Stewart Edward White, Terres de silence, Paris, Mornay,
collection « Les beaux livres », 1922, 253 p. (Traduction
de J. G. Delamain : The silent places, 1903. Gravures sur bois de Jean
Lébédeff.)
Un Ojibway,
nommé Jingoss, n’a pas respecté son contrat avec la compagnie de la Baie
d’Hudson. Il ne s’est pas pointé au printemps pour régler l’avance qu’il avait
reçue pour ses fourrures. La compagnie décide de faire un exemple. Elle engage
deux trappeurs Sam Bolton, 60 ans, et Dick Herron, dans la jeune vingtaine, et
leur donne comme mission de ramener Jingoss. Ils doivent parcourir le territoire des Ojibways dans le Nord de l’Ontario et visiter tous les territoires de chasse afin de le retrouver. Pour ne pas éveiller les
soupçons, ils prétendent être à la recherche d’un nouvel endroit pour établir
une « factorie ». Une jeune Ojibway, May-May-Gwan, qui s’est amourachée de
Dick, les accompagne malgré qu’ils aient essayé de l’en dissuader. Pour traverser
ces lieux (« les terres du silence ») que seuls les Autochtones habitent, ils suivent des rivières. Ils remontent
la Missinaibie, la Mattawisghia, descendent la Kabinakagan, etc. Ils finissent
par retrouver la piste de Jingoss, en plein hiver, plusieurs mois après leur
départ; mais Jingoss, étant averti, fuit et les entraîne toujours
plus au Nord dans une épreuve d’endurance qui coûtera la vie à la jeune
indienne. Jingoss, atteint de la cécité des neiges, est finalement rattrapé quand
on y croyait plus. On le ramène à la « factorie » de la Compagnie
d’Hudson, sur la rivière Moose. Comme punition, il recevra cinquante coups de
fouet et sera enchaîné à un arbre pendant une semaine.
Ce n’est
pas un laurentiana. Le roman est écrit par un Américain et traduit par un
Français. On y mentionne les Francophones une seule fois. Il faut dire que
l’action ne se situe pas dans le Nord-Ouest, où les francophones étaient
nombreux, mais dans le nord de l’Ontario, tout près de la frontière du Québec,
sur le territoire des Objibways. Ceux-ci vivaient autant au Québec qu’en
Ontario. Cela dit, Stewart Edward White dépasse Louis-Frédéric Rouquette (ce
n’est pas peu dire), Georges Dugas, Léo-Paul Desrosiers, Georges Brunet, Constantin-Weyer,
Gabrielle Roy quand il s’agit de décrire l’atmosphère dans ces lieux perdus du
Nord. Le roman est un heureux mélange de descriptions poétiques et de récit
d’aventures. Et le livre est magnifique : papier de rives, vignette,
bandeau… Bien entendu, la représentation de la culture ojibway est
marquée par l’esprit colonialiste des Blancs. Et donc inacceptable en regard
des normes contemporaines (et de l’époque...). Dommage.
Extrait
Peu à peu,
cette étendue blanche, sans le moindre point de repère où poser le regard, le labeur
excessif, la faim, réagirent sur leur esprit d'hommes. Comme le monde
extérieur, le monde moral se simplifia; les considérations abstraites
disparurent, tout se borna à trois choses : l’étendue de blanc, eux-mêmes, et
la piste. Pas de gibier ; leurs provisions s’épuisaient, la piste menait vers
des terres arides. Leurs pensées tournaient dans ce cercle. Vers la nuit, la
lassitude les abattit et la piste continuait, s’allongeait indéfiniment, vers son
but inconnu, au nord... Peu à peu ils perdirent de vue l’objet de leur
poursuite. La piste seule existait, vague comme une puissance mystérieuse,
extra-humaine comme les vents, le froid, ou la grande Solitude elle-même.
Toujours plus loin, elle les entraînerait jusqu’à la mort. Puis, celui qui
l’avait faite et qui, pour eux, n'était plus Jingoss la Belette, mais bien un être
décevant comme l'aurore boréale, une personnification de cette contrée
redoutée, un serviteur du Nord, leur grand ennemi, il retournerait comme il était
venu.
Le silence
les étouffait. Par les nuits les plus calmes, la mer murmure en sourdine, les
bois tranquilles ont des milliers de bruits légers. Là, le silence était absolu, terrible. On éprouvait un besoin de crier ; cependant le moindre chuchotement,
dans le silence universel semblait heurter ce lourd prodige comme une
profanation éclatante. Mais parfois, soudain, l’aurore boréale, la
seule voix permise, bruissait comme une bannière de soie. Le monde semblait
grandi, de plus en plus démesuré, puis reprenait tout à coup ses proportions normales; et les hommes se sentaient petits, et comme des insectes noirs. Ils rampaient
si péniblement, avec une lenteur si disproportionnée à l’énergie dépensée, qu’ils
désespéraient de jamais atteindre cet être mystérieux dont ils suivaient les
traces.
Toujours,
ils mangeaient du pemmican. Il en restait encore une bonne provision, mais la
viande des chiens diminuait. Il fallait bien nourrir l’attelage, c’était l'essentiel.
Dick et Sam s’éloignaient souvent d’un quart de mille de la piste, dans
l'espoir d'apercevoir du gibier, mais sans succès. Un renard ou deux, quelques
ptarmigans, ce fut tout. Ils les gardèrent pour les chiens. Quant à eux, trois
fois par jour, ils faisaient bouillir du thé et dévoraient un petit carré de
pemmican. Cela les nourrissait, mais d’une manière insuffisante.
Malgré
leurs précautions, ils vinrent à bout de la viande des chiens. Il ne restait
qu’une solution : trois chiens suffiraient à tirer le traîneau dont la charge s'allégeait
; ils tuèrent Loup, le grognon et stupide chien-loup. Ils en conservèrent avec
soin chaque morceau, jusqu’aux entrailles qui, tout de suite, gelèrent. Les
bêtes qui restaient furent mises à la demi-ration. La faim agit sur leur
humeur ; Claire, qui était pleine, errait, vorace, comme une âme tourmentée et reniflait
la bise glacée en gémissant. (p. 204-205)