LIVRES À VENDRE

27 janvier 2009

Les Canadiens errants

Jean Vaillancourt, Les Canadiens errants, Montréal, Cercle du livre de France, 1954, 250 pages
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Vaillancourt raconte l’histoire de Richard Lanoue, un mitrailleur, engagé volontaire dans l’armée canadienne dès 1939. Il fait partie du régiment Saint-Laurent. Après quelques années passées en Angleterre, il participe au débarquement de Normandie (6 juin 1944). Après avoir contribué à libérer la Normandie, son bataillon se dirige vers la Belgique, puis la Hollande, avant d’atteindre l’Allemagne. Là, il sera blessé, puis ira passer un an dans un hôpital militaire en Angleterre. Il sera finalement rapatrié, la guerre étant finie. Lanoue aura fait « 74 mois d’outremer », dont huit au front. On assiste aussi à son difficile retour à la vie civile.

Tout récit de guerre finit par se rassembler. Les batailles succèdent aux batailles et en ce, le récit de Vaillancourt se démarque seulement par le fait qu’il insiste beaucoup sur le danger que courent les soldats face aux obus allemands. Les soldats finissent aussi par se ressembler. Certains sont de véritables casse-cous, d’autres sont très prudents, certains ont du flair, d’autres sont intelligents. Ainsi en est-il des Bolduc, Garneau, Dubuc, Thivierge, Taillefer, Lanthier, Beauvais, Xavier Gagnon, Vachon, tous compagnons d’armes de Lanoue... Certains seront blessés, la plupart vont mourir. Tout engagé volontaire finit par se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère. Et on découvre des motivations assez diverses. L’un d’eux était millionnaire, plusieurs sont des rejetés sociaux (ou se perçoivent ainsi), d’autres sont des aventuriers. « Avoir marché au devant de son destin pour soumettre sa vie à l'épreuve suprême; s'être trouvé, tel que prévu, face à la Mort; l'avoir défiée en combat singulier, s'être battu comme Jacob avec l'ange; — Qu'on eût vaincu ou perdu, cela, peut-être, était digne d'un homme ? Beaucoup de gens réprouveraient cet acte, c'était leur droit. On ne s'était pas battu, somme toute, pour défendre ses foyers. Si on avait libéré des peuples dont la gratitude, à elle seule, était une récompense suffisante, les idéologies politiques n'étaient pas toujours claires, dans la tête de tous ces soldats qui connaissaient surtout leur devoir. Mais ceux qui affecteraient de mépriser cet acte, il y avait de bonnes chances pour qu'ils fussent les médiocres ou la canaille. Pour exposer sa vie en y trouvant une satisfaction de l'âme, il fallait valoir quelque chose. »

L’auteur parle aussi de la camaraderie artificielle qui lie les militaires, camaraderie alimentée par le partage d’expériences dangereuses. « La guerre, songeait Richard, est de toute évidence le plus mauvais terrain qu'on puisse choisir pour y semer des attachements [...] la guerre avait fait qu'ils dussent se regarder longtemps vivre, avant de passer leur chemin. La guerre avait happé leurs destins pour les associer. Ils avaient vécu ensemble les meilleures années de leur jeunesse, les plus riches, les plus fortes et les plus généreuses. Les irrétractables; les parties-à-jamais; les irremplaçables.»

C’est une réflexion sur la guerre, mais non une condamnation Comme dans tous ces récits, le narrateur est divisé face à la guerre : il dénonce cette tuerie inhumaine qui jette de pauvres pions dans un combat qu’ils ne comprennent pas, mais en même temps il doit avouer que cette vie, à flirter avec la mort, est tellement intense que tout autre aventure humaine peut sembler bien fade.

Vaillancourt dénonce le sort fait aux simples soldats, entre autres l’injustice des récompenses : « — D'abord, commença-t-il, si t'es simple soldat ou lance-capote comme moé et que tu le restes jusqu'à la fin de la guerre — et l'on va rester tous les deux tels que l'on est, si tu veux dire comme moé — t'as à peu près autant de chances de gagner une médaille de bravoure que d'obtenir ta discharge. Tu peux te faire tuer dix fois de suite : t'auras jamais de médaille à moins d'avoir sauvé ton régiment et tué cent Allemands devant un brigadier comme témoin. Mais c'est tellement rare qu'on voye un brigadier au front, que t'as à peu près autant de chances d'en voir un d'ici à la fin de la guerre que t'en as de sauver ton régiment. — Tu me suis ?
— Si t'as des témoins moins pesants qu'un brigadier, t'as un p'tit moyen de compenser au désavantage de la situation, en te faisant arracher un bras ou une jambe pendant que tu sauves ton régiment. Et si tes témoins étaient même pas des officiers, ta dernière chance est de te faire tuer en sauvant ton régiment; dans ce cas-là, y vont envoyer la médaille à ton plus proche parent. Moé, ça serait ma femme; toé, ça serait probablement ta mère qui braillerait toutes les larmes de son corps. »

C’est un bon roman, juste un peu au-dessous de Neuf jours de haine. Ce n’est pas mal écrit. Les dialogues sont crus (jurons, joual, sexualité). Les retours en arrière ne sont pas très bien intégrés au récit.

