10 janvier 2009

Neuf jours de haine

Jean-Jules Richard, Neuf jours de haine, Montréal, L’Arbre, 1948, 352 pages.

À mon sens, Jean-Jules Richard est un écrivain qui a été mal servi par l’institution littéraire. Au mieux son nom est mentionné dans les manuels d’études littéraires. Pourquoi? Un peu comme Thériault, son œuvre n’est pas vraiment ancré dans l’humus québécois. Son refus de toute forme de régionalisme et ses idées gauchistes n’étaient pas de nature à lui attirer de la sympathie dans la société de Duplessis. Plus encore, aucune de nos catégories littéraires ne semblent en mesure de recevoir ses premières œuvres. Je le dis d’emblée, je trouve Neuf jours de haine admirable. J’ai pensé en lisant ce roman antimilitariste au passage de Candide sur la guerre, au non moins célèbre « Un jour rêvé pour le poisson-banane » de Salinger, mais surtout à la première partie du Voyage au bout de la nuit de Céline, dans ce dernier cas en raison du style de Richard également.

Le titre nous donne à la fois la structure de l'oeuvre et la position de l’auteur. Le roman compte neuf chapitres et chacun d’eux raconte, grosso modo – l’auteur se permettant des retours en arrière, des résumés pour combler l’ellipse entre deux chapitres – une journée dans la vie de deux soldats, surnommés par leurs compagnons Noiraud et Frisé. Ils vont être blessés, mais les deux vont réussir à survivre à la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Autour d’eux on trouve plusieurs autres combattants, parfois de façon épisodique, la mort faisant son œuvre. Chacun des chapitres porte un titre et est daté. Par exemple, le premier s’intitule « Débarquement » et est daté du 6 juin 1944. Le dernier s’intitule « Occupation » et est daté du 6 juin 1945. Entre-temps, on a suivi les deux soldats et leurs compagnons, à la poursuite des Allemands, expulsés de France, de Belgique, des Pays-Bas et poussés dans leurs derniers retranchements en Allemagne. Voilà pour la structure du roman.

Quant au contenu, on s’en doute assez. Toujours il s’agit de prendre une position ennemie, les Canadiens assaillant des Allemands battant en retraite. L’auteur raconte avec beaucoup de talent ces épisodes, les tactiques, l’action des hommes, l’horreur de la bataille, la difficulté de l’entreprise et surtout la haine que les hommes finissent par ressentir pour l’ennemi. Car le moteur de l’héroïsme, de la survie, de la guerre pour tout dire, c’est la haine contre ces soldats anonymes qui ont tué des compagnons et qui les obligent à cette vie de misère. On voit de très près le quotidien des soldats de la Deuxième Guerre. Bien sûr, il y a quelques actions glorieuses (surtout de la part de Noiraud qui est un soldat exceptionnel), mais il y a surtout beaucoup de misères, de souffrances, de désespoir. Richard nous décrit certaines horreurs, des scènes de carnage, sans s’appesantir sur les détails macabres. Quand les soldats quittent momentanément le front, la « cinquième dimension » comme ils le disent, ils laissent derrière eux la bête féroce, et redeviennent des êtres humains qui ont une vie intérieure, des principes, des souvenirs… Si, pendant plusieurs chapitres, on peut s’interroger sur la position de l’auteur face à la guerre – il décrit avec beaucoup de sympathie les soldats –, le dernier chapitre intitulé « Occupation » lève toute ambiguïté. Noiraud, qui a passé à travers tant de situations dangereuses, servi par un individualisme qui en faisait un soldat exceptionnel, est happé par le système militaire qui ne lui pardonne pas de résister à ses règles. Bref, non seulement c’est la guerre, mais aussi la philosophie de l’armée (casser les soldats, les mener par la peur) que Richard trouve insupportable. Rappelons qu’il a participé à la Seconde Guerre mondiale.

Il me semble avoir lu dans une critique que l’auteur nous mitraillait de phrases courtes, lapidaires. La métaphore est bien choisie. Voici le début du roman :

« Calme.
L'univers est blafard.
Dans les milliers de barges, ils attendent. Seuls les clapotis de la grosse mer hurlent. Les gars accroupis s'appuient la tête sur la hanche d'un voisin. L'un d'eux se courbe pour vomir dans un sac de papier ciré. Et en tirant le sac de sa poche, il échappe sur le pont des billets de banque français.
L'univers est blafard.
Calme.

* *
Tumulte.
L'univers est hagard.
Grondements en arrière. Les hommes se dressent. Lueurs suivies de détonations violentes. Les hommes s'illuminent. Ça martèle. Ça frappe. Ça bûche. Ça cogne. Vrombissements des moteurs des milliers de barges d'atterrissage. Un millier. Oui, un millier. Vrombissements de centaines d'avions. Cent. Deux cents. Cinq cents. Les hélices bourdonnent en haut et en bas. En bas et en haut. Les ailes sifflent comme des sirènes. Les coques fouettent la mer. Les matelots s'agitent. Les moteurs beuglent, mugissent. Les soldats se crispent. Les avions de bombardement, de combat, de reconnaissance, des meutes d'avions, ricanent au-dessus des cuirassés, des croiseurs, des destroyers, des frégates, des corvettes, des barges, des prames. Des hordes de navires. »


Le roman atteint son point culminant, à tout point de vue, dans le chapitre intitulé « Translucide ». Frisé s'est vu confier une mission dangereuse. Son frère Paul, qui fait partie de la même unité, s’offre à le remplacer. Mais il sera frappé par un obus sous les yeux de Frisé (voir l’extrait). Jusqu’ici, rien d’extraordinaire, allez-vous penser. Mais c'est le traitement qui s'en suit. Le frère mort, devenu narrateur pulvérisé, s’adresse à son frère vivant, dans un style surréaliste. Et on conçoit à partir de cet exemple la force de J.-J. Richard, sa capacité à outrepasser le banal récit réaliste, d’apprêter l’horreur à la sauce fantaisiste.

