« Et maintenant, voici l'avare, voici Séraphin Poudrier, non pas tel que je l'ai conçu, mais tel que je l'ai connu. On comprendra que la décence la plus élémentaire m'oblige à taire son nom véritable. D'ailleurs, je vous avouerai tout de suite que trois types de chez nous ont servi à la création de mon personnage. Chez l'un, j'ai pris le physique; chez l'autre, certains tics et certaines manies, tandis que le troisième, dont je connais la vie depuis toujours, m'a fortement édifié par des faits précis et par les événements incroyables dont il fut l'objet.
Il est
entendu que c'est le troisième qui domine dans le roman.
Certains
critiques qui feraient mieux de vendre de la mélasse que d'écrire dans les
gazettes, m'ont reproché d'avoir choisi un type exceptionnel et de l'avoir
accablé d'une passion poussée à son paroxysme et complètement invraisemblable. Or,
laissez-moi vous dire avec toute la sérénité dont je suis capable, que des
avares comme Séraphin Poudrier, je peux en trouver des centaines dans la
province de Québec, si je voulais m'en donner la peine. Des usuriers, des
grippe-sous, des avares tels que Poudrier, mais ils pullulent en terre canadienne,
dans les bois reculés de la colonisation et jusque dans les paroisses agricoles
les plus prospères.
Mon
personnage ne date pas seulement de 1890. Il date de 1690. Reportez-vous aux
premiers temps de la colonie. La misère, de la viande sauvage à manger, et le
premier blé qu'on récolte paraît plus précieux que l'or. On le cache dans le grenier
en prévision de l'avenir. L'économie est devenue non pas seulement une qualité,
mais une vertu. Il faut ménager. Cette parole de sagesse devient un axiome.
Imaginez maintenant le malheureux qui garde une passion secrète pour l'argent
et qui sait en tirer une joie physique et palpable. De l'économie à l'avarice,
le pas est vite franchi. C'est la dureté des temps qui a provoqué la passion de
Séraphin Poudrier. Et aussi parce que Poudrier est humain et bien préparé à
recevoir la maîtresse Avarice qui s'infiltre en lui ainsi qu'une eau lente,
insinuante, venue de loin. Le malheureux ne pouvait pas l'éviter. Il aurait dû
la combattre, mais il était un mauvais chrétien. Avouez qu'il n'est pas le seul.
Andrée Champagne (Donalda) et Jean-Pierre Masson (Séraphin) |
Puis, il faut
avoir entendu les anciens parler de la misère de ce temps-là. La sainte
colonisation au nord de Montréal. Temps héroïques, temps barbares. Pendant
vingt ans mon père, le docteur Grignon, a pratiqué la médecine en ce pays d'épouvante.
Il franchissait des distances de quinze, vingt, trente milles dans des chemins d'enfer,
par des tempêtes dont on ne se fait pas idée. Combien pouvaient lui rapporter
de pareilles courses dans les montagnes et une telle pratique de la médecine?
Une piastre, une piastre et demie. Souvent même le médecin était obligé
d'apporter une brique de lard et des galettes de sarrasin, sachant d'avance
qu'il n'y avait rien à manger chez le colon.
Pour bien
pénétrer l'âme de Poudrier, il faut s'incorporer à l'existence misérable de ce
temps-là, à l'époque où l'on colonisait le nord de Montréal. Une simple
anecdote vous en dira plus long que les plus beaux discours.
En 1877, non
loin de Sainte-Adèle, trimait un pauvre colon nouvellement marié. Un jour, mon père
fut appelé auprès de sa femme en mal d'enfant. Avant d'entrer dans le « shack
», le défricheur parla au médecin:
- Écoutez
donc, docteur, combien c'est pour un accouchement?
- Ah! loin comme ça, mon vieux, à douze milles,
ça vaut bien une piastre et demie.
- Ouais! Ben,
écoutez donc, docteur. C'est pas mal cher, ça. Vous couperiez pas ça par le milieu?
