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20 décembre 2022

Contes de J-A Loranger


Jean-Aubert Loranger, Contes, 1. Du passeur à Joë Folcu; 2. Le marchand de tabac en feuilles, Montréal, Fides, coll. du Nénuphar, 1978, 323 et 329 p.,
(Introduction de Bernadette Guilmette)

Jean-Aubert Loranger a écrit plus de 150 contes. La plupart, il les a publiés dans des journaux, surtout dans La Patrie, entre 1939 et 1942. Dans ces deux tomes publiés en 1978, on reprend aussi ses premiers contes parus dans Les Atmosphères et dans Le Village : À la recherche du régionalisme, dans leur version modifiée pour les journaux.

Dans plusieurs de ses contes, le narrateur met en scène Joë Folcu, le marchand de tabac en feuilles de Saint-Ours. Il est tantôt acteur, tantôt témoin oculaire dont le narrateur rapporte les propos. C’est un personnage haut en couleurs, vantard invétéré, gouailleur et poltron.  

Loranger met aussi en scène plusieurs personnages du village de Saint-Ours, ceux qui occupent une fonction publique comme le cordonnier, le boucher, le curé, le seigneur de l’endroit…  Il raconte des faits divers, des anecdotes burlesques, des coups malicieux que les villageois se jouent entre eux, bref rien de nature à créer des histoires captivantes.  L’intérêt vient plutôt du discours qui enveloppe ces récits, un discours ironique, verbeux, bon enfant.

« On peut a  priori déterminer quelques thèmes et les motifs les plus constants des contes : la mort, les héritages, les héros par malice ou tromperies, les vieilles filles, les bêtes, la boisson, les événements néfastes suite à la vantardise ou à l’ignorance grossière. Mais il est une matière centrale qui donne sa couleur locale à la gouaillerie de Loranger, le tabac à pipe, le tabac à chiquer, et son corollaire habituel, le crachat. À ces « invariants » se rattachent les motivations, c’est-à-dire les mobiles qui amènent les personnages à accomplir telle ou telle action. Ainsi, par le sens de la compétition les mœurs villageoises mettent en évidence des héros qui, par avance et bien que poltrons, lancent leur cri de triomphe. Et l’humour alors prend place dans le récit. » (Guilmette dans l’intro)

Le recueil de Loranger contient quelques « récits de Noël », plutôt atypiques. En voici un.

Un père Noël pour adultes

La nuit, toutes les barbes sont grises ; à plus forte raison, celles des pères Noël. Comment vouliez-vous, conséquemment, que Joë Folcu, marchand de tabac en feuilles, pût admettre, en toute bonne foi, que la barbe d’un Santa Claus rencontré par hasard, la nuit de la Noël, ne fût nullement postiche ? Auriez-vous exigé qu’il tirât dessus ?

Avant de conclure à la naïveté de Joë Folcu, mettons un peu d’ordre dans l’exposé des faits attachés à cette étrange aventure dite de Noël.

***

Lorsque Joë Folcu accepta le rôle d’un père Noël dans la fête organisée pour les enfants du maire de Saint-Ours, ce n’était pas sans une certaine appréhension.

Le futur père Noël disposait bien d’un masque garni d’une belle barbe, d’une tuque à pompon, d’un uniforme à passementerie d’imitation d’hermine blanche, et de bottes russes semblables à celles du père saint Nicolas.

Toutefois, son dernier maquillage lui avait nui. La petite fille qu’il avait voulu émerveiller n’avait-elle pas failli mourir de peur ? Pouvait-il, en outre, deviner, dans l’encadrement d’une fenêtre, pendant le réveillon de la famille, que les yeux creux de son masque puissent mettre la petite en émoi ? La barbe et les hermines blanches de son déguisement n’avaient probablement pas donné le rendement de joie qu’il attendait. Et, d’ailleurs, la petite était cardiaque et la famille l’avait auparavant ignoré.

Or, Joë Folcu s’était juré, cette fois, de remplacer le masque par un maquillage approprié. Une belle barbe se détachant sur un teint rose n’allait-elle pas apporter à la famille du maire un air traditionnel de fête ?

