17 janvier 2025

Trou de mémoire

Hubert Aquin, Trou de mémoire, Montréal, Le cercle du livre de France, 1968, 204 pages.

Le roman commence par une longue lettre qu’un révolutionnaire Ivoirien, Olympe Ghezzo-Quénum, adresse à P.-X. Magnant pour lui dire toute son admiration.

Suit le récit de P-X Magnant -- un pharmacien activiste politique -- qu’un éditeur s’est « permis de découper ». Le début est complètement décousu. Magnant a tué son amante dans le laboratoire où elle travaillait, sous le regard de singes cobayes. Ils faisaient l’amour et il l’a étranglée. Compte tenu des circonstances, on peut comprendre que le propos soit complétement déconstruit. Tout y passe, de la pharmacologie à la solitude en passant par les caprices de la machine à écrire. Le récit est interrompu par l’éditeur, qui ajoute parfois de longues notes en bas de page, ou qui nous raconte pourquoi il a coupé une partie du récit ou encore pourquoi il ajoute un changement de parties.

En fait Magnant essaie d’écrire un roman qui n’en finit plus de commencer. Pour expliquer cet échec, il avance le fait qu’il n’y a « pas de contexte, ni même de sous-textes dans lesquels ils [les auteurs] pourraient insérer leurs périodes » au Québec.

Il décrit les derniers moments de la mort de Joan, d’abord empoisonnée, puis étouffée avec douceur. Un crime parfait? Conscient que son histoire emprunte au roman policier, après en avoir fait l’apologie, il nous en explique la teneur révolutionnaire : « Tous les romans sont policiers » clame le narrateur, car le crime c’est en quelque sorte le premier pas de toute révolution.

Pour nous aider à comprendre, l’éditeur insère un autre texte de Magnant intitulé « Cahier noir ». Il y parle de ses problèmes sexuels et surtout de son goût pour le viol : « Oui, il me semble que je retrouve mille puissances et mille fois plus de poussée vénusienne quand je m'imagine en train de relever la robe d'une collégienne ou d'une inconnue qui ne veut pas plus me connaître que je ne veux l’inscrire sur mon carnet d'adresses - mais qui serait prête à cela, pourvu que tout se passe rapidement, violemment, sans le moindre conditionnement sentimental ou social… » (p. 115) Il essaie tant bien que mal d’associer ses déviances sexuelles à l’impuissance des Québécois face à leur situation.

Aquin ajoute une troisième couche narrative. Une certaine RR déclare qu’elle est l’autrice du journal de Magnant, que ce dernier n’est qu’un personnage inventé et que c’est elle qui était amoureuse de Joan et non Magnant. L’éditeur revient à la charge et dénonce l’imposture de RR. Elle se serait introduite dans la pièce où le journal de Magnant avait été laissé et aurait ajouté le chapitre où elle s’attribue la maternité du récit qu’on a lu.

Les jeux de miroir se poursuivent : l’éditeur trace un long parallèle entre le récit de Magnant et le tableau « Les ambassadeurs » de Holbein, peintre mentionné dans le récit de RR.

On quitte Montréal, Magnant et l’éditeur et on se retrouve à Lausanne avec RR et Olympe Ghezzo-Quénum. C’est ce dernier qui est narrateur. Ils se sont connus à Lagos et sont amants. On apprend que RR s’appelle Rachel Ruskin et est la sœur de Joan (la relation lesbienne entre elles était pure invention). Il semble que Magnant, après son crime, se serait rendu à Lagos, là où Rachel travaille comme infirmière. Craignant qu’il veule la tuer comme il l’avait fait pour sa sœur, elle a fui vers la Suisse en compagnie d’Olympe.  Magnant l’a suivie et l’a violée.

