23 juillet 2011

Le Libraire

Gérard Bessette, Le Libraire, Montréal, Le cercle du livre de France, 1967, 172 pages. (1re édition : Julliard, Paris, 1960, 176 pages)

Grâce à un ancien confrère de classe, Hervé Jodoin a obtenu un poste de libraire chez Léon Chicoine à Saint-Joachim. Il a trouvé une chambre et il l’a même mesurée : « Elle a onze pieds sur huit et demi exactement », donc les mêmes proportions qu’une feuille de papier. Tous les dimanches, par désoeuvrement, il rédige un journal : « Je n’ai pas commencé ce journal pour ressasser des souvenirs. Je l’ai entrepris pour tuer le temps le dimanche quand les tavernes sont fermées. » Ses soirées, il les passe à la taverne Chez Trefflé : il s’installe près des latrines (« … c’est l’endroit le plus chaud et celui qui me demande le moins de déplacement quand je dois me soulager ») et progressivement, il en vient à  ingurgiter une vingtaine de bocks de bière, sans parler à personne. 

Saint-Joachim est une petite ville provinciale comme beaucoup d’autres ; en apparence tout à l’air propre et net, mais par en-dessous, les gens font leurs petites affaires. C’est le cas de Léon Chicoine, le propriétaire de la librairie. En plus des livres, la librairie comprend trois autres « rayons », tenus par des vieilles filles au-dessus de tout soupçon : celui de la papeterie, celui des jouets et celui des objets pieux. Jodoin, lui,  s’occupe des livres, en en faisant le moins possible, passant des rossignols aux clients qui viennent le déranger pour être sûr qu’ils ne récidiveront pas. Derrière une porte apparemment condamnée, dans un cagibi de six pieds carrés (Jodoin mesure tout!) qu’il a surnommé le capharnaüm, Léon Chicoine conserve des livres « à ne pas mettre entre toutes les mains », des livres à l’index (Gide, Maeterlinck, Renan, Voltaire, Zola…) qu’il vend à fort prix (soi-disant au nom de la liberté individuelle) à une clientèle triée sur le volet.  Après un certain temps, ayant pris la mesure de Jodoin, du moins le croit-il, Chicoine décide d’associer son libraire délinquant à son secret et de lui confier la clef avec mission d’écouler les livres défendus.

Jodoin vend à un étudiant, dans lequel il se revoit, L’Essai sur les mœurs de Voltaire. Trois ou quatre jours plus tard, le curé rebondit à la librairie, enquête, vérifie sur les rayons s’il ne s'y trouverait pas un livre défendu par l’abbé Bethléem ou le père Sagehomme. Jodoin lui rit au nez effrontément. Toute la ville est au courant de l’affaire.  « Ainsi, même le titre du volume que j’avais vendu à l’étudiant courait les rues. Le mot mœurs avait suffi à lancer les bons Joachinois dans de petits rêves érotiques. » Entre-temps, Jodoin entreprend une relation avec sa logeuse, ce qu’il regrette rapidement, celle-ci s’immisçant trop dans sa vie. Cette femme, qui a eu elle-même maille avec la petite communauté quand elle s’est séparée, l’enjoint à aller voir le curé pour s’expliquer. Tout cet embrouillamini l’embête bien un peu mais surtout amuse Jodoin.

L’étudiant finit par céder sous la pression et par raconter au curé toute l’histoire. Léon Chicoine se sent perdu. Il lui faut se débarrasser de son libraire (il pourra lui mettre sur le dos la vente du livre) et vider au plus vite le capharnaüm. Il lui offre 500$ pour s’en occuper. Jodoin accepte mais joue un bon tour à Chicoine. Au lieu de transporter les livres dans une cache à l’extérieur de la ville, il les apporte à Montréal et les vend 750$ à un libraire qu’il connaît vaguement. « En fricotant ma petite transaction, j’avais fait d’une pierre deux coups : mystifié les bonzes de Saint-Joachim et roulé ce foireux de Chicoine. Sans compter que j’avais en poche mille deux cents dix dollars, une petite fortune qui me permettrait de vivre sans souci peut-être une année complète. »

