Fadette, Journal d'Henriette Dessaulles,
Montréal,HMH, 1971, 325 pages. (Préface de Pierre Dansereau, Introduction de
Louise Saint-Jacques Deschênes)
Avec raison, lecteurs et critiques disent beaucoup de bien
du Journal d'Henriette Dessaulles. Pour qui recherche un plaisir de
lecture, je dirais même que ce journal est l'une des œuvres les plus attrayantes
de notre XIXe siècle. La raison en est bien simple : la modernité de l'écriture.
C'est vif, fin, direct, parfois poétique, sans jamais de fausses notes. On est
loin de la grandiloquence des romantiques à la Fréchette et même du
concreto-pratique à la Gérin-Lajoie.
Rappelons que le journal a dormi presque cent ans dans les
tiroirs et que la présente édition est la première. Il a été écrit entre 1874
et 1881 par une toute jeune fille née en 1860, ce qui donne une idée de sa
précocité. Henriette Dessaulles est petite-fille de Seigneur, filleule de
Louis-Joseph Papineau et fille de Casimir Dessaulles, notable et maire de Saint Hyacinthe. On comprend qu'elle vit dans un milieu riche, protégé, éduqué (Elle
lit surtout en anglais : Dickens, Tennyson). La question qui nous brûle les lèvres
: aurait-elle pu publier ce journal de son vivant? Sans doute, non. On peut même
penser qu'il n'aurait pu l'être avant les années 60, tant l'impertinence de la
jeune fille aurait dérangé.
Dans l'introduction, Louise Saint-Jacques Deschênes nous
avertit que certaines coupures ont été effectuées et que certains cahiers
semblent perdus. Peu importe, on suit fort bien le parcours d'Henriette. L'intrigue,
à l'image des contes de fée, est simple. Henriette est orpheline depuis l'âge
de quatre ans. Son père s'est remarié et Henriette sent que sa belle-mère ne
l'aime pas. À 14 ans elle tombe amoureuse de son voisin de cinq ans son aîné :
Maurice St-Jacques. Celui-ci le lui rend bien. La belle-mère d'Henriette le
devine et fait tout en son pouvoir pour l'empêcher de le fréquenter. Bien sûr,
il y a l'âge et les convenances sociales, mais il y a aussi des raisons liées
au statut social : le père de Maurice est un marchand. Jamais la jeune
fille ne renoncera à son amour, quitte à affronter sa belle-mère, ses amies,
les religieuses et son vieux confesseur.
Le livre est intéressant parce qu'il nous montre de l'intérieur
l'éducation d'une jeune fille bourgeoise au XIXe siècle (rien à voir avec le Fréchette
de Mémoires
intimes). On lit ses hésitations en raison du silence qui entoure les
relations amoureuses, on suit le difficile combat intérieur qu'elle doit mener
contre les principes moraux qu'on lui inculque, on comprend la solitude dans
laquelle l’isole son esprit critique. On voit que ses amies immédiates ont un
peu les mêmes problèmes, même celles qui jouent le jeu des conventions. On
saisit toute la différence entre l'éducation des jeunes filles et celle des garçons.
« Je ne sais qu'une chose, c'est que j'ai en moi un
grand mystère qui s'appelle moi, que je n'y comprends plus rien et que je
barbouillerais vainement tes dernières pages blanches pour y écrire ce que je
pense et ce que je sens. Tu es une de mes mauvaises habitudes, cher cahier
discret, aurais-je l'énergie de te mettre de côté, tolérera-t-on ta présence
dans ce beau couvent où je passerai l'année prisonnière ? Oh !
petite moi tu seras reluquée, surveillée, gardée, couvée. On voudra t'emmouler,
te pétrir, te perfectionner. On te prendra tout de toi : ton temps, ta volonté,
tes goûts, on cherchera à voler tes impressions, à diriger tes affections, à assouplir ton caractère. À quoi tout cela aboutira-t-il ?
Que retireras-tu de cette année difficile ? Hélas, si on réussit, tu ne seras
plus toi, et si on échoue, tu seras la plus malheureuse des petites filles,
parce que tu seras la plus persécutée ! » p. 126
Par dessus tout, c'est l'esprit d'Henriette Dessaulles, sa
précocité et son intelligence qui nous séduisent. Et on apprécie son côté «qui-ne-s'en-laisse-pas-imposer».
Non seulement elle remet en cause les
convenances que lui impose son milieu bourgeois, mais aussi les mascarades dont
s'accompagnent les rites religieux. Elle ne craint pas de critiquer les
religieuses et les prêtres :
« Pourquoi défend-t-on la valse ? On dit que c'est mal...
quel mal peut-il se fabriquer pendant qu'on rythme les pas ? Personnellement,
j'aurais de la répugnance à avoir si près de moi, certains hommes que je déteste
rien qu'à les voir me regarder. Mais ça c'est une déplaisance, ce n'est pas le
mal dont nos curés parlent avec un si beau tapage. Alors ? Je renonce à comprendre
et je valse comme je mangerais des chocolats et le Pape viendrait me dire que
je fais mal qu'il ne me convaincrait pas, ben sûr ! » p. 307
Elle ose même questionner la bonté de Dieu quand sa petite sœur
meurt dans d'atroces souffrances ou qu'un de ses amis dans la fleur de l'âge
est emporté :
« Notre ami est parti ce matin et demain ce sera notre
tour. Je suis triste, singulièrement triste et inquiète. Je ne m'habitue pas à l'idée qu'un être fort et jeune doive renoncer à tout avant
d'avoir joui de rien et qu'il ira, Dieu sait où,
après avoir été si malheureux. Dieu s'occupe-t-il réellement de chacun de nous
? Je ne le crois pas. Nous sommes des atomes, des parcelles d'un grand Tout
qu'Il dirige et gouverne d'après un plan que Lui seul connaît. Mais ce grand
Dieu ne s'occupe pas de la poussière que nous faisons en remuant pour arriver
ou partir. Et pourtant, serait-ce juste ainsi ? Nous vivons sans l'avoir voulu,
nous mourrons sans le vouloir . . . et nous disons que nous sommes libres.
Pauvres misères que nous sommes ! » p. 123
Henriette
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