Sur Vaillancourt :
Rendez-vous à l’étoile

Extrait
Lanoue réfléchit quelques secondes, puis il se redressa sur ses coudes. Un barrage de cette nature ne s'effectuait pas sans un avant-poste d'observation : il scruta le bosquet sur la droite.
Il ne s'était pas attendu, de loin, à distinguer quoi que ce fût d'insolite derrière des arbres. Il n'en eut pas moins la conviction qu'il y avait quelque chose là et rampa vers Lanthier.
Le terrain finit par être comparable au cratère d'un volcan en éruption. Ce fut sur le peloton le déchaînement d'un cataclysme hors de toute mesure humaine. C'était un concert incessant de hurlements d'enfer qui plongeaient droit sur les malheureux agrippés à la terre où ils ne pouvaient s'enfouir, suivis d'explosions monstrueuses qui les environnaient de flammes et les soulevaient. Toutes les forces telluriques de ce sol à l'histoire barbare semblaient s'être concentrées sur ce point de l'Allemagne pour détruire ses envahisseurs. Les obus sifflaient, hurlaient, crevaient et tonnaient sur le peloton en l'enveloppant d'une fumée noire qui était affreuse; les hommes à plat ventre étreignaient la terre de leurs bras, de leurs jambes et de leurs ventres, ouvrant convulsivement la bouche. Des cris, des appels, des gémissements et des râles confus de blessés commencèrent à s'élever du paquet d'hommes tordus comme des épileptiques, et le bombardement augmenta encore sa violence. La plaine entière, cette fois, parut se soulever et onduler comme le dos d'un pachyderme en furie.
Une voix, tout à coup, s'éleva du cataclysme; elle le domina dans un gémissement éperdu qui atteignit les hommes à la cervelle :
— Maman !. . .
Un jeune conscrit, dressé debout, les bras très hauts, sa bouche et ses yeux immensément ouverts, avait jeté l'appel ultime de l'être humain. Il resta ainsi immobile, figé dans l'extase de la mort. Puis ses jambes cédèrent lentement sous lui, et il disparut dans la fumée de l'obus qui l'avait tué.
Un souffle de démence passa sur les hommes. Lanthier, dressé à son tour, hurla :
— Debout ! Debout !. . . Tout le monde debout ! — On sort d'icitte ! Suivez-moé tous, on pique su' le bois !
Tous les hommes encore capables de se tenir sur leurs jambes s'élancèrent au pas de course à la suite de Lanthier. Ils coururent pendant quelques minutes, dans une ruée hors de l'enfer; mais l'enfer ne tarda pas à les poursuivre et à les rejoindre. Les artilleurs n'eurent qu'à déplacer de quelques centimètres l'angle de leur tir pour retrouver leur cible mobile. Et l'avalanche de fer et de feu s'abattit de nouveau sur les hommes... (p. 132-133)

21 janvier 2009

55 heures de guerre

Pierre Tisseyre, 55 heures de guerre, New York-Montréal, Le Cercle du livre de France, 1947, 196 pages.
(1re édition : Flammarion, 1943)

Pierre Tisseyre a passé cinq ans en captivité durant la Seconde Guerre mondiale. 55 heures de guerre a été écrit pendant cette captivité et se présente comme un récit vrai. Le narrateur n’est pas nommé, mais on suppose que c’est Tisseyre lui-même. On est en 1940. L’armée française est en déroute. Tisseyre et son bataillon, « une poignée d’hommes, démoralisés, sans discipline, sans cohésion, une poignée d’hommes presque sans armes », se retrouvent coincés dans la petite ville de Formerie en Picardie. Tisseyre raconte les trois jours de résistance (du 7 au 9 juin 1940) de cette troupe envoyée dans la bataille sans préparation. L’image militaire que l’auteur esquisse dans ce roman est bien différente de celle qu’on voit habituellement dans ce genre de récit. Ici, pas de héros ou si peu. Il nous présente des soldats qui, à la moindre occasion, abandonnent leur poste, vont se terrer dans une cave, en profitant pour s’enivrer. Bien sûr, quelques-uns font exception et démontrent un courage (ou une dignité, si vous préférez) qu’on est en droit d’attendre d’un soldat entraîné et préparé à affronter cet enfer.