Dans une note finale, RR nous explique que Magnant et l’éditeur sont un seul et même personnage et qu’en fait c’est elle l’ultime éditrice de ce roman. Elle est enceinte de son violeur mais il lui a suffi de quatre mois pour retrouver une certaine sérénité! (« Méchant trou de mémoire! : voir l’extrait)

Les avancées et les reculs du récit, les fausses pistes et les artifices du roman policier, le vocabulaire médical sinon psychiatrique, les parallèles factices avec la situation du Québec, les jeux de miroir et, surtout, le viol et son traitement, toute cette surcharge contribue à rendre ce roman difficile à lire. Et, dites-le-moi si je me trompe, mais la représentation des femmes dans ce roman, est inacceptable dans la culture contemporaine. Au fond, l’histoire repose sur peu de choses. Tout est dans le dispositif narratif. Un roman qui vieillit mal.

Extrait (fin du roman)

Je vis seule, en paix. Maintenant que je sais tout (car j'ai lu tout ce qui a précédé), je me suis reconciliée avec ma sœur. Et, comme elle l'a fait, j'ai moi aussi changé de langue et je suis devenue une Canadienne française - québécoise pure laine! Il a fallu beaucoup de morts pour abolir mon passé, tout ce passé. Mais maintenant qu'il est réduit à néant et que j'ai changé ma vie jusqu'à changer de nom, j'ai cessé à jamais d'être la pauvre folle qu'on a violée à Lausanne. Cela a pris quelques semaines, bien sûr, et beaucoup de médicaments. Aujourd'hui, enceinte de quatre mois, je suis une autre femme : heureuse, détendue, nouvelle …

En lisant ce livre, je me suis transformée : j'ai perdu mon ancienne identité et j'en suis venue à aimer celui qui, s'ennuyant follement de Joan, est venu jusqu'à Lagos pour en retrouver l’image - cherchant en vain l’éclat de sa chevelure dans mes cheveux. Il a perdu la raison quelque part dans le delta funéraire du grand fleuve. Oui, je sais maintenant qu'il m'a suivie, de Lagos à Lausanne; et je sais ce qu'il a fait quand il m'a surprise sous cette marquise à Ouchy - bien que je n'aie jamais réussi à m'en souvenir par moi-même. Mais j'ai lu le journal d'Olympe; et je crois tout ce qu'il raconte et même ce que je lui aurais racontée mais dont le souvenir s'est volatilisé. Je sais tout cela: il s'est lancé dans la publication de cet inextricable récit. Drôle d'éditeur qui poursuivait l'ombre de la femme tuée par l'auteur d'un roman inachevé et que j'achève, en ce moment, tandis que mon ventre est tout plein de son enfant. Après Lagos, ce fut sa réapparition foudroyante å Lausanne. Le restant, Olympe l'a vécu plus intensément que moi. C'est lui, pauvre enfant dépaysé, qui a vécu mon drame, me sachant poursuivie par l'autre, hantée, folle, toute détériorée . . . Son récit m'a semblé d'autant plus affreux que je ne reconnais pas cette fille éperdue qu'il a aimée sans savoir qu'il allait se suicider au terme de notre course. Au Versailles Lodge, Olympe se comportait déjà péniblement. Cela me fait mal de penser que je l'ai guidé vers l'autre sans le savoir... Tout ce que je sais, c'est que la voix de cet homme, au téléphone, m'a hypnotisée: un peu comme celle de Pierre X. Magnant quand je l'ai rencontré sous une marquise! Mais je ne fis pas le joint entre mes deux fascinations et je fis ce qui me semblait alors dicté par un impératif obscur et implacable : j'envoyai Olympe au bureau de cet éditeur rue Saint-Sacrement. Il n'en est jamais revenu; il n'en reviendra pas...

Depuis, tant de choses se sont passées: j'ai changé de nom, je porte un enfant qui s'appellera Magnant -- et jusqu'au bout, je l'espère, et sans avoir peur de son nom. Et je veux que mon enfant soit plus heureux que son père et qu'il n'apprenne jamais comment il a été conçu, ni mon ancien nom...

Hubert Aquin sur Laurentiana

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