28 mars 2025

Les voyages d’Irkoutsk

Jean Basile (Bezroudnoff), Les voyages d’Irkoutsk, Montréal, HMH, 1970, 169 pages.

(« Irkoutsk » est orthographié « Irkousz » sur la page de titre. C’est une ville russe située en Sibérie.)

Jonathan dit: « Dieu ne peut pas être dans mes livres car mes livres ne sont pas quelque chose que l’on lit. » Je dis: « Parce qu’ils sont illisibles. » Il dit: « Pas du tout, ma chérie, mes livres il ne faut pas les lire, il faut simplement les suivre. » (p. 120)

Judith est la narratrice de ce troisième tome de la « Trilogie des Mongols ». Les trois J. (Jérémie, Jonathan et Judith), qu’on a déjà rencontrés dans La jument des Mongols et Le grand Khan, se promènent d’un appartement à l’autre et parlent et parlent encore. Il faut dire que le plus souvent, ils sont sous l’effet des hallucinogènes et leurs discours est à l’avenant. On a droit à de longs soliloques décousus (flux de la conscience), à quelques passages descriptifs, à des dialogues d’intellectuels fermés sur eux-mêmes.  En fait, Basile essaie de rendre compte d’un triple foisonnement, celui de Montréal, celui d’une époque mais aussi celui de ses personnages perdus dans cette période de changements. Encore une fois, les référents culturels (et beaucoup plus contre culturels que dans les romans précédents) pullulent et je dois bien avouer que certains m’échappent.

Jean Basile nous offre même un exposé sur les drogues et leurs effets.  

1) Qu’appelle-t-on LSD? La synthèse du LSD a été réalisée, dès 1938, en Suisse, aux laboratoires Sandoz. On ne découvrit ses effets que par hasard, le jour où le docteur Hoffman, son inventeur avec le docteur Stoll, oublia de se laver les mains avant de se mettre à table. Quelle mouche le piqua qu’il s’avisa de se lécher les doigts! On le nomma LSD pour abréger son appellation contrôlée: lysergsaure diethylamid, en allemand « dangereux destructeur de la jeunesse de notre belle nation ». (p. 97-98)

Le roman est difficile à résumer puisqu’il n’y a pour ainsi dire aucun fil narratif. Judith, narcissique et manipulatrice (comme les deux autres J.), est encore et toujours en quête d’un amoureux. Entre-temps, elle couche avec tout ce qui bouge. Elle dirige maintenant une galerie d’art et elle croit avoir trouvé la perle rare (un amoureux). Elle s’est entichée d’un jeune artiste qui se nomme Victor (elle le surnomme Victor-Axel). Ce dernier veut présenter une exposition intitulée « Quelques bonnes raisons de ne pas manger de la merde ». Il lui plait et elle accepte de promouvoir ses œuvres à condition qu’il accepte ses avances.  Ce jeune homme prétentieux, à l’image des trois J., va finir par céder mais l’expérience ne sera pas celle qu’elle espérait.

Deux autres amis de Judith sont très présents dans le roman : Aurélien fraichement sorti de Bordeaux et Anatole, un gai qui se prostitue.

La fin du roman demeure ouverte. D’une part, on lit :

« Avant même de finir les quelques pages de ce livre, avant même d’arriver à ce que Jérémie appelle « Sa surprise », il me reste cependant à reprendre une des phrases de Jonathan qui parlait ainsi de ses livres: « Je ne demande pas qu’on me lise, je ne demande pas qu’on me suive. » Merci, merci, mes chers lecteurs, de m’avoir suivie jusqu’au bout, merci, mille fois merci, merci. Il est d’usage enfin que l’on donne quelques renseignements généraux sur l’avenir de ses héros. Je n’y manquerai pas. Jonathan continuera d’écrire des livres; Jérémie continuera de travailler tout en surveillant, chaque matin, la marche inexorable de ses rides. Quant à moi, je me marierai, tôt ou tard, avec un quelconque beau garçon. »  (p. 162).

Pourtant, le roman se prolonge sur quelques pages. Et, la « surprise » de Jérémie, c’est la mort de Victor à laquelle il a contribué en ajoutant « une bonne dose de Seconal dans son gin fizz ». Au cours du roman, les trois J. s’interrogent continuellement sur leur avenir. Ils sont maintenant dans la trentaine et n’ont toujours rien de solide dans leur vie personnelle et professionnelle. Bien entendu, il est tentant de dire que Jérémie, en tuant Victor, tue du coup leur jeunesse turbulente.