Sur la résistance de 55 heures, il y a peu à dire. Ni les barricades, ni les replis, ni les repositionnements successifs ne pourront arrêter l’armée allemande, supérieure en nombre, appuyée par des chars, une puissante artillerie et même un avion espion. Quand les munitions seront pour ainsi dire épuisées, le commandant donnera l’ordre de reddition pour éviter une hécatombe inutile (voir l’extrait). Bien sûr, quelques soldats et même quelques officiers auraient voulu continuer le combat, poussés par le défi de l’aventure, par l’idéal du sacrifice, tout en comprenant que la décision de leur chef était responsable.

Le roman n’est pas vraiment centré sur un personnage, ni même sur le bataillon dirigé par Tisseyre, ce qui complique la lecture. On a un peu de difficulté à s’y retrouver, entre les régiments, les bataillons, les colonels et les lieutenants, à démêler ce qui appartient à l’un et à l’autre des groupes engagés dans cette bataille. Mais l’auteur pouvait-il témoigner autrement de cette résistance désorganisée? Même si le narrateur (Tisseyre?) se donne un beau rôle, saluons son parti pris de nous montrer la guerre sous un autre éclairage.

Extrait

Un capitaine, géant brun, mince et souriant, surveille le mouvement. C'est lui maintenant qui commande, nous sommes ses prisonniers.
Tandis que nous nous rangeons devant lui, je l'examine avec une attention enfiévrée, comme s'il était la clé vivante de l'énigme, le magicien qui me rendra la vie, qui détruira l'enchantement dont je suis l'objet. Il lance des ordres à ses hommes d'une voix étonnamment puissante, chacun d'eux fait tressaillir les Français. Ils ne sont pas habitués à de tels éclats de voix. Et l'on dirait que le capitaine s'en rend compte, car lorsqu'il s'adresse à eux, il parle beaucoup plus bas d'une façon courtoise, même aimable, dans un français correct.
J'imaginais que le vainqueur triompherait insolemment, que son visage refléterait la joie de la victoire, la haine de l'ennemi et le plaisir de la vengeance. Rien de tel n'est discernable sur les traits souriants du capitaine. Son amabilité n'est pas feinte, sa courtoisie est naturelle, je jurerais qu'il n'a pour nous que sympathie et pitié. Notre indiscipline pourtant l'étonné. Malgré nos efforts, il semble impossible de faire rester nos hommes en place, de les former en colonnes que l'on puisse aisément dénombrer. Visiblement il s'impatiente. Mais s'il trahit son irritation naissante par une plus grande brusquerie envers ses sous-officiers, c'est sur un ton de grande politesse qu'il insiste : « Allons, Messieurs, mettez-vous en ordre, s'il vous plaît ! »
Ces appels restant sans effet, le bruit des conversations privées dégénérant en brouhaha, il lance enfin un « Achtung ! » retentissant qui cloue sur place le troupeau.
Un prodigieux silence s'étend sur la place. Le capitaine, malgré son air aimable, pourrait bien se changer en lion. L'insouciance avait déjà triomphé de l'inquiétude, cet ordre bref l'a balayée. Que va-t-il se passer ? Moi-même j'ai sursauté violemment, je ne me demande plus si je veille ou si je dors, comme tout le monde j'écoute :
— S'il vous plaît, Messieurs, un officier pour montrer où sont les mines sous les barricades ? demande-t-il enfin.
— Il n'y a pas de mines !
— Pas de mines, vraiment ? Son visage exprime un étonnement sincère.
— Pas la moindre !
— Et pas de canons non plus, je crois.
— Des canons ! Nous n'avions même pas de grenades !
Un instant son regard erre sur ce troupeau à ses pieds, sur ces hommes sales, mal rasés, dépoitraillés, dont le visage porte la trace de leurs fatigues et de leurs veilles. Un curieux sourire aux lèvres, il semble se demander s'il doit les plaindre ou les admirer.
— Vraiment, Messieurs, dit-il après un instant de silence, avec si peu d'armes vous vous êtes bien battus... (p. 194-196)

18 janvier 2009

Tit-Coq (illustrations)

Voici quelques-unes des photos parues dans l'édition originale de Tit-Coq. Les photos ont été prises par Henri Paul. La distribution de la pièce était la suivante :







17 janvier 2009

Tit-Coq

Gratien Gélinas, Tit-Coq, Montréal, Beauchemin, 1950, 193 pages.
(Des photographies d’Henri Paul apparaissent sur des planches hors-texte) (La première eut lieu le 22 mai 1948 au Monument national.)