Extrait
« J'avance près de la route. Sur le remblai. À ta droite. Je m'accroupis derrière un cadavre décapité. Je tends les jarrets pour bondir. Tu m'observes. Tu m'admires. Roux, beau et brave, une force sensuelle et chaude dans ma posture. Tu sens ton affection pour moi grandir. Je vais sauter. Je vais partir au vol. Avant je veux te donner un dernier regard. J'entends venir un obus. Le sifflement. La vibration. La commotion. L'expansion. « Où suis-je ? « Où suis-je ?
« Qu'est-ce qu'il m'arrive ?
« Je sens soudain toutes les parcelles de mon corps. Je sens toute ma peau. Je conçois toute mon anatomie. J'éprouve la sensation que j'ai des muscles sous la peau. Que j'ai des os sous les muscles. Que j'ai de la moelle dans les os. Que j'ai des veines. Des nerfs. Du sang : blanc et des cellules qui le rougissent. Des organes dans la cavité thoracique. Des organes dans le ventre. Des muqueuses. Je me sens tout entier.
« C'est drôle. Je savais que j'avais tout cela. Mais je ne l'ai jamais tant ressenti. On ne sent réellement tout son corps que quand il nous fait mal. Ça m'a fait mal. Pas trop. Le choc a eu trop de violence. Ça s'est passé durant un millième de fraction de seconde. Ça s'est fait trop vite. Mes sens ne sont pas organisés pour tant de sensations. La matière ne me donne pas la conscience parachevée de mon corps. Je sais que j'ai changé de forme, mais je n'ai pas été asservi à mes sens. Je n'ai réellement pas souffert. « Je me cherche,« Je cherche mes cheveux roux (comme le commis l'aurait fait). Je cherche mes mains d'abord pour pouvoir chercher mes cheveux, ma tête. Mes yeux. Mes lèvres. Je devrais les trouver à cause du duvet de ma moustache.
Je cherche mes jambes ou du moins l'angle vide entre mes jambes. Je cherche mon ventre pour serrer ma ceinture. Je cherche mes reins pour les frotter, j'y sens un peu de chatouillement.
« Je ne trouve rien. Pourtant, je vois. Mieux qu'avec mes yeux. Je suis possède d'une lucidité plus pure. Je perçois au lieu d'entendre. Je discerne au lieu de voir. Je comprends au lieu de ressentir. C'est drôle.
« Ça me rappelle ce livre sur le spiritisme que nous avions trouve dans une maison désertée de France. Nous l'avions lu ce livre avec attention. On y traitait d'élucubration d'esprit après la mort apparente. Je distingue sans effort mon état. Je suis dégagé de la matière. Mais cependant j'y suis encore soudé. Serait-ce que j'ai été frappé trop soudainement ?
« Je me regarde maintenant. Je me répands au-dessus de votre position comme une buée. Une buée sans couleur, mais un peu plus brillante aux endroits où elle semble plus épaisse.
« J'ai l'air d'un parachute suspendu au-dessus de ta tête. Les ficelles me retiennent au sol de partout. Les ficelles me tirent à la terre. Malgré mes efforts pour me dégager. À l'endroit où les ficelles sont liées à ma buée, ça me tire et ma buée ressemble à des ailes de vampire.
« Je suis dispersé et encore je suis là concentré. Je te vois. Tu me cherches. Tu vas de droite à gauche sans faire attention aux projectiles. Tu vois la tête tranchée. Ce n'est pas moi. La tête n'a pas de cheveux roux.
« Pas un mouvement humain depuis quelques minutes. Que le tien. Seulement le mouvement des choses. Les explosions et leur jet de fragments. Leur levée de poussière ou de geyser. Pas un geste animal. Le feu est trop intense. Personne n'a bougé, ni en avant, ni en arrière, excepté toi. Quelqu'un questionné te répond :
« — Personne n'est passé ici.
« Personne, celui-là en est sûr. Quelqu'un a dû pourtant — mais c'est inconcevable — monter dans l'air en mille pièces. Des morceaux de chair ont volé ici et là. Des parcelles humides, moites d'une vie résistante. D'autres morceaux où le sang semble cuit par la chaleur de l'explosion. En voilà un. Du cuir chevelu. Un demi-pouce de diamètre par trois quarts de longueur. Une pointe d'os s'y plante. C'est le plus gros tombé tout près. Le reste a dû voler en éventail. Au loin. » (p. 162-164)

1 commentaire:

  1. rExcellente analyse de cette oeuvre de grande qualité d'un auteur que l'on oublie, alors qu'il ne le mérite pas. Je me souviens l'avoir lu pour la première fois après l'avoir acheté chez Tranquille (tempus fugit) alors que Richard, étant présent, m'a fait le paisir de me le dédicacer.
    Vous faites bien de parler de son style que je qualifierais d'incisif. Il n'est certes pas Céline mais il n'est pas à dédaigner pour autant.
    Ce qui a dérangé les critiques et les 'barbouilleurs' c'est son non-respect des conventions dans une société ultra-conservatrice, et son désir de ne point s'engager dans certaines causes qu'un intellectuel devait cautionner.

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