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13 août 2009

Mondes chimériques

François Hertel, Mondes chimériques, Montréal, Éditions Pascal, 1944, 148 pages. (1re édition : Bernard Valiquette, 1940) L’édition de 1944 est présentée comme l’édition définitive.

Un jour qu’Anatole Laplante se promenait sur la rue Saint-Catherine, il fut abordé par un drôle d’individu qui disait se nommer Charles Lepic. Les deux vont devenir amis, du moins vont se rencontrer de multiples fois, ici et là à Montréal. Et qu’est-ce qu’ils font lors de ces rencontres? Lepic disserte sur différents sujets et Laplante l’écoute, se contentant de lui relancer la balle de temps en temps.

On le devine, l’affabulation est pour ainsi dire absente de ce pseudo-roman. Ces deux personnages fictifs (on ignore le vrai nom de Laplante, c’est Lepic qui l’a baptisé ainsi; quant à Lepic, c’est un nom qu’il s’est donné) ne sont que des pions narratifs que Hertel utilise pour mieux laisser couler le flot débordant de ses idées. On pourrait considérer que Lepic et Laplante ne sont que les facettes opposées d’un seul et même personnage. Si Lepic est un intuitif, Laplante est un rationnel. Les chapitres ne sont pas reliés entre eux. Il n’y a pas de fil narratif autre que la présence de ces deux personnages. Par un effet de miroir intéressant, il se trouve que cette difficulté à créer une œuvre est objet de discussion entre les deux personnages.

De quoi parle-t-il, ce Lepic? Ses sujets sont assez variés, le ton est tantôt sérieux, tantôt fantaisiste. Il parle de littérature, de psychologie, de philosophie, de religion, de politique, de la création. Bref, un peu de tout.

Certains chapitres sont plus abstraits et, du propre aveu de l’auteur, « bizarres », difficiles à suivre. Je pense ici à « Charles Lepic et les intérieurs », à « Psychologie intime du cataclysme » et à « Digression sur l’exotisme ». Dans « Lepic et l'histoire hypothétique », une uchronie, il imagine ce qu’aurait été le Québec, le Canada et l’Amérique, si Montcalm avait vaincu Wolfe sur les plaines d’Abraham. Un autre, « L'âme à nu », est en quelque sorte un récit de science fiction : un savant imagine un appareil qui permet de lire dans les pensées. D’autres sont quasi des fictions bibliques : dans « Barabbas », il imagine que le deuxième larron n'est autre que le mécréant Barrabas repenti. Dans « Le petit pâtre à la crèche », il imagine un petit berger qui charme le Jésus naissant avec sa flûte. D’autres chapitres, comme « Le chemin de la croix de Charles Lepic », font état de son amour du Christ, un amour qui n’est pas inconditionnel, je dirais même bourru : « C’est cela être un homme, Seigneur. On a beau vouloir se river à vous et délaisser les nourritures terrestres, on ne parvient guère à ne pas préférer en pratiques celles-ci à vous qui êtes leur Auteur ». Dans « Tristesse de Charles Lepic », l’auteur nous offre un aperçu de sa philosophie de vie. Même si la recherche de Dieu semble en être la pierre angulaire, on y discerne un certain pessimisme quant à la capacité des hommes d’atteindre ce but, du moins pour Lepic qui met trop d’énergie à combattre le péché et qui néglige sa quête de sainteté. Lepic, à la fin, en vient à cette conclusion : « Il [Saint-Paul) sut à la fois gagner sa vie, l’embellir et faire du bien aux hommes. »

Lors de leur dernière rencontre, dans le chapitre intitulé « Portrait d'Anatole Laplante », Charles Lepic annonce à Anatole Laplante qu’il part pour la Nouvelle-Zélande. Il lui lègue ses récits en espérant que Laplante saura les épurer, abandonnant l’idée d’en faire lui-même un livre.

