Je cite le passage dans Maria Chapdelaine :
Louis Hémon écrit dans un article publié dans le journal français L'Auto le 31 août 1912 :
« - Voilà comment ça s'est passé... Vous avez peut-être eu
connaissance qu'il était foreman dans un chantier en haut de La Tuque, sur la rivière
Vermillon. Quand le milieu de décembre est venu, il a dit tout à coup au boss
qu'il allait partir pour venir passer les fêtes au lac Saint-Jean, icitte... Le
boss ne voulait pas, comme de raison; quand les hommes se mettent à prendre des
congés de dix à quinze jours en plein milieu de l'hiver, autant vaudrait casser
le chantier de suite. Il ne voulait pas et il le lui a bien dit; mais vous
connaissez François: c'était un garçon malaisé à commander, quand il avait une
chose en tête. Il a répondu quel avait dans son cœur d'aller au grand lac pour
les fêtes et qu'il irait. Alors le boss l'a laissé faire, par peur de le
perdre, vu que c'était un homme capable hors de l'ordinaire, et accoutumé dans
le bois...
Il parlait avec une facilité singulière, lentement, mais
sans chercher ses mots, comme s'il avait tout préparé d'avance. Maria songea
tout à coup, au milieu de son angoisse: «François a voulu venir icitte pour les
fêtes... me voir», et une joie fugitive effleura son cœur comme une hirondelle
rase l'eau.
- Le chantier n'était pas bien loin dans le bois, seulement
à deux jours de voyage du Transcontinental, qui descend sur La Tuque: mais ça
s'adonnait qu'il y avait eu un accident à la track qui n'était pas encore
réparée, et les chars ne passaient pas. J'ai eu connaissance de tout ça par
Johnny Niquette, de Saint-Henri, qui est arrivé de La Tuque il y a deux jours
passés.
- Ouais?
- Quand François Paradis a su qu'il ne pourrait pas prendre
les chars, il a fait une risée et dit comme ça que tant qu'à marcher il marcherait
tout le chemin et qu'il allait gagner le grand lac ensuivant les rivières, la
rivière Croche d'abord, et puis la rivière Ouatchouan, qui tombe près de
Roberval.
- C'est correct, dit le père Chapdelaine. Ça peut se faire.
J'ai passé par là.
- Pas dans cette saison icitte, monsieur Chapdelaine,
sûrement pas dans cette saison icitte. Tout le monde là-bas a dit à François que
ça n'avait pas de bon sens de vouloir faire ce voyage-là en plein hiver, au
temps des fêtes, avec le froid qu'il faisait, peut-être bien quatre pieds de
neige dans le bois, et seul. Mais il n'a fait que rire d'eux et leur dire qu'il
était accoutumé dans le bois, qu'un peu de misère ne lui faisait pas peur parce
qu'il était décidé d’aller en haut du lac pour les fêtes, et que là où les Sauvages
passaient lui passerait bien. Seulement--vous connaissez bien ça, monsieur
Chapdelaine--quand les Sauvages font ce voyage-là, c'est plusieurs ensemble, et
avec des chiens. François est parti seul, à raquettes, avec ses couvertes et
des provisions sur une petite traîne...»
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Louis Hémon écrit dans un article publié dans le journal français L'Auto le 31 août 1912 :
«La Tuque est une ville fort intéressante. Je dis ville parce
qu’il y a un bureau de poste et que traiter de village une localité canadienne
ainsi favorisée ce serait ameuter toute la population contre soi !
Deux lignes de chemin de fer y passent. Seulement l’une
d’elles est desservie par un matériel roulant un peu capricieux, qui déraille
volontiers. Lorsque le cas se présente, une ou deux fois par semaine en
moyenne, les voyageurs s’empressent de descendre, et s’unissent au mécanicien
et au conducteur pour décider le matériel roulant, «engin» et «chars» — pour
parler canadien — à remonter sur les rails, à grand renfort de crics, de
billots et de barres de fer. Ils y parviennent généralement. L’autre ligne est
plus importante: c’est celle du Transcontinental, qui ne mérite pourtant pas
encore ce nom, car sur la carte le trait plein qui indique les tronçons terminés
ne se rencontre que sous forme de très petits vers noirs isolés, que séparent
d’interminables serpents de pointillé...
Seulement cette partie de la ligne qui s’étend au nord de La
Tuque, et sur laquelle les trains ne passeront pas avant bien des mois, a déjà
trouvé son utilisation: elle sert de route aux hommes qui reviennent des
chantiers.
Depuis quelques jours on les voit passer par groupes de
trois ou quatre, marchant sur les traverses avec l’air d’obstination tranquille
de ceux qui sont habitués aux durs travaux. Ils ont au moins un trait en
commun: la peau couleur de brique que leur ont donné le soleil, la pluie et la
réverbération de la neige. Pour le reste ils sont splendidement disparates:
courts et massifs, grands et maigres avec des membres longs qu’on devine
terriblement durcis par la besogne: vêtus de chemise de laine, de gilets de
chasse à même la peau, de pantalons de toile mince dont les jambes
s’enfouissent de façon assez inattendue dans plusieurs bas et chaussettes de
grosse laine superposés — dernier vestige de la défense contre le grand froid
de l’hiver — chaussés de bottes ou de mocassins de peau souple. Ils s’en vont
vers la civilisation et le genièvre de La Tuque, côte à côte, mais sans rien se
dire, ayant passé tout l’hiver et tout le printemps ensemble.»
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Je cite Alfred Ayotte et Victor Tremblay et je reproduis la carte qu'il présente dans leur livre : L'aventure de Louis Hémon :
« Le soir du 15 juin, peut-on conjecturer, Hémon, muni
de légers bagages, se rend à l’ancienne petite gare Moreau, fort délabrée
aujourd’hui (1939) et prend le train pour La Tuque. Tous ceux qui connaissent
cette ville diront que La Tuque, c’était la grande porte des chantiers. Hémon
voulait voir de près des hommes de chantier, des bûcherons, des lumberjacks,
comme les appellent les Anglais. Il allait être servi. Dans le train même qui
va à La Tuque, il y en a toujours quelques-uns, faciles à reconnaître à leur
costume. […]
De La Tuque Hémon se rend donc par train à Roberval, alors
terminus du chemin de fer. Arrivé le jour même ou la veille, peut-être même
l’avant-veille, il écrit la lettre suivante datée du 24 juin. « Tu as dû
recevoir il y a quelques jours la lettre que j’avais écrite à Montréal mais qui
n’a été mise à la poste qu’à La Tuque . Me voilà aujourd’hui à Roberval, au
bord du lac Saint-Jean. Je vais toujours faire le tour du lac et voir ce qui se
passe. Seulement il me faudra avoir recours à mes bonnes jambes de Tolède, le
chemin de fer n’allant pas plus loin. »
Il ne faudrait pas croire que Hémon était le premier
Français, encore moins le premier Européen, à arriver à Roberval. Aux lecteurs
peu avertis de Maria Chapdelaine, il a pu paraître étrange que Louis Hémon
introduise des Belges, comme les Vernier, au nombre de ses personnages, mais
pour qui connaît un peu l’histoire de l’immigration au Lac-Saint-Jean, cela est
tout à fait couleur locale. La petite gare en avait vu passer un nombre
considérable depuis 1888, date de l’arrivée du premier train à Roberval.
Surtout de 1900 à 1910 des centaines de Français, de Belges, de Suisses,
d’Allemand et d’autres nationalités étaient arrivés par là à l’invitation de la
Société de colonisation du Lac-Saint-Jean. »
Voir aussi :
http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/20767.html
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