Jean Basile (Bezroudnoff), La jument des mongols, Les éditions du
jour, Montréal, 1964, 179 pages. (Avertissement de l’auteur)
La jument des mongols devait être le premier tome d’une tétralogie
intitulée Rosa-Amor : « Un
de mes personnages dit : “ Il y a quatre choses importantes dans la vie,
l'amour, la création, l'enfance (il se cite mal; dans le texte, c’est la jeunesse) et la mort. ” À ce
moment, il me sert de porte-parole et explique dans le corps du texte ce que
j'ai voulu faire. J’ai imaginé en effet de séparer la vie d'un homme en quatre
tranches et de leur consacrer à chacune un roman. » Seuls Le Grand khan (1967) et Les voyages d'Irkousz (1970) suivront La jument des mongols.
On le sait, Jean Basile, c’est d’abord et avant tout Mainmise. Est-ce que sa forte identification
à cette revue a occulté son œuvre littéraire? Ils sont quelques-uns à la penser
(Marcotte, Lévesque, Michel Biron et al. ), vu le peu de place qu’on accorde à son Rose-Amor dans notre histoire littéraire.
Ils sont trois, les trois J : Jérémie,
froid, raisonneur, imbu de lui-même, égoïste, beau et riche, marié-soudé à Armande
mais la trompant allégrement; Judith,
éprise de Jérémie, qui rêve au grand amour mais qui va d’une aventure à l’autre,
toujours déçue; Jonathan, le futur
écrivain qui n’écrira probablement jamais, cynique, profiteur, qui pérore à qui
mieux mieux. Ce sont eux les mongols du titre : ils sont au début de la
trentaine, ils travaillent sans y croire, ils vivent dans leur petit monde, en
marge de la société. « Sans la Main, mes enfants, je crois que je
détesterais Montréal », leur disait Victor. Les trois J arpentent donc la
Main, fréquentent les bars, les cafés et surtout l’appartement luxueux de
Jérémie, et discutent. Non pas pour régler le sort du monde, de cela, ils n’ont
que faire. Ils parlent d’abord et avant tout pour subjuguer leurs angoisses, comme
s’il n’y avait rien entre la jeunesse et la mort : « Un jour ou
l'autre il faudra bien faire le point pour voir un peu de quoi il retourne, ce
qui est fait et ce qui reste à faire dans la mesure de nos possibilités; je ne
doute pas que la vie soit une chose grave cependant, tandis que je me regarde
dans le miroir et que je m'écoute penser, je conviens vite que ni les vraies
paix ni les vraies guerres, ni le Chinois qui meurt de faim dans sa belle Chine
natale ou dans son dortoir communal ne m'inquiètent ou me préoccupent, seule la
vie que je vis m'apparaît comme infiniment grave, aimable et uniquement par
rapport à moi parce que je suis né et que je dois mourir, mourir, et que
personne ni aimé ni haï et moins encore l'indifférent ne pourra jamais me tirer
du chemin où je suis, qui me mène à l'inéluctable terme. » (P. 17)
Le monde de Jérémie bascule lorsqu’Armande lui annonce qu’elle est
enceinte et, encore davantage, quand elle lui lance que le père est Jonathan. Le
trois J, soudés comme les trois mousquetaires, se réunissent pour décider du
sort d’Armande et de son enfant. Comme Jonathan ne veut pas assumer sa
paternité, pour ne pas entraver sa carrière de futur grand écrivain, c’est
Judith qui propose d’adopter la mère et l’enfant. Mais Armande n’a que faire de
la compassion de Judith. Elle tente de se faire avorter par des méthodes
douteuses et, refusant de se faire soigner, en meurt, pendant que les trois J,
dans la pièce voisine, se saoulent.
Quatrième |
À la pop-culture ou aux beatniks, ils préfèrent la littérature
gréco-romaine, les chanteurs des années 50, la poésie de Valéry. Les Beatles ou
les Stones ne font pas partie de leur référence, ils préfèrent Bach, Wagner ou
même Rameau : « … j’aimerais vivre au sein d’un opéra de Rameau ou
bien encore le ballet des Barbiers… » En fait, ce sont des petits
bourgeois, cabotins lucides, obsédés par la mort, qui pataugent dans leurs
angoisses, leur peur de vieillir, qui pleurent leur jeunesse perdue, qui
s’arrangent comme ils peuvent avec leur mauvaise conscience : « C’est
tellement ennuyeux la révolte, se révolter contre qui, contre quoi », dira
Armande, pas différente des trois J à ce propos.