Acte 1 – Décembre 1942-Juin 1943
Jean-Paul et Tit-Coq, deux soldats basés à Montréal, se sont querellés dans un bar quelques jours avant Noël. Plutôt que de les punir, le commandant, à la suggestion du Padre, ordonne à Jean-Paul d’emmener Tit-Coq dans sa famille. Il faut dire que ce dernier est un enfant illégitime, qui a vécu jusqu’à l’adolescence dans des orphelinats. La famille de Jean-Paul, généreuse, lui ouvre les bras, surtout Marie-Ange qui a le béguin pour lui. De retour à Montréal, Tit-Coq et Marie-Ange (qui travaille dans une filature) se fréquentent et tombent amoureux. Tout eût été pour le mieux si le soldat Tit-Coq n’avait pas été obligé de partir en Europe. Il emporte avec lui l’album de famille de Marie-Ange et sa promesse de l’attendre.

Acte 2 : Juin 1943-Juin 1945
Tit-Coq et Marie-Ange échangent des lettres. Et puis, un jour, il s’aperçoit que le ton des lettres de Marie-Ange a changé. Il se doute bien qu’il se passe quelque chose. Comme il ne veut surtout pas de pitié, il libère Marie-Ange de sa promesse. En fait, elle se meurt d’ennui, et sa famille l’exhorte à sortir, à rencontrer d’autres garçons. On lui fait valoir qu’elle connaît peu Tit-Coq, qu’il est sans famille, qu’on ne peut pas s’y fier... Marie-Ange, toute mêlée, finit par céder. Depuis toujours, Léopold Vermette, un garçon de son village natal, lui tourne autour. Elle accepte de le rencontrer. Finalement, arrive ce qui n’aurait pas dû arriver : elle épouse Léopold.

Acte 3 – Septembre 1945
De retour à Montréal, Tit-Coq force Marie-Ange à le rencontrer une dernière fois. Il veut simplement lui dire ses quatre vérités. Contre toute attente, cette dernière lui avoue que son mariage est un échec, qu’elle l’aime toujours. Les deux projettent d’envoyer en l’air religion et convenances sociales et de partir ensemble. Le Padre réussit à les en dissuader.

L’intrigue est très mince et pourtant... J’ai dû lire cette pièce il y a quelque vingt ans au moins. Je n’en avais pas un souvenir parfait. Et j’ai été pris d’un bout à l’autre par cette histoire, mélodramatique et plutôt superficielle. Là où certains y voient une représentation du Canadien français aliéné, moi, j’y vois plutôt une histoire psychologique, comme on en faisait dans les années 1950. Gélinas met en scène un personnage pathétique, un écorché vif, un malchanceux. Tit-Coq est tiraillé, comme tant de héros de cette époque, entre la pureté et le mal. Depuis toujours, on lui a fait comprendre qu’il était un bâtard, un « enfant du péché ». Et la vie dissipée qu’il a menée jusque là n’a d’aucune façon contribué à changer cette perception qu’il avait de lui-même. Alors cette Marie-Ange, qu’il surnomme « Mademoiselle Toute-Neuve », représente pour lui la pureté retrouvée, le rachat de sa bâtardise, sa renaissance pour tout dire. Il l’idéalise, il la tient en dehors de toute sexualité pour ne pas l’avilir, contrairement à ce qu’il faisait avec les autres femmes. Cette fille va lui procurer la famille qu’il n’a jamais eue. Son rêve de pureté va échouer, il devra trouver d’autres solutions pour assumer sa bâtardise. C’est ce que le Padre veut lui faire comprendre dans cet extrait :

LE PADRE
Tout ce que tu voulais — un foyer, des enfants, l'affection d'une famille, le respect de toi-même et d'autrui — tout ce bonheur est encore possible avec une autre. Rien n'est perdu, sauf elle.
TIT-COQ
Et l'amour, qu'est-ce que vous en faites ?
LE PADRE
L'amour ?
TIT-COQ
Ouais ! l'amour. Ça ne compte pas dans votre monde ; mais dans le nôtre, ça compte. Si on est montrés du doigt ici, on sacrera le camp au diable vert, et on arrivera bien à être heureux quand même. Elle m'aime, elle, et ça me consolera de tout le reste... Parce que l'amour, c'est fort. C'est plus fort que tout, vous saurez. Plus fort que tout !
LE PADRE
Si c'était si fort, l'amour, elle ne t'aurait pas oublié, elle.
TIT-COQ (Menaçant.) 
Qu'est-ce que vous dites?
LE PADRE
Oui, ça peut exister, un grand amour et, pour un temps, compenser bien des épreuves. Mais ce n'est pas là le sentiment qu'elle a pour toi, l'amoureuse qui t'a abandonné sans même avoir l'honnêteté de t'écrire sa décision, qui a juré, devant Dieu et devant les hommes, fidélité à un autre pour la vie et qui est prête, maintenant que son mari est loin lui aussi, à te retomber dans les bras. Cette femme-là n'a pas fini d'être faible. (MARIE-ANGE s'est caché la figure dans ses mains.)
TIT-COQ (Les poings serrés, devant le Padre.) 
C'est assez!
LE PADRE
Si elle avait aujourd'hui le courage de te suivre dans un pays inconnu et de braver l'existence de misère que tu lui proposes, elle aurait eu la force de t'attendre deux ans.
TIT-COQ (Hors de lui-même) 
C'est assez! C'est assez!
LE PADRE (Constatant l'exaspération de Tit-Coq.) 
Oui, c'est assez. Ce que j'avais à dire pour vous convaincre, je l'ai dit. (Navré.) Je ne peux rien de plus.

