Jacqueline Mabit, La fin de la joie, Montréal,
Parizeau, 1945, 227 pages. (Préface d’Augustin Deslauriers)
Ce livre
est sans doute le premier roman lesbien écrit au Québec. Jacqueline Mabit,
épouse de Pierre Baillargeon, est une autrice française qui n’a vécu que
quelques années au Québec.
Le
récit se passe en France, à Paris pour la plus grande partie. Les deux héroïnes
s’appellent Laure et Danielle et finissent leur lycée. Elles souhaitent toutes
les deux se diriger vers l’enseignement. Elles s’aiment, se l’avouent,
échangent des baisers et des câlins, mais n’ont pas de relations sexuelles. Ce
sont des intellectuelles qui se posent des questions philosophiques sur l’essence
de l’amour, l’existence de Dieu, la responsabilité sociale…
Elles
se quittent pendant l’été, Laure devant retrouver sa famille dans le sud de la
France. Elles échangent des lettres, puis bientôt Laure cesse d’écrire. Danielle
vit le reste de l’été dans un doute douloureux. Viennent octobre et la rentrée
universitaire. Laure et Danielle, sans qu’elles se soient consultées, ont décidé
d’entrer en médecine. Elles se retrouvent dans la même école, dans les mêmes
cours. Danielle a tôt fait de sentir que Laure n’est plus la même et la vérité
finit par éclater. « Le ressort est cassé », lui dit laconiquement
Laure comme explication. Danielle fait une tentative de suicide. Pour dompter sa douleur, elle s'abîme dans le
travail et dans sa recherche d’un sens à la vie qui mélange quête spirituelle
et grands principes scientifiques. Lentement, elle retrouve une harmonie
intérieure.
On
peut supposer que l’action se situe dans les années 30, puisque aucune mention
n’est faite de la guerre ou de ses préparatifs. Le roman est purement sentimental.
Mabit ne se sent pas tenue de défendre les « amours défendues », de
faire état des préjugés de la société, elle se contente de raconter l’histoire.
Ce qui ne veut pas dire que les deux femmes ne réalisent pas que leur
orientation sexuelle pourrait leur valoir certains problèmes. Ce roman devance
donc de quatre ans Orage
sur mon corps (1949) d’André Béland, premier roman qui traitait de l’homosexualité au Québec.
Extrait
L’image
était très simple, le langage précis, et pourtant Danielle ne comprit pas. « Le
ressort est cassé », cette phrase que Laure venait de froidement de prononcer,
avait fait le vide en l’âme de Danielle. Elle n’était plus rien, assommée.
Cependant, tout le jour, son corps survit. Elle marchait, fit même l’aumône à
une Italienne qu’elle croisa sur son chemin, lui sourit.
À
cette première phase d’hébétement absolu succéda vers le soir la période
compréhension, c’est-à-dire, désespoir.
Elle
avait quitté Laure après le déjeuner. Toute l’après-midi, elle marcha, au
hasard. Par deux fois ce hasard la ramena au carrefour où elles venaient de se
séparer. Comme une chienne trop fidèle qui pleure la laisse. Et, chaque fois,
les mots réapparaissaient lancinants comme les premières notes d’une symphonie,
plus clairs à mesure qu’elles les réentendaient, plus forts. Elle allait
comprendre. Avec son intelligence, se réveillait son cœur. Puis ce fut l’affolement,
le désespoir, la souffrance d’autant plus ardente que le sens de la phrase lui
paraissait maintenant sensible. Ce langage scientifique lui était familier.
Aussi en éprouvait-elle toute la sauvage exactitude. Sa peine fut précise, aussi
forte que le coup avait porté direct : « Le ressort est cassé. » Eh bien,
oui, l’irrémédiable s’accomplissait. Cette fin que, de ses deux bras jeunes,
Danielle voulait repousser aux confins de l’éternité, soudain elle la heurtait,
elle se meurtrissait dessus ! Désespoir du chagrin solitaire lorsqu’on fut
toujours deux dans le bonheur ! Égalité rompue, déséquilibre douloureux de la
nouvelle réalité ! « Il faut y échapper, coûte que coûte, » se disait-elle.
Curieux comme, au bas fond de l’égarement, on peut encore être logique. « Réfléchissons.
Échapper au réel, cela veut dire, ne plus voir Laure. Non, je suis ma seule
réalité. Fuir le réel, c’est donc me fuir, me déshabiter. Trouver un havre
comme la barque hantée ? Mon Dieu, Voudriez-vous de moi ? Me permettez-vous de
vous rejoindre tout de suite, de vous remettre cette jeunesse dont je n’ai plus
que faire, ce cœur pourri, cette tête mauvaise qui doute encore de Vous alors
que je Vous parle... Me permettez-vous de finir ma vie tout de suite ? Je
préfère Votre néant à la route que j’ai suivie. Elle mène aux larmes. Tandis
que Vous, vous êtes le soir bienheureux... Aura-t-elle de la peine si je me tue
? Peut-être alors m’aimera-t-elle ? Il faut donc, Laure adorée, que je te donne
cette preuve ! Je suis prête. » Le cœur est un muscle, il inspire parfois les pas
: la Seine était proche. Il n’y avait qu’une rue à traverser et la terre
finissait.
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