Les trois J, cruels, baveux, narcissiques sont détestables, même si on
devine leur fragilité à travers leur logorrhée verbale. Mais que ceci ne vous
trompe pas. Bon observateur, cultivé, perspicace analyste, fin causeur (il faut
lire la description que Jérémie fait du corps d’Armande, p. 130-131), Jean
Basile a écrit un grand roman, ce que ne laissait pas présager le piètre Lorenzo. Le monologue intérieur omniprésent (stream of consciousness), les
enchaînements, les dialogues, tout est réussi.
Extrait
Quand nous étions avec Victor tassés les uns contre les autres dans sa
petite chambre qui sentait toujours la pipe et que nous parlions de la vie, de
la mort, de l’amour ou plus simplement du bonheur, quel blasphème avons-nous
alors prononcé sans le savoir et quel crime commis, que n’écoutai-je pas le
vrombissement de la voix de Victor dans la pièce obscure nous dire que nous
n’étions que des enfants prisonniers de nos mots, et quels diables de rêves
faisions-nous aussi tous les trois devant cet auditeur patient, aussi
possessifs, aussi définitifs, aussi intransigeants tous les trois : tout devait
être amour et rien qu’amour, le monde entier était fait pour l’amour et nous
étions faits pour baigner dans un bain d’amour. Armande c’est cela : l’amour, un
bain d’amour, la Roma-amor de Victor et je me suis enfermé dans cette ville
dont j’ai clos hermétiquement les portes pour être bien à l’aise chez moi, au
chaud, pour mieux protéger mon rêve de jeunesse et pour que nos beautés ne
s’enfuient pas, sans lesquelles il ne peut pas y avoir d’amour. Je me lève, je
passe devant un miroir, je m’y arrête et m’y regarde sans plaisir de m’y voir,
oui, bien sûr, le premier coup d’œil me rassure, je n’ai pas changé depuis hier
et depuis plus longtemps encore et je ne changerai jamais tout à fait, c’est
cela qui est épouvantable, non pas de se transformer complètement d’un jour à
l’autre et de ne plus se reconnaître, mais bien de se modifier lentement, de se
dégrader, se souiller de l’opprobre du temps sans qu’il y ait rien à y faire et
sans s’en apercevoir jamais, sans doute l’ombre de ma barbe que je n’ai pas
rasée me fait la joue creuse, le cheveu dépeigné me donne un vague air
romantique et le drame, évidemment, ne se lit pas sur mon visage, est-ce assez
ridicule de se voir en bonne santé, sain et rose, alors que rien ne va. (p. 105)
« Il est grand, guère peigné,
oblong même, pâle, souvent rosé, sinon rougissant. De longues extrémités nerveuses,
les mains propres d’un aristocrate de la littérature russe classique, les yeux grands
ouverts, sans doute d’étonnement. De la naïveté, plutôt de l’innocence. Un enfant
précoce ou un adulte enfantin. On ne sait pas. Il affirme. Beaucoup. Parce
qu’il croit. Fort. Il a beaucoup d'ennemis. Envieux et impuissants, novateurs de
nouveaux conservatismes. Il me semble le type parfait de l’écrivain; il est
audacieux et mesuré, secret et bavard, péremptoire et prudent, effrayant de
cynisme et capable d’une grande bonté; il est fidèle et traître, d’une brutale
franchise et d’une hypocrisie machiavélique; au fond il cherche, il doute, il
se livre, il se cache, il vit et ... il écrit. Cela fera bien enrager ses chers
ennemis — je sais qu’il les aime et en a besoin — il lui arrivera malheur et ça
lui apprendra à vouloir garder un esprit libre. » CLAUDE JASMIN
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MAINMISE : HISTOIRE DU COUSIN QUEBECOIS D’ACTUEL
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