Jean Basile sur Laurentiana

Lorenzo
Journal poétique 1964-1965

La jument des Mongols
Le grand Khan
Les voyages d’Irkoutsk

Entrevue avec Jean Basile (fondateur de Mainmise)

21 mars 2025

Le grand Khan

Jean Basile, Le grand Khan, Montréal, L’Estérel, 1967, 283 pages.

Le grand Khan est le deuxième tome de la « Trilogie des Mongols » de Jean Basile. On retrouve les trois « J » qu’on avait rencontrés dans La jument des Mongols : Jérémie, Judith et Jonathan. Ils sont maintenant au début de la trentaine, ils vivent toujours à Montréal.

Jonathan est le narrateur. Il trace de lui-même un portrait assez dévastateur : « Je m’appelle Jonathan, six pieds deux pouces, presque aussi maigre qu’un cure-dent, rien qu’à me présenter je fais peur aux monstres, je ne suis pas un roseau pensant, grossier si j’ai mes élégances, je me propose nu, laid, égoïste, vaniteux, peut-être sans talent, je sens le fauve… »

Au début du roman, Jérémie épouse Anne, ce qui crée un choc pour ses deux amis qui ont l’impression d’être laissés en arrière, que leur jeunesse vient de foutre le camp. Quant à eux, Judith et Jonathan entretiennent des relations amoureuses qui ne vont nulle part. Elle s’est entichée d’Adolphe, un soi-disant jeune révolutionnaire, de 10 ans son cadet. Ils vivent dans des mondes séparés. Leur relation est tout sauf harmonieuse. Jonathan, lui, est aimé d’Adélaïde mais on ne peut pas dire que ce soit réciproque. Tous les deux sentent le besoin de faire quelque chose de leur vie mais n’y arrivent pas.

Le retour de Jérémie et d’Anne, enceinte, de leur voyage de noces à Paris est catastrophique. Jonathan, les attendant dans l’appartement de Jérémie, a endossé une robe de la défunte Armande, l’ancienne copine de Jérémie. C’est la rupture entre Jonathan et Jérémie.

Ils se revoient quelques mois plus tard quand Anne accouche d’un enfant gravement handicapé, « immobile dans un bocal plein d’alcool, mais vivant ». « C’est si facile de fermer un petit robinet », mais qui le fera? Jérémie en étant incapable, c’est Jonathan qui le fera.

Jonathan finit par se mettre à l’écriture de son roman et trouve un éditeur.  Il a l’impression d’avoir trouvé sa voie. Quant à Judith, elle fait une tentative de suicide quand Adolphe lui annonce qu’il la quitte, ce que Jonathan ne prend pas trop au sérieux, ce qui provoque une rupture entre les deux.

Jean Basile écrit bien, même trop bien. Ses références culturelles sont impressionnantes (entre autres sur la musique classique). Il a un sens du détail comme peu d’écrivains le possède. Montréal, ses rues, ses édifices s’animent sous sa plume. Des morceaux de bravoure, il y en a à profusion. Le narrateur raconte par de menus détails des faits anodins ou nous sert de fines analyses sur lui et ses amis. Ses personnages sont complexes à souhait. Malheureusement, avec de telles qualités, on n’écrit pas forcément un bon roman. Le problème vient de ses personnages : ils errent, ils procrastinent en imaginant ce qu’ils devraient faire. Les phrases, les paragraphes n’en finissent plus, c’est un livre qui ne respire pas, « une bombe de glace explosant dans les airs en mille diamants de locutions, de paraphrases, d’allitérations cette gerbe grammaticale n’étant, somme toute, que des mots et des mots ». (Autocritique qu’on lit dans le roman)

Extrait (Commentaire de Jérémie sur le roman de Jonathan)

« Ces phrases longues, très, ce manque voulu de syntaxe et de ponctuation, ce mépris fréquent de la clarté ou de la logique, tout cela est bien nouveau. Bien séduisant aussi. Ces longues phrases coulent, on se sent charmé par elles jusqu’à ce que l’on bute sur une obscurité qui nous fait hésiter. Le tout est assez étrange, musical, avec une sorte d’acidité de temps en temps; tu es comme ces cuisinières qui savent mettre un peu de citron ou de cannelle dans une cuisine qui, à force de perfection, finirait par lasser. Tu n’as pas su résister de te livrer deux ou trois morceaux de bravoure. L’un tout au début de ton livre, les autres lorsque tu décris Montréal du haut de la montagne ou que tu parles de ta (ou de ma) bibliothèque. Ce style ample, coulé, au souffle large, ces descriptions minutieuses, les énumérations fréquentes donnent un ensemble proprement baroque et je te connais assez pour savoir qu’il est recherché. » (p. 254-255)


Jean Basile sur Laurentiana

Lorenzo

Journal poétique

La jument des Mongols

Le grand Khan

Le voyage d’Irkoutsk


Critique de Gilles Marcotte

Raymond Martin, Interview de Jean Basile

 



14 mars 2025

Journal poétique 1964-1965


Jean Basile, Journal poétique 1964-1965, Montréal, Éd. du jour, 1965, 91 p. (Coll. Les poètes du jour M6) (Illustrations d’Yves Douris)

Le recueil contient deux parties, soit « Élégie pour apprendre à vivre » et « Pièces brèves ».