L’ultime but dans la vie de Jodoin semble être de ne rien faire. Il n’a aucune ambition, il réduit au minimum les relations sociales, il n’a pas la moindre curiosité pour les êtres, pas la moindre vie intellectuelle, il est coupé de ses émotions. En tout temps, il pratique la loi du moindre effort, que ce soit au travail ou dans ses déplacements. Il se contente de tuer le temps. Bien sûr, il écrit aussi à l’économie : phrases courtes, banales, descriptions au premier degré, transitions faciles (« procédons par ordre »). Ce qui est étonnant, compte tenu de sa piètre qualité de vie, c’est qu’il ne soit ni dépressif ni suicidaire. On le serait à moins. Lui, il semble s’amuser et la personne qui l’amuse le plus dans la vie, c’est lui-même. Il rit de ses pitreries, du pied-de-nez qu’il fait à société, du scandale qu’il peut provoquer. En fait, il le dit lui-même, il s’est donné un rôle, celui de l’excentrique sur lequel on ne peut pas compter, ce qui le libère de tous engagements. En quelque sorte, son rôle, c’est celui du fou du roi, soit d’amuser la galerie. Si cela ne dérangeait pas sa routine, rien ne lui ferait  plus plaisir que de savoir qu’une partie de la petite ville s’amuse de ses frasques. Il est sorti de l’ombre, il a trouvé des spectateurs qui applaudissent ses niaiseries! Son journal en soi est une autre preuve que ce marginal s’intéresse plus qu’il le dit aux autres.
Version anglaise, 1977

Peut-on parler de révolte? Le mot me semble fort. Jodoin, même s’il semble sympathique aux idées libérales, ne lèverait pas même le petit doigt pour faire avancer une cause. Une révolte à la sauce existentialiste? À mon avis, on n’a pas tout à fait raison de faire de Jodoin un second Meursault. Leur « Ça n’a pas d’importance » n’a pas la même signification. Les deux refusent le « jeu social » pour des raisons différentes. Ce sont ses choix de vie et ses pitreries qui ont poussé Jodoin vers la marginalité alors que chez le héros de Camus, c’est dans sa nature profonde. Meursault n’est pas un intellectuel désabusé mais plutôt un sensitif, un jouisseur.

Ce roman a plus de cinquante ans et n’a pas pris une ride, du moins dans la manière. Les frasques de Jodoin sont toujours aussi drôles. Bessette va droit à l’essentiel, sans fla-fla inutile. Le roman annonce bien le déferlement critique des années soixante qui va tout emporter, tel un tsunami : quatre ou cinq ans plus tard, le pouvoir religieux tel qu’on le décrit dans ce livre va s’effondrer, les églises vont se vider et bien des curés, sœurs, frères vont quitter à toute vitesse le bateau en perdition. La société québécoise ne sera jamais plus la même. Ceci étant dit, tous les « Saint-Joachim » du Québec ne s’écrouleront pas du jour au lendemain : l’hypocrisie rampante à la Léon Chicoine est toujours bien en selle.

Bessette avait proposé son roman au Cercle du livre de France de Pierre Tisseyre. Ce dernier, craignant la réaction du clergé, aurait suggéré à l'auteur de le faire publier en France. Tisseyre se contentera d'en assurer la distribution. 

2 commentaires:

  1. J'avais été surpris en lisant Le Libraire de trouver un auteur Québécois ou Canadien-français qui traitait aussi ouvertement de la sexualité. Est-ce que d'autres auteurs Québécois l'ont fait avant lui?

    Il faut se replacer dans le contexte de 1960 alors que l'Église catholique exerçait encore une certain contrôle sur les oeuvres littéraires. Les auteurs se censuraient eux-mêmes par crainte des réactions des milieux conservateurs. Bessette a donc été un précurseur dans ce domaine. Il annonçait la libéralisation des moeurs qui a commencé quelques années plus tard.

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  2. Il n’y a pas tant de sexualité que cela dans Le Libraire. C’est davantage le mot que la chose qui excite les Joachinois et monsieur le curé. Sans avoir lu L’Essai sur les mœurs de Voltaire, l’écrivain le plus diabolisé dans la littérature québécoise, tout ce beau monde s’imagine qu’on y parle de sexe.

    Vous vous en rappelez aussi, le mot « mœurs » était très chargé en péchés à une certaine époque. Il était pour ainsi dire synonyme de « sexe ». Il y avait la police des mœurs qui traquaient les femmes aux mœurs légères. Le mot s’est presque désexualisé depuis les années 1980, je dirais.

    Oui, il y a de la sexualité explicite dans le roman québécois avant Bessette. On pense tout de suite à Agaguk. C’était probablement plus acceptable, car se passait chez les Esquimaux, et non chez nos bons Canadiens français.

    Quant à moi, là où Bessette frappe le plus fort, c’est en ridiculisant les curés. Mon résumé ne rend pas compte de la guerre intestine que se livrent le curé de la paroisse et les curés du collège établi dans cette même paroisse. Les uns n’attendent que la bonne occasion pour frapper sur l’autre, d’où le zèle du curé.

    De mémoire, je dirais qu’on n’avait pas vu une attaque aussi franche contre le clergé depuis Marie Calumet, si on excepte Refus global.

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