Gratien Gélinas a raconté avec beaucoup d’économie cette histoire. Chaque tableau est nécessaire, toute l’action est centrée sur les deux principaux personnages, est très serrée comme on dit. Pas de digressions, pas de bavardages, juste l’essentiel.


De la guerre, il n’en est guère question dans la pièce. Elle a peu d’importance. La religion, par contre, est omniprésente. Le Padre est en quelque sorte l’arbitre, qui gère les conflits humains, qui dresse la barrière morale qu'il ne faut pas franchir. Un film, tiré de la pièce, fut présenté en 1953.

Gratien Gélinas sur Laurentiana
Tit-Coq
Bousille et les justes








10 janvier 2009

Neuf jours de haine

Jean-Jules Richard, Neuf jours de haine, Montréal, L’Arbre, 1948, 352 pages.

À mon sens, Jean-Jules Richard est un écrivain qui a été mal servi par l’institution littéraire. Au mieux son nom est mentionné dans les manuels d’études littéraires. Pourquoi? Un peu comme Thériault, son œuvre n’est pas vraiment ancré dans l’humus québécois. Son refus de toute forme de régionalisme et ses idées gauchistes n’étaient pas de nature à lui attirer de la sympathie dans la société de Duplessis. Plus encore, aucune de nos catégories littéraires ne semblent en mesure de recevoir ses premières œuvres. Je le dis d’emblée, je trouve Neuf jours de haine admirable. J’ai pensé en lisant ce roman antimilitariste au passage de Candide sur la guerre, au non moins célèbre « Un jour rêvé pour le poisson-banane » de Salinger, mais surtout à la première partie du Voyage au bout de la nuit de Céline, dans ce dernier cas en raison du style de Richard également.

Le titre nous donne à la fois la structure de l'oeuvre et la position de l’auteur. Le roman compte neuf chapitres et chacun d’eux raconte, grosso modo – l’auteur se permettant des retours en arrière, des résumés pour combler l’ellipse entre deux chapitres – une journée dans la vie de deux soldats, surnommés par leurs compagnons Noiraud et Frisé. Ils vont être blessés, mais les deux vont réussir à survivre à la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Autour d’eux on trouve plusieurs autres combattants, parfois de façon épisodique, la mort faisant son œuvre. Chacun des chapitres porte un titre et est daté. Par exemple, le premier s’intitule « Débarquement » et est daté du 6 juin 1944. Le dernier s’intitule « Occupation » et est daté du 6 juin 1945. Entre-temps, on a suivi les deux soldats et leurs compagnons, à la poursuite des Allemands, expulsés de France, de Belgique, des Pays-Bas et poussés dans leurs derniers retranchements en Allemagne. Voilà pour la structure du roman.

Quant au contenu, on s’en doute assez. Toujours il s’agit de prendre une position ennemie, les Canadiens assaillant des Allemands battant en retraite. L’auteur raconte avec beaucoup de talent ces épisodes, les tactiques, l’action des hommes, l’horreur de la bataille, la difficulté de l’entreprise et surtout la haine que les hommes finissent par ressentir pour l’ennemi. Car le moteur de l’héroïsme, de la survie, de la guerre pour tout dire, c’est la haine contre ces soldats anonymes qui ont tué des compagnons et qui les obligent à cette vie de misère. On voit de très près le quotidien des soldats de la Deuxième Guerre. Bien sûr, il y a quelques actions glorieuses (surtout de la part de Noiraud qui est un soldat exceptionnel), mais il y a surtout beaucoup de misères, de souffrances, de désespoir. Richard nous décrit certaines horreurs, des scènes de carnage, sans s’appesantir sur les détails macabres. Quand les soldats quittent momentanément le front, la « cinquième dimension » comme ils le disent, ils laissent derrière eux la bête féroce, et redeviennent des êtres humains qui ont une vie intérieure, des principes, des souvenirs… Si, pendant plusieurs chapitres, on peut s’interroger sur la position de l’auteur face à la guerre – il décrit avec beaucoup de sympathie les soldats –, le dernier chapitre intitulé « Occupation » lève toute ambiguïté. Noiraud, qui a passé à travers tant de situations dangereuses, servi par un individualisme qui en faisait un soldat exceptionnel, est happé par le système militaire qui ne lui pardonne pas de résister à ses règles. Bref, non seulement c’est la guerre, mais aussi la philosophie de l’armée (casser les soldats, les mener par la peur) que Richard trouve insupportable. Rappelons qu’il a participé à la Seconde Guerre mondiale.