Pour les enfants, cette fois, le bonhomme se devait de porter beau. Comme le veut la légende, Joë Folcu allait faire son entrée après la messe de minuit, vers la fin du réveillon. Le sapin était fixé par la base dans une chaudière à charbon parfaitement dissimulée. Une belle besace de cadeaux sur l’épaule allait sans doute attirer sur Joë l’admiration des petits.

La nuit était belle comme il se doit après de si grands préparatifs. La messe de l’aurore achevée, à l’heure du réveillon, toutes les maisons du village portaient les reflets de leurs fenêtres allongés sur la neige. On eût dit une nuit de pêche au flambeau, lorsque les feux, au printemps, se tiennent debout dans la rivière!

Au moment de se diriger, travesti en père Noël, vers le bas-côté de la maison du maire, Joë Folcu avait oublié ses mésaventures.

Par une nuit semblable, nuit de belle lune, une lune, pour une fois, qui n’avait pas de coton dans les oreilles, comme dirait René Chopin, des chiens de garde l’avaient déjà confondu avec un vagabond et lui avaient quelque peu mangé la barbe. On comprend qu’à cette époque il portait un masque. Aujourd’hui, dans ses bottes russes et parmi la neige canadienne, ses yeux n’étaient pas creux. Aucun chien ne se serait mépris.

Avec un flacon dans sa poche arrière, et le pied bon, que cette nuit de la Noël était belle ! Dans quelques bancs de neige, car il neigeait tôt à cette époque, des pelles oubliées donnaient l’impression de pattes de chevaux en bois dépassant d’un sac de Santa Claus. Tout concourait à vouloir que ce fût une véritable belle nuit de la Noël.

***

Dans la cour du maire, entre les bâtiments, Joë Folcu avait différé quelque peu son intrusion de père Noël, afin de goûter davantage son bonheur. C’est alors qu’une ombre s’était avancée de l’une des granges vers le bas-côté de la maison.

Qu’est-ce à dire ? avait murmuré le père Noël factice, en se dissimulant derrière une haie de cenelliers, monsieur le maire aurait-il retenu les services d’un autre père Noël ?

Ce premier ressentiment était parfaitement justifié, puisque l’autre portait également une belle barbe de Santa Claus. À contre-jour, la lune en face, Joë Folcu ne pouvait dire si le second père Noël était mieux déguisé que lui-même. Toutefois, il ne pouvait y avoir d’erreur et l’autre le concurrençait.

Drôle d’idée, me disait plus tard Joë Folcu. Le maire voulait-il un père Noël pour la petite et un autre pour grandes personnes ?

Peut-être votre sosie, lui fis-je remarquer, avait-il été engagé par le maire pour son jour de l’An et qu’il se trompait de date ?

C’est peut-être moi-même qui me trompai de date, me répondit-il !

Abîmé dans ses conjectures, Joë Folcu était encore derrière sa haie, lorsqu’il constata la subite disparition de l’autre. Avait-il eu la berlue ? Cette ombre sur la neige était bien celle d’un profil garni d’une barbe de Santa Claus. C’est sans doute un père Noël se méprenant de maison au clair de lune, avait-il songé en définitive.

Comme l’autre devait, en ce moment, faire son apparition ailleurs, Joë Folcu s’était décidé à frapper à la porte du bas-côté et à remplir son rôle de père Noël. La petite, une fois couchée, puis la barbe postiche bien roulée dans sa poche, Joë Folcu s’était abstenu de faire allusion à l’autre bonhomme, son concurrent de quelques minutes. Le vin de cerises aidant, il eût été la risée du maire et de ses invités.

***

Le lendemain, grand brouhaha dans Saint-Ours. Chez le maire, après le réveillon, et chacun dans son lit, bien assoupi par la fête et les ingurgitations de vin de cerises, la porte du bas-côté avait été crochetée et l’argenterie de la maison, dérobée.

Et Joë Folcu de m’expliquer :

— J’ai déjà été déchiré par des chiens, une nuit où ma barbe fut confondue avec celle d’un vagabond. Pour une fois que la barbe du voleur était véritable, si je l’avais su, monsieur, j’eusse mangé mon homme par dépit.

(Jean-Aubert Loranger, Contes, t. 2, Fides, p. 162-164)

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