Disons soixante et quinze cennes, payés, l'argent sus la table.
- Écoute, mon
Jos, fit le docteur, tu trouves pas que tu exagères un peu?
- Ben, vous
savez, j'sus pas riche; j'commence rien qu'à couper l'gros bois. Pis, on pourrait
p't'être faire un marché? Si j'vous promettais d'en avoir des enfants tous les
ans pis pas prendre d'autres docteurs que vous, ça marcherait-y, soixante et
quinze cennes?
- Certainement,
s'exclama le docteur Grignon.
Et il était
fort heureux de son marché. Le colon de même. Je vous crois. Tout alla pour le
mieux, en 1878, un autre garçon; en 1879, un autre garçon; en 1880, un autre
garçon; en 1881, un autre garçon, ainsi de suite jusqu'en 1886, alors que le
médecin de campagne abandonna la pratique de la médecine pour se consacrer
exclusivement à l'agriculture. N'empêche qu'il avait réalisé avec le colon sept
dollars cinquante dans l'espace de dix ans.
Mais ce que
le médecin n'avait point prévu devait nécessairement arriver. Un autre médecin prit
sa place au village et un autre tarif succéda à l'ancien. Le prix d'un
accouchement était monté à trois dollars, ce qui n'eut pas pour effet de
refroidir les élans amoureux du père Jos. Au contraire. Tous les ans, presque à
la même date, jour pour jour, les sauvages passaient chez le colon. Seulement,
le docteur Grignon était tenu, par son contrat, à verser au nouveau médecin la
différence du prix de l'accouchement, soit deux dollars et vingt-cinq.
On raconte
que le paisible village de Sainte Adèle fut témoin des plus terribles colères
qui aient jamais fait trembler les montagnes du Nord. Le gros docteur était-il
à écrire un article pour la PRESSE où il louait précisément « l'harmonieuse et si
admirable fécondité des Canadiens français » qu'il se levait précipitamment en
voyant passer sur la route, le colon Jos qui s'en allait faire baptiser un
nouveau-né.
- Jos, jos, lui criait-il, arrête d'en faire,
tu vas me ruiner.
- M'nez votre affaire, docteur, répondait calmement
le colon, moé j'mène la mienne.
Il mena si
bien la sienne, le brave homme, qu’il fut père de vingt et un enfants au bout
de vingt et un ans. Il devait aimer ou l'argent ou les enfants ou sa femme.
Il y a dans
un autre ordre d'idées certains détails, certains faits de la vie de Séraphin
Poudrier que je n'ai pas voulu écrire dans mon roman, pour la raison bien
simple qu'on ne m'aurait pas cru. Je fais dire à l'avare « qu'il ne veut pas
avoir d'enfant parce que ça coûte cher ». Et cette parole je ne l'ai pas
entendue, je l'ai vue tomber, lourde, épaisse, mot à mot, goutte à goutte de
ses lèvres sèches... Je me souviens. Nous étions assis tous les deux sur le
seuil de sa porte par un bel après-midi de printemps. Le vieux me racontait sa
vie. Un moment, crispé, renfrogné, replié sur son mal qui le dévorait, il dit
d'une voix doucereuse: « Des enfants, c'est du gaspillage. Ça coûte cher pis i nous
laissent quand on a le plus d'besoin. C'est pas d'valeur, ajouta-t-il, ma
défunte est partie sans m'en donner. J'sus content. Mais j'ai eu ben soin de
pas me r'marier, parce qu'avec les femmes, vous savez, on sait jamais ».
C'est le même
homme qui, un jour, jeta de la cendre dans le potage afin de laisser croire à
sa femme que les légumes « avaient attrapé » une maladie et qu'il valait mieux
les vendre au village que d'en manger. C'est le même homme qui fabriqua le
cercueil et creusa la fosse de son père et refusa net de payer quatre dollars
au curé pour un service de troisième classe. C'est encore le même qui passait
ses nuits à redresser des clous usagés à la lueur d'une chandelle de suif.