Il me semble avoir lu dans une critique que l’auteur nous mitraillait de phrases courtes, lapidaires. La métaphore est bien choisie. Voici le début du roman :

« Calme.
L'univers est blafard.
Dans les milliers de barges, ils attendent. Seuls les clapotis de la grosse mer hurlent. Les gars accroupis s'appuient la tête sur la hanche d'un voisin. L'un d'eux se courbe pour vomir dans un sac de papier ciré. Et en tirant le sac de sa poche, il échappe sur le pont des billets de banque français.
L'univers est blafard.
Calme.

* *
Tumulte.
L'univers est hagard.
Grondements en arrière. Les hommes se dressent. Lueurs suivies de détonations violentes. Les hommes s'illuminent. Ça martèle. Ça frappe. Ça bûche. Ça cogne. Vrombissements des moteurs des milliers de barges d'atterrissage. Un millier. Oui, un millier. Vrombissements de centaines d'avions. Cent. Deux cents. Cinq cents. Les hélices bourdonnent en haut et en bas. En bas et en haut. Les ailes sifflent comme des sirènes. Les coques fouettent la mer. Les matelots s'agitent. Les moteurs beuglent, mugissent. Les soldats se crispent. Les avions de bombardement, de combat, de reconnaissance, des meutes d'avions, ricanent au-dessus des cuirassés, des croiseurs, des destroyers, des frégates, des corvettes, des barges, des prames. Des hordes de navires. »


Le roman atteint son point culminant, à tout point de vue, dans le chapitre intitulé « Translucide ». Frisé s'est vu confier une mission dangereuse. Son frère Paul, qui fait partie de la même unité, s’offre à le remplacer. Mais il sera frappé par un obus sous les yeux de Frisé (voir l’extrait). Jusqu’ici, rien d’extraordinaire, allez-vous penser. Mais c'est le traitement qui s'en suit. Le frère mort, devenu narrateur pulvérisé, s’adresse à son frère vivant, dans un style surréaliste. Et on conçoit à partir de cet exemple la force de J.-J. Richard, sa capacité à outrepasser le banal récit réaliste, d’apprêter l’horreur à la sauce fantaisiste.

Extrait
« J'avance près de la route. Sur le remblai. À ta droite. Je m'accroupis derrière un cadavre décapité. Je tends les jarrets pour bondir. Tu m'observes. Tu m'admires. Roux, beau et brave, une force sensuelle et chaude dans ma posture. Tu sens ton affection pour moi grandir. Je vais sauter. Je vais partir au vol. Avant je veux te donner un dernier regard. J'entends venir un obus. Le sifflement. La vibration. La commotion. L'expansion. « Où suis-je ? « Où suis-je ?
« Qu'est-ce qu'il m'arrive ?
« Je sens soudain toutes les parcelles de mon corps. Je sens toute ma peau. Je conçois toute mon anatomie. J'éprouve la sensation que j'ai des muscles sous la peau. Que j'ai des os sous les muscles. Que j'ai de la moelle dans les os. Que j'ai des veines. Des nerfs. Du sang : blanc et des cellules qui le rougissent. Des organes dans la cavité thoracique. Des organes dans le ventre. Des muqueuses. Je me sens tout entier.
« C'est drôle. Je savais que j'avais tout cela. Mais je ne l'ai jamais tant ressenti. On ne sent réellement tout son corps que quand il nous fait mal. Ça m'a fait mal. Pas trop. Le choc a eu trop de violence. Ça s'est passé durant un millième de fraction de seconde. Ça s'est fait trop vite. Mes sens ne sont pas organisés pour tant de sensations. La matière ne me donne pas la conscience parachevée de mon corps. Je sais que j'ai changé de forme, mais je n'ai pas été asservi à mes sens. Je n'ai réellement pas souffert. « Je me cherche,« Je cherche mes cheveux roux (comme le commis l'aurait fait). Je cherche mes mains d'abord pour pouvoir chercher mes cheveux, ma tête. Mes yeux. Mes lèvres. Je devrais les trouver à cause du duvet de ma moustache.
Je cherche mes jambes ou du moins l'angle vide entre mes jambes. Je cherche mon ventre pour serrer ma ceinture. Je cherche mes reins pour les frotter, j'y sens un peu de chatouillement.
« Je ne trouve rien. Pourtant, je vois. Mieux qu'avec mes yeux. Je suis possède d'une lucidité plus pure. Je perçois au lieu d'entendre. Je discerne au lieu de voir. Je comprends au lieu de ressentir. C'est drôle.
« Ça me rappelle ce livre sur le spiritisme que nous avions trouve dans une maison désertée de France. Nous l'avions lu ce livre avec attention. On y traitait d'élucubration d'esprit après la mort apparente. Je distingue sans effort mon état. Je suis dégagé de la matière. Mais cependant j'y suis encore soudé. Serait-ce que j'ai été frappé trop soudainement ?
« Je me regarde maintenant. Je me répands au-dessus de votre position comme une buée. Une buée sans couleur, mais un peu plus brillante aux endroits où elle semble plus épaisse.
« J'ai l'air d'un parachute suspendu au-dessus de ta tête. Les ficelles me retiennent au sol de partout. Les ficelles me tirent à la terre. Malgré mes efforts pour me dégager. À l'endroit où les ficelles sont liées à ma buée, ça me tire et ma buée ressemble à des ailes de vampire.
« Je suis dispersé et encore je suis là concentré. Je te vois. Tu me cherches. Tu vas de droite à gauche sans faire attention aux projectiles. Tu vois la tête tranchée. Ce n'est pas moi. La tête n'a pas de cheveux roux.
« Pas un mouvement humain depuis quelques minutes. Que le tien. Seulement le mouvement des choses. Les explosions et leur jet de fragments. Leur levée de poussière ou de geyser. Pas un geste animal. Le feu est trop intense. Personne n'a bougé, ni en avant, ni en arrière, excepté toi. Quelqu'un questionné te répond :
« — Personne n'est passé ici.
« Personne, celui-là en est sûr. Quelqu'un a dû pourtant — mais c'est inconcevable — monter dans l'air en mille pièces. Des morceaux de chair ont volé ici et là. Des parcelles humides, moites d'une vie résistante. D'autres morceaux où le sang semble cuit par la chaleur de l'explosion. En voilà un. Du cuir chevelu. Un demi-pouce de diamètre par trois quarts de longueur. Une pointe d'os s'y plante. C'est le plus gros tombé tout près. Le reste a dû voler en éventail. Au loin. » (p. 162-164)

