30 septembre 2022

Le Saint-Élias

Jacques Ferron, Le Saint-Élias, Montréal, éd. du Jour, 1972, 186 p.

Le roman s’ouvre sur le lancement d’un trois-mâts, le Saint-Élias, lancé à Batiscan en 1869 en présence de Mgr Charles-Olivier Caron, pronotaire apostolique, second de Mgr Laflèche, évêque de Trois-Rivières. Assistent aux discours de circonstances, le vieux chanoine Élias Tourigny et son vicaire Armour Lupien, le docteur François Fauteux, veuf inconsolé, médecin renommé et mécréant reconnu. Le Saint-Élias appartient à Philippe Cossette, dit Mithridate 1, le plus gros habitant de Batiscan et propriétaire d’un pont-péager. Cossette est marié à Marguerite : « Elle avait le feu dans le regard, l’œil un peu bridé, la chevelure lourde, noire, opulente, et restait sans enfant après trois ans de mariage. » Cette Marguerite aurait hérité de six nations : Abénaki, Montagnaise, Tête de Boule, Missouri, Irlandaise, Canadienne.

 

Le Saint-Élias descend  le fleuve, traverse le détroit de Terre-Neuve et se rend  dans les Antilles pour vendre le pin qu’on extirpe des forêts québécoises à l’époque. Il lui arrive de pousser le voyage jusqu’en Afrique et en Europe, donc de parcourir le triangle à l’envers.

 

La suite du roman raconte trois histoires.

 

L’histoire de Marguerite, qui séduit tous les hommes, y compris le vieux docteur Fauteux (qui lui résiste quand même physiquement, ne serait-ce que par amour pour sa défunte femme). Voyant l’incapacité de Mithridate à rendre sa femme enceinte, le docteur favorise la rencontre entre Marguerite et le petit vicaire poète idéaliste, lequel lui fait un enfant, Mithridate 2.

 

L’histoire du chanoine Tourigny, lequel est chargé de former les petits vicaires fraichement sortis de l’université, avant de leur donner une cure. Le chanoine ne réussit pas à retenir le petit vicaire qui, dans un prône emporté, dénonce en mots à peine voilés, en pleine chaire, le vieux docteur et Philippe Cossette, qu’il surnomme Mithridate, roi des Ponts. Il le sauvera même du suicide après son aventure avec Marguerite et lui trouvera un poste dans une paroisse voisine, lui promettant une chaire d’enseignement à l’Université Laval, ce qui ne se réalisera pas car il mourra des poumons. Ce même chanoine est aussi en butte avec le docteur, lequel n’assiste pas aux offices religieux : il faudrait bien l’excommunier, mais lui, il favorise la conciliation, il le tolère ; de toutes façons, il craint la popularité de ce médecin hors-norme, indispensable. Il finit même par développer un fort sentiment d’amitié pour ce mécréant. Le docteur finira par se suicider, on lui fera un service funéraire sur le parvis de l’église avant de l’enterrer, à sa demande, avec les pauvres et les miséreux dans le « champ du Potier », en présence d’une immense idole féminine ramenée du Sénégal par le Saint-Élias.

 

Enfin, après la mort de Mithridate et de tous les autres, c’est plutôt l’histoire de Mithridate 2 qu’on suit. Sa mère a tout vendu et est déménagé à Louisville dans le Maskinongé. Elle a refusé que son fils s’instruise, elle l'a encouragé à coucher avec toutes les filles jusqu’au jour où elle a décidé qu’il devait devenir sérieux, se marier et fonder une entreprise. Ce qu’il fit, sans morale comme sa mère le lui avait enseigné. Il rendit sa femme malheureuse et finit par faire banqueroute mais eut un fils, Mithridate 3, qui devint médecin. Le roman se termine ainsi : Mithridate 3, orphelin, écrivain, « roi d’un pays incertain » raconte à sa grand-mère qu’il écrit, qu’il refait » la réalité de son pays à [son] gré ». La grand-mère termine en lui disant que la seule voie de salut, c’est de relancer le Saint-Élias, abandonné depuis longtemps dans l’embouchure de la Batiscan.

 

Critique de 1972

« Ainsi est-il plus urgent de signaler l'actualité des thèmes que reprend Jacques Ferron d’un roman à l’autre, plutôt que de s’attarder un peu vainement à une esthétique littéraire d’une exceptionnelle qualité et dont d’ailleurs il a été longuement question dans l’essai capital de Jean Marcel, Jacques Ferron par lui-même (Jour). II y a évidemment le thème du pays, dégagé pour la première fois de la (belle) gangue poétique qui fut sa principale tentative d’exposition pendant plusieurs années. Le pays poétique était assez flou, encombré à pleins vers les rivières, de montagnes, d’arbres et, surtout, de neige; c’était un pays sans provinces et souvent, à part quelque femme un peu mythique, sans habitants. Chez Jacques Ferron, dont la poésie est d'un autre ordre, le pays n'est pas une nature morte: il parie, il vit, tantôt en Gaspésie, tantôt en Beauce, ailleurs encore. Dans Le Saint-Elias, la région de Batiscan devient le centre du monde, comme cela est naturel. On ne résume pas un conte sans trahir, encore moins plusieurs. Mais il faut s’émerveiller devant la vérité de personnages comme le curé Tourigny, plus influent, dans son village de Batiscan et même au-delà, que l’évêque  lui-même; comme le docteur Fauteux, mécréant et bon, qui est en réalité, par affinité de notables peut-être, le meilleur ami du curé; comme Marguerite Cossette, grande dame d’au moins six nations, dont la généalogie entortillée permet à Jacques Ferron d’affirmer une fois encore sa profonde sympathie pour les Amérindiens, dont nous serions tous plus ou moins les  descendants. Et l’auteur du Saint-Elias d’y aller également d’un couplet sur la pollution, d’un autre sur le pillage scandaleux des forêts québécoises. Le tout baigne dans ce que la sagesse populaire a de meilleur. » (Réginald Martel, La Presse, 2 décembre 1972)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire