Napoléon Bourassa, Jacques et
Marie. Souvenirs d’un peuple dispersé, Eusèbe Senécal, 1866, 306 pages.
(publié d’abord dans la Revue canadienne
de juillet 1865 à août 1866)
Dans sa préface, Bourassa
explique la genèse de son roman et ses intentions. Lui-même descendant
d’Acadiens venus s’établir à Montréal, il a voulu rendre hommage à ces
« humbles mais héroïques infortunés » qui ont traversé l’Amérique
pour trouver une terre d’exil qui leur convenait : « Le récit que je
vais offrir aux lecteurs de la Revue résume les
impressions vagues qui me sont restées de tous ceux que j'ai entendus
dans mon enfance sur les Acadiens, et il rappellera le plus fidèlement possible
l'existence éphémère d'un peuple que la Providence semblait destiner à une vie
nationale plus longue et plus heureuse, tant elle avait mis en lui de foi,
d'amour et d'énergie. » Il insiste pour dire que son roman ne doit pas être
lu comme une revanche contre l’Anglais oppresseur : « J'ai pris pour
sujet de mon livre un événement lugubre, conséquence d'un acte bien mauvais de
la politique anglaise ; mais ce n'est pas pour soulever des haines tardives et
inutiles dans le cœur de mes lecteurs : à quoi bon ? tous les peuples ne
conservent-ils pas dans leurs annales des souvenirs qui rappellent des crimes
affreux qu'ils ont expiés, ou dont ils porteront la tache durant les
siècles? »
Grand-Pré, 1749. Jacques Hébert
(18 ans) et Marie Landry (13 ans), malgré leur différence d’âge, sont amoureux. Devant
l’obligation de prêter allégeance à l’Angleterre et la menace de se voir
expropriée, la famille Hébert décide de fuir et d’aller s’établir dans la
région de Beaubassin, encore territoire français à l’époque. Jacques promet à
Marie de revenir au printemps. Les années passent et Jacques ne revient pas. On
ne sait même pas s’il est encore vivant.
Nous voici en 1755. Un jeune
officier anglais, Georges, courtise Marie depuis deux ans. Celle-ci, toujours
amoureuse de Jacques, le tient à distance. Au début de septembre, les
événements se précipitent : tous les hommes de plus de 10 ans sont
convoqués à l’église de Grand-Pré. La Déportation est commencée. Pour sauver
ses parents, Marie vient près de céder aux avances de Georges. Le retour
de Jacques, prisonnier des Anglais, la ramène sur le droit chemin du
patriotisme. Condamné à mort pour avoir mené une guérilla contre l’armée
anglaise, il est sauvé in extremis par des maquisards
amis.
L’embarquement sur les bateaux de
l’exil commence : les Anglais ne respectent pas la parole donnée, à
savoir qu’ils ne sépareraient pas les familles. Le lieutenant Georges,
francophile au fond et toujours amoureux de Marie, se révolte. Jacques et ses
amis maquisards lancent une action punitive contre les dirigeants anglais, mais
épargne Georges.
Quelque temps passe. On retrouve Marie
et les Hébert dans la région de Boston. George veille sur eux à distance et
organise leur retour en Nouvelle-France. Ils s’installent à Lacadie. Jacques, entre-temps,
se comporte en héros lors de la bataille de Sainte-Foy. Sur le champ de
bataille, il découvre le lieutenant Georges, blessé à mort : ce dernier
lui apprend que Marie et son père doivent être de retour en Nouvelle-France. La guerre
finie, plutôt que de s’embarquer pour la France, Jacques prête le serment d’allégeance
et se lance à la recherche des siens. Il arrive juste à temps pour assister à
la mort de son père. Le roman se termine par son mariage avec Marie.
Le roman de Napoléon Bourassa a
beaucoup de qualités : d’abord, l’auteur écrit très bien, quoique son
style d’écriture convienne mieux à un essayiste. En fait, il se démarque quand
il s’agit d’analyser une situation psychologique, sociale ou militaire. Il
ratisse large et bien comme on dit. Cette qualité, malheureusement, est
quasiment un défaut quand on écrit un roman. La narration proprement dite des
actions, qui touchent nos deux héros, est constamment repoussée pour céder la
place à des digressions historiques, certes bien faites, mais lourdes dans un
roman. Ces digressions sont trop souvent présentées comme des tableaux figés desquels les personnages principaux sont exclus. On pourrait dire aussi que les
éléments dramatiques du roman (l’embarquement de Marie sur le bateau de l’exil,
ses retrouvailles avec Jacques à la toute fin) ne sont pas assez exploités.
D’un autre côté, ce parti-pris atténue le pathétisme dont l’histoire est
porteuse.