4 janvier 2009

Fleurs sauvages

Atala (Léonise Valois), Fleurs sauvages, Montréal, Beauchemin, 1910, 64 pages.


Cette plaquette serait le premier recueil de poésie publié par une femme au Québec. Léonise Valois emprunte son nom de plume à l’héroïne éponyme d’Atala (1802), un récit de Chateaubriand. Atala est une jeune Autochtone, consacrée par sa mère à la Vierge Marie, qui se donne la mort par crainte de perdre sa virginité. Ce nom d’emprunt situe déjà le propos du recueil, comme on va le voir.

Le recueil est constitué d’une ensemble de poèmes indépendants les uns des autres. Qu’est-ce qui a présidé à leur ordre? La date de leur création? Je ne saurais dire. La plupart sont dédicacés, tantôt à des parents, tantôt à des amis. On devine que plusieurs sont des poèmes de circonstances, écrits à l’occasion d’un décès (le père, la mère), d’une noce d’or, de la prise de soutane du frère, d’une excursion à la campagne (à Rigaud, à Dorion), d’un événement social (le tricentenaire de Québec)…

S’il y a un thème qui semble plus fortement appuyé, c’est celui de la femme face à l’amour. Hommes et femmes s’opposent ou se complètent comme papillon et fleur : « Papillon! Fuis-moi, je te crains! / Je me soustrais à ton empire, / Je trouve tes charmes trop vains / Pour leur accorder un sourire. » La femme est douceur, l’homme est violent : « Ma plume est un duvet, la vôtre est une armure, / Si vous comprenez l’art de cette lyre pure, / Qu’est la Muse des Vers, que n’êtes-vous… plus doux? » Seul l’homme qui saura équilibrer sa « Tête et [son] Cœur » saura atteindre la femme : « Pour vous, mon noble ami, qui trouver l’équilibre / Si facile à garder de la tête et du cœur / Sachez que, chez la femme, il est à son honneur » Il faut dire que pour Atala, le sentiment amoureux doit être pur, éthéré, au-dessus de tout, comme dans le poème « Un Rêve » : « Des rosiers fleuriraient sans craindre les retours, / Des âpres vents d’automne, et notre amour immense / Captif en cet Éden, rayonnerait… toujours! »

Comme c’est une femme qui écrit ces poèmes, il est normal qu’elle fasse plus de place à la condition féminine : certaines amies, Hélène de Champlain, les midinettes, les coquettes et même la Vierge Marie ont droit à un poème. Bien entendu le sentiment religieux est présent, mais n’est pas envahissant comme on le voit dans certains recueils de l’époque. J’ai choisi comme extrait un poème, unique en son genre, un poème dans lequel l’auteure fait preuve d’un tout petit peu d’audace, il me semble, un poème qui aurait pu être écrit par la jeune vierge tourmentée de Chateaubriand :


Sur l’eau
Le blanc bateau voguait sur le fleuve royal,
Gracieux comme un cygne,
Sa coque si jolie au mouvement égal
Bravait l’onde maligne.

