Réjean Ducharme L’océanthume, Paris, Gallimard, 1968, 190 pages.
Le roman est dédié à Marie-Claire Blais, « respectueusement, comme à une princesse ».
Iode, la narratrice, vit avec ses parents (Van der Laine et Ina Ssouvie) et son frère Ino dans un « steamer » désaffecté. Elle a une dizaine d’années. Autrefois, la famille vivait dans un château sur une île du St-Laurent. Sa sœur aînée est décédée quand, par un soir de tempête, un serviteur a complètement perdu la tête et l’a massacrée. Sous le choc, la mère a donné naissance à Iode. On comprendra que ce drame a brisé cette famille. La mère ne s’en est jamais remis : elle boit et déverse sa haine sur Ino comme s’il était coupable (sa sœur a été tuée en le protégeant). Le père, lui, s’est enfermé dans son monde. Quant à Ino, il a pour ainsi dire cessé tout développement. Il ne parle pas, ne marche pas… Iode va à l’école mais ne fout rien, sinon invectiver la maîtresse. Elle essaie d’aider son frère en lui lisant le dictionnaire et en le bousculant. Selon elle, « il joue à n’être rien ».
Dans un manoir, en face de leur habitation, arrivent de nouveaux voisins, des Finlandais, dont une petite fille nommée Asie Azothe. Iode et Asie, après un début difficile, deviennent inséparables. Leur relation est fusionnelle, Asie étant complètement obnubilée par Iode, cédant à toutes ses fantaisies, l’accompagnant dans tous ses mauvais coups. Par exemple, elles se sont emparées d’un troupeau de gaurs qu’un propriétaire laissait dehors en plein hiver. Elles les ont enfermés dans une pièce inoccupée du steamer. Les autorités s’en sont mêlés et Iode, dont ce n’était pas la première frasque, se retrouve dans un centre de réadaptation pour jeunes filles.
Le médecin qui la traite, une femme qui lui ressemble, son double adulte, s’entiche d’elle. Elle se nomme Faire Faire. Elle l’aide à s’évader. Plus encore, elle l’emmène en France où les deux errent pendant quelques mois. « Je voulais que tu me fasses croire que j’étais demeurée une enfant. » De retour chez elle, Iode découvre que sa mère les a quittés et est allée habiter avec Lange, le médecin de famille. Les vacances d’été étant là, Asie Azothe est forcée de fréquenter un camp de vacances. Seule avec son frère, qui est guéri, Iode rêve de s’enfuir : « Nous marcherons sur le bord de l’océan vers le sud. Nous suivrons le littoral, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. » Pour ce, elle convainc son frère qu’il leur faut kidnapper Asie Azothe. Leur plan fonctionne. En fait ils sont aidés par Faire Faire et Ina. Un train les emmène à Saint-Jean, Nouveau-Brunswick où leur périple devrait démarrer. Surprise, Faire Faire et Ina sont du voyage. Les derniers mots du roman laissent présager un voyage difficile : « Nous sommes assis devant l'océan. Il pue à s'en boucher le nez. II étend jusqu'à nos pieds une nappe transparente pleine de morceaux de poissons pourris qu’il ravale aussitôt. / - Nous y sommes. Soyons-y! »
L’océanthume est le premier roman écrit par Ducharme. On sait qu’il avait envoyé trois manuscrits à Gallimard, qui a choisi de publier d’abord L’avalée des avalés, un roman plus achevé qui, cependant, emprunte beaucoup à L’océanthume : narratrice enfant, famille dysfonctionnelle, amitié fusionnelle, révolte enfantine, découpage en petites séquences…
Ducharme a écrit sur le rabat de l’Avalée : « S’il n’y avait pas d’enfants sur la terre, il n’y aurait rien de beau ». Disons que cette citation ne représente pas les enfants qu’on rencontre dans L’océanthume. Iode, qui n’a que dix ans, en veut à l’humanité entière. Elle voudrait ne devoir rien à personne et, en même temps, elle ne cesse de provoquer tout le monde. « Garde-toi! Ne te jette dans les bras de personne! Ne le dis pas : garde-le pour toi! Si tu veux m’accompagner, accompagne-moi en silence! Ne donne rien à personne! Ne fais rire ou pleurer personne : ne donne pas de spectacle! Ne te parfume pas : ne donne pas d’odeur. Ne te jette pas : tu es tout ce que tu as! Ne dis rien à personne : nous sommes tout ce que j'ai ! En se jetant dans le fleuve la rivière se perd! Garde-toi! Serre-toi dans tes bras! Ne joue pas avec eux! » (p. 139) Derrière cette façade, on devine l’immense besoin d’amour.
Au-delà du drame enfantin, Ducharme, c’est d’abord un style, une logorrhée verbale parfois tellement brillante qu’on en oublie les passages plus ternes qui ne mènent nulle part.
Extrait
L’écume aux commissures des lèvres, je continue.
-- Un jour, nous sortirons d'ici, un peu comme au printemps une rivière déborde. Mais nous n’inonderons pas quelques îlots et quelques maisons, nous couvrirons tout. Ils fuiront devant nous noyés jusqu’aux cuisses. Leurs oh et leurs ah épouvantables finiront en glouglou sous notre poussée continentale. Nous entraînerons lacs et fleuves, un peu comme la goutte de pluie, dans sa glissade sur la vitre, grossit en agglutinant les autres. Notre crue sera leur deuxième déluge. Abandonnant feux et lieux, les survivants se grouperont en une masse compacte que nous pousserons jusqu’au plus haut sommet de la plus haute montagne et séquestrerons là. Ils ne pourront plus alors que s'entre manger.
Asie Azothe voit cela comme si elle y était.
-- Et après nous pourrons pénétrer partout. Nous entrerons, après avoir brisé les fenêtres dans les gares, les usines, les magasins, les couvents, les gratte-ciel, les bateaux et les banques, dont ils auront verrouillé les portes en partant. Ouvrant les maisons, nous trouverons les unes pleines de papillons et les autres pleines d'ânes. Nous visiterons les greniers, y emplirons des sacs de statues brisées et de voiliers embouteillés. Il fera un silence tellement grand que, d’une ville à l’autre, nous pourrons nous entendre chanter. En se retirant, nos eaux auront semé la terre de merveilles. Des algues géantes draperont les forêts blanchies de sel. Les rues des villes, comme des cassettes, regorgeront jusqu’aux toits de poissons de couleur, de barres de galions, de jambes de bois de pirates, de pièces d’or méconnaissables et de pierres précieuses. Marchant dans les marguerites, nous buterons contre des baleines. (p. 50-51)
Lire la critique de Jean-Cléo Godin
Réjean Ducharme sur Laurentiana
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