13 juin 2025

La rivière sans repos

Gabrielle Roy, La rivière sans repos, Montréal, Beauchemin, 1971, 315 p.

En 1961, Gabrielle Roy, à l’invitation d’un ami, passe quelque temps à Fort-Chimo. Elle en tire un récit : « Voyage en Ungava ». Il semblerait qu’on lui a raconté l’histoire d’un enfant métis aux cheveux bouclés. En 1942, les Forces armées américaines avaient établi une base à Kuujjuaq (Fort-Chimo).

Elsa, une jeune Inuit, retournant chez elle après une soirée au cinéma, est entraînée dans un bosquet par un G.I. qui la viole. Enceinte, elle et ses parents refusent d’en faire un drame. Seul le pasteur cherche l’identité du coupable. Elle met au monde un petit garçon blond bouclé, aux yeux pâles, qui devient l’attraction de la communauté autochtone. Elsa ne vit que pour cet enfant nommé Jimmy. Elle s’engage chez la femme du policier, découvre le luxe et en vient à détester son milieu familial. Toutes ses payes sont dépensées à la Baie d’Hudon pour faire de son Jimmy un petit roi. Le pasteur lui fait comprendre que ce n’est pas la meilleure façon de l’éduquer, qu’il faut l’attacher à ses racines. Par crainte de le perdre, elle quitte sa famille et Fort-Chimo et rejoint un vieil oncle qui vit en solitaire. L’enfant adore cette vie à l’ancienne. Quelques années passent, Jimmy étant malade, elle revient, s’installe à Fort-Chimo avec les Blancs et travaille comme une forcenée pour que Jimmy ait tout ce que possèdent ses nouveaux amis. Un jour, il commence à poser des questions car, physiquement, il ne ressemble en rien à un Inuit. Sa mère lui sert une version romancée de sa rencontre avec le G.I. L’adolescent n’a plus qu’une idée : fuir, rejoindre les U.S.A. Il se faufile dans l’avion qui dessert Fort-Chimo. Sa mère ne le reverra plus et se contentera de vivoter pour le reste de ses jours.

L’histoire est double. Il y a d’abord celle, cruelle, de cette mère qui s’est consacrée corps et âme à un enfant, comme si le fait qu’il ait les traits d’un Blanc exigeait qu’elle sacrifie tout pour son « petit dieu ». Il y a aussi celle du peuple inuit qui végète, dans un monde qui fait d’eux des étrangers.

Elsa, qui s’est frottée aux deux cultures, n’a trouvé sa place ni dans l’une ni dans l’autre. Elle est victime d’un viol et d’une civilisation qui lui a tout pris. Elle est devenue une zombie culturelle. Je ne crois pas qu’on puisse dire que le roman inclut un « dialogue » entre deux civilisations, comme le prétend la quatrième de couverture chez Boréal.

Depuis toujours, Gabrielle Roy raconte bien, sait créer des personnages complexes, expliquer leurs rêves et leurs déconvenues.

Extrait (fin)

À moitié édentée, le dos pareil à l'arc tendu, la paupière droite plissée, inséparable de la   fumée de cigarette, elle suivait en tout temps les bords de la sauvage Koksoak. Aux yeux des siens pourtant peu portés à rester eux-mêmes au logis, elle passait pour une incorrigible nomade ; presque jamais on ne la trouvait chez elle.

Mais, plutôt, à travers le poudroiement fin et lumineux de la neige au soleil, ou en lutte contre les grandes bourrasques, on apercevait la maigre silhouette en marche, vent devant ou vent derrière.

Quand revenait l'été, on la revoyait, un peu plus usée, un peu plus courbée, passer au bord du ciel profond, parallèlement à la chaîne lointaine des vieilles montagnes les plus rabotées de la terre.

Au crépuscule, il lui arrivait de suspendre son interminable marche. Elle s'attardait. Elle regardait encore longuement le monde à l'heure de son enchantement. Puis elle se penchait pour ramasser des riens : un galet au reflet bleuté; un œuf d'oiseau; ou de ces filaments de plante, fins, blonds et soyeux comme des cheveux d'enfant, qui sont faits pour porter au loin des graines voyageuses.

