Le jeune homme, la sentant reprendre vie, l'entendit
balbutier :
— Il faudrait que je m'assoie un peu, s'il vous plaît.
Il la mena à un banc sous un pin, à quelques pas de là.
Martine ferma les yeux.
M. Lahaise la considéra d'un air un peu embarrassé, puis
demanda:
— Dois-je aller chercher des sels, mademoiselle? Elle fit
signe que non, rouvrit les yeux, retrouva ses couleurs et se mit à regarder fixement au loin, vers
le mont Royal, au bout de la rivière. Ses lèvres étaient dures, son visage
sévère. Elle était incapable de prononcer le moindre mot.
— Excusez-moi, dit M. Lahaise. Alors Martine fondit en
larmes.
M. Lahaise s'assit près d'elle, l'enlaça et attendit.
Elle se calma et sourit à la fois comme une enfant consolée et une amoureuse
avisée :
— J'ai été bien sotte, dit-elle; le brusque changement de
la température m'a rendue nerveuse.
M. Lahaise eut un air mi-tendre mi-narquois et répondit :
— Une sottise bien flatteuse pour ses victimes. Martine
rougit de nouveau un peu et s'ébroua de la tête, à sa manière habituelle:
— J'étais venue pour vous remercier encore de m'avoir
sauvé la vie... Mais je vous ai
dérangé, je pense. (pages 114-115)
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