Vers l’horizon lointain, l’astre d’or avait fui,
Jetant ses diaprures
Sur les plaines, les monts à l’aspect infini,
Dans toutes les ramures.

La pénombre déjà, sur le flot en éveil
Répandait son mystère,
La nature semblait préparer son sommeil
En disant sa prière.

Dans l’abîme entr’ouvert, il me semblait entendre
La Sirène du Mal,
Ses appels séduisants, sa voix qui se fait tendre,
Son triomphe final.

Oui, le cœur sans appui roulant dans le noir gouffre
Périrait sûrement,
Si Dieu n’était pas là près de l’âme qui souffre
Pour l’aider doucement.

Puis je pensais encore : Et notre volonté,
Quelle est donc sa faiblesse?
Quand il s’agit de l’âme et de l’éternité
Plus grande est sa détresse!

O Dieu! délivrez-nous du péril qui fascine
De ses appâts trompeurs,
Et sauvez du naufrage à votre voix divine
Nos âmes et nos cœurs! 

2 janvier 2009

C'est le trois janvier enfin!...

C'est le trois janvier enfin!... On a fini de serrer et de resserrer ma pauvre main tout ampoulée. On a fini d'avoir du bonheur par-dessus la tête et de s'en souhaiter mutuellement à s'en rendre malade. Les paresseux ont eu leur congé du deux de l'an sans compter celui du premier, lequel est obligatoire, mais non gratuit. De braves gens, mes compatriotes, que je ne vois pas une heure de toute l'année durant, ont voulu rattraper le temps perdu; ils se sont précipités sur ma main comme sur des étrennes, et l'ont engloutie dans leurs transports; il me semble qu'ils la tiennent encore. Pendant deux jours, elle a été à tout le monde, excepté à moi, et j'ai peine à la reconnaître maintenant qu'elle m'est revenue.
Je regarde cette pauvre main qui essaie de reprendre la plume, et j'ai envie de lui souhaiter la bonne année. Si je me la serrais ! C'est une vraie frénésie. Le jour de l'an est épidémique: j'ignorais cela; s'il durait seulement une semaine, on ne pourrait plus se lâcher.
Les amis de nos amis sont nos amis; c'est le cas de le dire. Pour moi, j'en ai vu de nombreux, qui ne sont certainement pas les miens, ce que je regrette, car ils m'eussent sans doute épargné — je les ai vus s'élancer vers moi, du plus loin qu'ils me voyaient, frémissant d'allégresse, transportés de bonheur. « Je vous la souhaite ! » s'écriaient-ils tour à tour comme hors d'eux-mêmes. D'autres, ne faisant qu'un bond à travers la rue: « Je vous la souhaite ! » s'écriaient-ils aussi, et crac, c'était encore un serrement de main à me faire trouver mal. Il y a même des amis de mes amis qui m'ont souhaité les compliments de la saison; d'autres, beaucoup d'heureux retours ! Chacun fait et dit comme il peut; le jour de l'an étant le jour de tout le monde, il ne faut pas se montrer trop difficile sur la langue.
Cette opération du serrement de main étant subie deux ou trois cents fois, j'avoue que, pour ma part, je ne déteste pas le jour de l'an. Mon triste état de vieux garçon m'oblige malheureusement à tout apprécier à un point de vue personnel; eh bien ! je le déclare, le jour de l'an me plaît, malgré le danger que je cours d'une paralysie absolue du bras droit. Ce jour-là, je me distingue des sept-huitièmes de mes compatriotes; ce jour-là, plus que tout autre, je suis libre et je savoure ma sauvage indépendance, comme si je devais la perdre pour le reste de l'année; je ne fais pas une visite, non, pas une, je m'affranchis de ce supplice ridicule et je ne vais pas marmotter à deux cents personnes indifférentes mes souhaits de convention.
Si le jour de l'an est vraiment un jour de bonheur, j'entends en jouir. Je garde au fond de mon cœur des trésors de souhaits pour mes amis, mes vrais amis, et je me garde bien d'aller confondre ces souhaits avec le flot de banalités qu'ils se condamnent à entendre. Pour les autres, les personnages, les gens à position, dont un abîme me séparera toujours, je me contente de les plaindre. Je les plains d'avoir tant de devoirs à remplir en un seul jour, et d'en avoir si peu tout le reste de l'année, puisqu'il est entendu que nous vivons dans un pays de cocagne où la sinécure est l'objet légitime des plus honnêtes ambitions.

Arthur Buies