Dans l’avant-propos, Jean Basile (1932-1992) souligne la difficulté de marier le « journal qu’il trouve trop mesquin et la poésie qu’il trouve trop grande ». Son recueil tient davantage du journal que de la poésie.

Basile raconte, de façon progressive, une année difficile dans sa vie. Il croit avoir trouvé l’amour (« Je lécherais la terre sous tes pas / Ton pied m’est aussi cher que ton front ») qui s’avère bien éphémère. On y rencontre un homme de trente ans, à la recherche de lui-même, en forte introspection, questionnant son passé (« J’essaie de me remémorer / ces quelques instants de ma vie / où je fus pleinement heureux »), en quête d’amour, supputant son avenir, imaginant sa mort (« J’ai toujours / l’amour et la mort / dans la tête »), admettant sa responsabilité dans l’échec.

On rencontre un homme malheureux (« J’ai souffert comme un homme peut souffrir dans son esprit et dans sa chair »), qui jongle avec le suicide (« Commode à dire / qu’il ait voulu mourir / car il ne trouvait pas / le véritable sens de sa vie »), mais qui finit par s’accrocher à la vie (« Reprise enfin / après de longues années / cette idée du bonheur / me remplit de nouveau / la tête »).

Rien n’annonce Mainmise dans ce recueil, lyrique et sentimental. Il est quand même surprenant que Basile, émigré depuis peu à Montréal, fasse si peu de cas de son nouveau milieu de vie.

 

RÉSOLUTION À NE PAS SUIVRE

Aucun amour

ne devra troubler mon âme désormais

Une fois ce sera la seule

n’ai-je pas cru qu’un seul être valait

qu’on perdît la raison pour lui

Que reste-t-il maintenant

Le souvenir d’une grande peine

Le sentiment qu’on était dupe

Mais de quoi

Le désir soudain que cela recommence
quand même
et quand même ne le voulant pas

Me voici de nouveau devant l’insolite
et le nu
de l’extase
n’y pouvant rien


Jean Basile sur Laurentiana

Lorenzo

Journal poétique 1964-65

La jument des Mongols

Le grand Khan (à venir)

Les voyages d’Irkoutsk (à venir)

7 mars 2025

Les terres gercées

Madeleine Leblanc, Les terres gercées, Montréal, Éditions La Québécoise, 1965, 37 p.

D’après ce que j’ai lu, ce recueil serait la reprise poétique d’un roman, Le dernier coup de fil, publié par l’autrice, aussi en 1965. Elle y raconte le désespoir et la colère d’une femme abandonnée par son amoureux. Auparavant, Leblanc (née en 1928) avait écrit deux autres recueils, plutôt mal accueillis par la critique : Ombre et lumière (1960), Visage nu (1963).

Le recueil compte quatre parties, ce qui est beaucoup pour un livre aussi court. L’autrice reprend les étapes d’une peine amoureuse, de façon très métaphorisée. Dans À mon arbre unique, on assiste au départ de l’amoureux : « J’ai recueilli / les débris acérés / de ta fuite, / les ai cardés / en ruban d’acier ». Dans Les terres gercées, on a droit au désespoir amoureux : « Un être est passé dans leur vie? / Les vidant de soleil et de pluie… / Et pour ne pas périr, / elles ont creusé, bu, et tari / la fontaine du souvenir ». Épaves constitue la troisième étape du deuil amoureux, le sentiment de n’être rien : « Combien de millénaires faudra-t-il / à nos espoirs tronqués, / pour laisser les porteuses de lumière, / braver les trouées opaques du cosmos? » Songes pour survivre témoigne des moyens pour sortir du deuil. « Alors, s’aboliront les nuits / cernées de silence / Les aubes glacées de souvenirs; / les lèvres au clavier de venin… »

Le style est très fleuri, trop probablement, à l’image du contenu, très chargé.

Le recueil se termine ainsi :

Ne plus être avec toi
que spectre lumineux
dans l’opulence rigoriste
de Dieu