C’est un roman historique dans la
plus pure tradition : une intrigue amoureuse fictive vient agrémenter une
trame historique. L’auteur donne beaucoup de détails sur les accrochages qui
ont lieu ici et là entre les Français et les Anglais. Tout cela est un peu
difficile à suivre si on ne connait pas très bien l’histoire des Acadiens entre
1749 et 1755. Les Anglais sont présentés sous un jour assez odieux (lire l'extrait). Le
patriotisme, le sens de l’honneur demeurent des valeurs qui supplantent le
sentiment amoureux, comme c’est le cas dans pareils romans : « Quant
au père Landry, il ne variait pas ostensiblement de langage et d'habitudes
depuis l'entrée de son jeune hôte dans sa maison : il était toujours affable,
également jovial avec lui ; mais quand l'occasion s'en présentait, dans
l'absence de l'officier, il ne manquait pas de réciter les deux phrases
suivantes qu'il tenait comme des axiomes de ses pères : " Qu'une Française
n'a pas le droit d'aliéner le sang de sa race ; et, qu'une fille des champs qui
songe à s'élever au-dessus de sa condition est presqu'une fille perdue." »
Napoléon Bourassa - BAnq |
Extrait
Alors commença le triage des
jeunes et des vieux. À mesure que les prisonniers franchissaient le seuil du
petit temple, les gardes qui se trouvaient au porche séparèrent les enfants
d'avec leurs pères, comme le maître d'un troupeau sépare les agneaux qu'il
envoie à différents marchés. Les malheureux crurent que c'était tout simplement
une mesure d'ordre et de précaution. Winslow leur avait dit que les familles
s'en iraient ensemble; ils se fiaient à cette promesse, confiants encore dans
la bonne foi de ces hommes qui les avaient si impudemment trompés. Rien ne
pouvait détruire la crédulité de ces âmes honnêtes ; elles ne s'habituaient pas
à croire qu'on pouvait si souvent mentira un peuple. Ils se séparèrent, donc
sans se faire leurs adieux, pensant se rencontrer un instant plus tard, sur le
môme vaisseau, avec leurs femmes, leurs mères et leurs filles; et cette idée
de se retrouver encore tous ensemble tempérait dans leurs cœurs les angoisses
du départ; ces quelques jours de séparation leur avaient fait désirer l'exil
qui devait les rendre au moins aux affections de leurs foyers... Ils obéirent
tous sans murmurer à ce qu'ils croyaient être les dispositions nécessaires de
l'autorité.
Les jeunes gens furent mis à
l'avant, distribués par rangs de six, et les vieillards, placés à leur suite,
dans le même ordre, attendirent avec calme le signal du colonel pour
s'acheminer vers la côte. Tous étaient résignés; il ne s'élevait pas une
réclamation du milieu de cette foule ; au contraire, quelques-uns semblaient
refléter sur leur figure cet enthousiasme que les martyrs apportaient sur le
théâtre de leurs tortures ; beaucoup d'entre eux croyaient véritablement
souffrir pour leur foi : à leurs yeux, le serment qu'on avait voulu leur
imposer était un acte sacrilège. Mais Butler vint bientôt soulever une tempête
dans leurs cœurs pacifiés, en commandant aux jeunes gens de s'avancer seuls du côté
des vaisseaux :
— Il faut que vous montiez à
bord avant vos parents.
Tous se récrièrent:
— Non, non ! nous ne voulons pas
partir sans eux!... Nous ne bougerons pas à moins qu'ils ne nous suivent!...
Pourquoi nous séparer ?... Nous sommes prêts à obéir, mais avec eux... Nos
parents ! nos parents !...
En même temps ils se
retournèrent pour aller se confondre dans les rangs de ceux-ci. Mais ce cri de
leurs entrailles avait été prévu, et ils trouvèrent derrière eux une barrière
de soldats qu'ils ne purent enfoncer, et devant laquelle ils s'arrêtèrent,
protestant toujours avec la même fermeté. Butler cria à ses gens de marcher sur
eux et de les pousser à la pointe de leurs armes. Ces hommes n'attendaient
qu'un ordre semblable pour satisfaire leur haine. Ils s'élancèrent donc,
dirigeant des faisceaux de baïonnettes vers ces poitrines trop pleines d'amour,
contre ces bras levés vers le ciel, sans armes, et qui ne demandaient qu'un
embrassement paternel! Le sang de ces enfants coula devant leurs mères, devant
leurs vieux parents qui leur tendaient aussi les bras, mais qui, voyant
pourquoi on les blessait, les prièrent de s'en aller sans eux, sans s'inquiéter
d'eux...
Ils furent bien obligés
d'obéir; ils n'avaient d'autre alternative que celle de se faire massacrer sous
les yeux de ceux qu'ils aimaient. Ils tournèrent la face du côté de la mer et
s'avancèrent au mouvement rapide que leur imprimait les armes que les troupiers
tenaient toujours fixées sur leurs reins.
Mais bientôt leur marche
précipitée se ralentit, on les laissa respirer. On vit que c'était se lasser
inutilement que de poursuivre ainsi des gens soumis. Leur acte n'avait pas été
une révolte inspirée par la colère, mais le premier mouvement de cœurs qu'on
vient de briser: maintenant, dépouillés du dernier bien de leur vie, de la
seule consolation qu'ils pouvaient apporter dans leur exil, la société et
l'affection de leurs parents, ils ne faisaient entendre aucune menace, aucune
imprécation; ils souffraient seulement, beaucoup, mais sans faiblesse, comme
des hommes chrétiens savent souffrir. » (p. 244-245)
Lire le roman : Internet
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«Évangéline» dans Essais poétiques
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