C'est encore le même homme qui ramassait les vieux fers le long des routes pour
les revendre au forgeron. Croyez-vous qu'il ait joui de sa fortune de plusieurs
milliers de dollars? L'avarice, comme tous les péchés, est souvent punie en ce
monde et avec une violence terrible.
Au moment où
j'écrivais l'histoire de l'avare, il perdait toute sa richesse dans une affaire
scandaleuse. Maintenant, il est fou. Que n'est-il mort par le feu comme le veut
le romancier.
Je pourrais
multiplier de la sorte les traits, les faits et les paroles authentiques qui
vous feraient voir un avare autrement avare que Séraphin Poudrier. Mon
personnage est un prodigue, il est un ange auprès du type ou mieux des trois
types qui ont servi de modèles. Que voulez-vous, je ne pouvais pas écrire la
vie de l'avare dans toute sa laideur. Je suis trop généreux pour ça.
L'histoire d'Un
homme et son péché paraît moins invraisemblable quand on sait qu'en 1880, au
nord de Montréal, à une époque de colonisation et de misère, les plus prodigues
pouvaient dépenser vingt-cinq dollars par mois. L'avare, pas nécessairement
Séraphin Poudrier, l'avare dépense à peine cinquante dollars par année. Et je
suis très généreux. Songez qu'il tire de sa terre l'essentiel à la vie. Et
comme il est avare, il tire le plus pour vendre et le moins possible pour
soi-même. C'est clair.
Qu'en face de
l'avarice le romancier prenne plaisir à imaginer les choses les plus
extraordinaires, c'est possible; mais soyez assurés qu'en face de l'avare il se
trouve toujours en deçà de la vérité. Il n'y a pas d'écrivain assez puissant,
assez génial pour imaginer l'avare tel qu'il est réellement. L'avare de Molière
est une caricature; l'avare de Balzac une peinture réaliste longuement méditée.
Me rendant bien compte de mon impuissance devant la vie, j'ai pris chez des
avares les traits principaux et j'ai raconté des faits authentiques. Il me fut
accordé de trouver quelques éclairs, ici et là, et de donner une peinture
presque fidèle de l'homme. La seule partie du roman qui soit imaginée c'est la
mort de l'avare dans sa maison en feu. Tout le reste, ce sont des gestes, ce
sont des faits qui se sont produits à heure dite et dans un temps déterminé.
J'étais en face de la vie. Je ne pouvais pas l'éviter. L'ai-je vue? L'ai-je
dépeinte? Tout est là.
Quand je
songe qu'à certaines gens, qui s'autorisent de la critique, j'ai dû expliquer
longuement que j'avais mangé, que j'avais fait semblant de manger à la table de
l'avare; que je m'étais assis souvent à ses côtés sur les marches du perron en
face de la rivière « verdâtre et lente »! Et c'est vrai. Nous avons si souvent
causé ensemble que je pense le connaître dans la mesure où l'avare voulait que
je le connusse. Je suis monté au grenier; j'ai vu les trois sacs d'avoine. J'ai
toujours devant les yeux les êtres de la maison qui sentait le renfermé, qui
sentait la lésine, qui sentait l'argent. Et si dans mon livre, vous ne la voyez
pas comme je l'ai vue, eh bien ! ce n'est pas votre faute, mais la mienne;
c'est que je n'ai pas plus de talent. Et les autres personnages
J'ai
rencontré plusieurs personnages dans la maison de l'avare qui ne figurent pas
dans le roman. Mais la grosse Arthémise, la femme d'Alexis, est un souvenir de
jeunesse. Elle fut servante chez mon père. Elle était rutilante de santé,
d'esprit, de fraîcheur et de formes. Je l'aimais bien. Elle s'appelait Alzire comme
dans les tragédies de M. de Voltaire. Elle n'était pas mince ni de cœur ni de
taille. J'en fais dans mon roman l'épouse fidèle et incomparable de mon ami
Alexis. Et parce qu'Alexis n'aimait pas ça fluet, le perspicace Asselin a
deviné tout de suite qu'Alexis c'était moi. Il ne se trompait pas, l'excellent
critique.