Elle les détachait brin à brin et soufflait dessus, son visage abîmé tout souriant de les voir monter et se répandre dans le soir.

Le roman est précédé de trois nouvelles « esquimaudes ».

Les satellites -- Deborah va mourir. Elle a une tumeur. Elle est transportée en hélicoptère dans un hôpital du Sud. 

Le téléphone -- Barnaby vient d’acquérir un téléphone...  

Le fauteuil roulant -- Une société de bienfaisance, ayant entendu dire qu’un chasseur était devenu paraplégique, lui fait livrer un fauteuil roulant. 


3 juin 2025

Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu

An Antane Kapesh, Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu, Montréal, Lemeac, 1976, 238 p. (Anne André, Je suis une maudite Sauvagesse) (texte en langue innu et française) (traduit par José Mailhoux)

Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu est le premier livre écrit par une femme autochtone au Québec. Il date de 1976. (Pour en savoir plus sur An Antane Kapesh)

An Antane Kapesh a habité Schefferville, là où les « Blancs » ont exploité une mine de fer. Plus précisément au Lac John, près de Schefferville. Auparavant, elle a vécu dans une réserve près de Sept-Îles, mais aussi la vie nomade des Innus. Cette femme, qui a été chef-de-bande, est une résistante. Jamais elle n’a accepté la vie que les Blancs lui ont imposée. Elle reconnaît que son peuple ne s’est pas toujours conduit de façon exemplaire, mais à qui la faute?  

Son livre constitue l’acte d’accusation, empreint de colère, d’une femme qui assiste à la disparition de sa culture. Elle aborde différents thèmes qui, aujourd’hui encore, sont sur la place publique : elle revient d’abord sur l’arrivée des Blancs et l’appropriation sournoise du territoire autochtone; elle dénonce l’exploitation minière et les conséquences sur leur mode de vie; la scolarisation forcée et l’acculturation ainsi que la sédentarisation qui s’en suivent; les clubs de chasse et la destruction du cheptel des « animaux indiens »; le harnachement des rivières dans des territoires de chasse; les réglementations que des gardes-chasses ignares imposer; l’introduction de débits de boisson et les conséquences désastreuses sur la jeunesse; les arrestations et emprisonnements accompagnés de violence;  l’image négative que journalistes et cinéastes véhiculent de l’Autochtone; le harcèlement des fonctionnaires face aux dissidents… La religion et ses représentants sont épargnés.  

Le style est oral, très direct, souvent martelé. Tout ce discours, cinquante ans plus tard, est connu, mais encore dérangeant. On devine la tristesse et on comprend la colère de cette femme qui assiste, impuissante, à la fin d’un monde qu’elle a beaucoup aimé.

Extraits

« Je pense, moi, que le Blanc a détruit notre culture à notre insu. À présent nos enfants sont incapables de vivre dans le bois comme nous vivions autrefois, nous avons de la difficulté à essayer de vivre comme auparavant. À présent, ce n’est pas dans ma culture à moi que je me trouve et ce n’est pas ma propre maison que j’habite. Je vis la vie du Blanc et vraiment, il n’y a pas une journée où je sois heureuse parce que, moi qui suis Indienne, je ne me gouverne pas moi-même, c’est le Blanc qui me gouverne. Dans notre manière actuelle de vivre, nous sommes pareils à l’animal : l’animal a toujours peur et il attend toujours d’être tué. C’est ce à quoi nous ressemblons maintenant que notre culture indienne a été détruite. » (p. 223)

« Je suis une maudite sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse. Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie Indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans le Bois. Or, toute chose qui vit dans le bois correspond à la vie la meilleure. Puisse le Blanc me toujours traiter de sauvagesse. » (p. 241)

Aller plus loin

Jean-François Villeneuve, La colère d'An Antane Kapesh, toujours aussi pertinente 43 ans plus tard

 
Son autre livre