J'ai connu
Alexis à la petite école du village il y aura bientôt trente ans. C'était un
garçon rude, aux gestes durs, batailleur, mais qui possédait un cœur d'or. J'ai
souvent couru les draves avec lui et bien des fois nous avons mangé ensemble
sous la tente en bordure des rivières. Je l'ai retrouvé plus tard lorsqu'il
était draveur de profession. Il cultive aujourd'hui une petite terre et il
gagne vaillamment son pain. Il est heureux.
Un autre
personnage que j'ai peint avec plaisir, c'est Bertine, la fille aînée d'Alexis.
J'ai voulu lui donner un beau corps de fille saine, de fille fraîche au cœur
simple. Les modèles ne manquent pas dans nos vieilles paroisses de ces filles
vaillantes, franchement honnêtes, qui travaillent inlassablement sans se
soucier si elles travaillent et toujours heureuses de leur sort. Bertine a poussé
comme un arbre en pleine lumière et dans l'air le plus pur. Il ne s'agit pas
pour elle d'aimer la terre. Elle fait partie de la terre. Le monde pour elle s'arrête
au bout du champ. Elle vit heureuse. Et vous admettrez que cette fille simple
avait trouvé au moins le secret du bonheur.
On
s'expliquera qu'un autre personnage, plus important celui-là, et qui domine
dans le roman, qui a provoqué même sa création brutale, c'est Donalda, la femme
de l'avare, l'inoubliable chrétienne, cramponnée à un monstre jusqu'au tombeau
par esprit de sacrifice et par amour du Christ, je n'ai pas connu cette femme.
Je sais absolument qu'elle ne vécut qu'un an et un jour avec son mari, qu'elle
est morte comme une sainte et que les habitants de la région en parlent encore
avec des sanglots dans la voix. Mon père, que j'ai dépeint dans mon livre sous
les traits du docteur Cyprien, m'a souvent parlé de l'agonie et de la mort si édifiante
de Donalda.
J'aurais
voulu posséder le génie afin de décrire telle que je l'ai vue souvent, au pays
du Québec, la mort de la femme chrétienne. C'est toujours pour moi un
saisissement de grandeur surnaturelle.
Il faut
maintenant en finir.
Un jour de
juillet 1933, je causais avec des anciens. Il y avait là une femme d'âge mûr,
fort ragoûtante encore, qui racontait comment on lavait le plancher autrefois
avec du pesât (tige de pois ou brins de paille) et du sable blanc arrosé d'eau.
Le mot « pesât » agit avec violence sur mon esprit et je fus précipité dans
cette espèce de « malaise » dont parle quelque part Léon Daudet.
Le lendemain,
dès l'aube, les fenêtres larges ouvertes sur le lac, je commençais par cette phrase:
« Tous les samedis, vers les dix heures du matin, la femme à Séraphin Poudrier
lavait le plancher de la cuisine dans le bas côté. On pouvait la voir à genoux,
pieds nus, vêtue d'une jupe de laine grise »... et ainsi de suite jusqu'à la dernière
portée de mon souffle. J'avais terminé le premier chapitre.
N'oubliez pas
que je devais écrire une simple nouvelle de cinquante pages. Entraîné par le
sujet, bousculé par les événements, vivant dans une atmosphère extrêmement
favorable de sensations anciennes, ayant devant les yeux le spectacle, pour
moi, tragique et angoissant que m'offraient la maladie et la mort de Donalda,
je continuai à écrire avec fièvre et à élargir les cadres destinés à mon récit.
Je
travaillais de quatre heures à huit heures du matin et de huit heures à dix
heures du soir. Je passais le reste du temps « au village », comme disait ma
femme, protestant contre ma paresse et mon goût de la bohème dont je n'ai
jamais pu me débarrasser complètement. Au bout de deux mois et une semaine,
j'avais terminé l'histoire de l'avare. »
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