Il est un peu difficile de pénétrer dans l’univers de Hertel. Le discours de l’auteur est souvent très libre (comme on dit un « électron libre »); l’auteur ne craint pas les divagations. C’est bien évident, il veut étonner, déranger. On sent qu’il aime bien la marge, qu’il désire être traité comme un original, qu’il cultive son image de rebelle. Son discours religieux devait être dérangeant pour les tenants de l’orthodoxie. C’est un imaginatif, qui se permet de « revisiter » certains épisodes bibliques. Ceci dit, les audaces, les inquiétudes, les idées de Hertel sont périmées. Elles appartiennent à une époque et ne peuvent nous intéresser que parce qu’elles nous permettent de prendre la mesure de l’audace dans les années 1940.

Extrait
C'est alors seulement que vous commencerez le plaidoyer pour l'inutile.
« Ce qui vous a tués, ô hommes montréalais, c'est d'avoir méprisé l'inutile. Pendant que vous empiliez des écus problématiques dans les tiroirs de la mort et que vous vous assassiniez à la conquête des succès transitoires, la grande poussée de la création, l'inutile courant de l'amour fuyait vos coffres-forts pestilentiels. Vous avez cru pouvoir vous tendre uniquement vers ce qui est immédiat et réalisable, vers ce qui se touche et vers ce qui se palpe ; et la lassitude des tripotages stériles s'est emparée de l'Esprit qui, malgré vous, bourgeois, s'agite au sein des masses vivantes.
« L'Esprit — qui est l'inutile par essence dans ce monde désaffecté — a rugi, et tout a craqué aussitôt. Depuis les entrailles jusqu'au front, ça s'est ouvert, et, à l'intérieur, les vers du tombeau étaient déjà installés en permanence.
« Voilà que je vous dirai bientôt ce que vous eussiez dû accomplir. Qu'au moment où vous allez quitter pour toujours l'utile, vous soit édictée, pour l'honneur du Nom et dans une infime possibilité de rachat, la transcendance de ce qui ne sert point !
« Quand Dieu eut créé le monde, Il constata qu'il n'avait rien oublié, mais que les hommes peut-être ne découvriraient point l'essentiel. Il ne s'était point trompé, l'Infaillible. Les hommes ont pris le parti d'appeler inutile ce qui ne plaisait point à leurs gros appétits.
« L'homme ayant péché, un premier geste de Dieu, un geste d'une inutilité épouvantable, déferla sur la création : le don du Fils par nature pour le rachat de l'enfant adoptif. Et l'inutile ne cessa plus de s'accomplir, depuis la naissance dans une crèche jusqu'à la mort sur une croix.
« Entre temps, l'homme avait appris à fabriquer, puis à créer. Il ne voulait point d'une hiérarchie que le temps et la noblesse imposaient. Il s'est acharné de plus en plus à l'unique fabrication, abandonnant le don suprême à quelques isolés qu'on a dénommés tour à tour artistes, saints, poètes ou inutiles.
« Le monde a cru qu'une civilisation pouvait donner des fruits sans passer par les fleurs. Ce malentendu perpétuel ou presque n'a été évité que des Égyptiens, et que des Grecs, et que d'un Latin sur mille. Ne parlons point du moyen âge et de l'Extrême-Orient que la sagesse de l'homme-comme-tout-le-monde appelle cataclysmes.
« Tout a été sondé, étudié, pensé et repensé. Tout a été dit et copié et recopié. On n'a oublié que Dieu et l'Art. Les incroyants ont surtout négligé Dieu ; les autres ont plutôt haï l'art. On a sué de l'eau pour se rendre du pousse-pousse à l'aéroplane ; et Dieu seul a sué du sang par amour.
« De la haine du Beau, ô croyants valétudinaires, du manque d'appétit pour le Vrai, n'est-il pas certain que vous en êtes peu à peu venus à la lassitude du Bien ? Votre inqualifiable lymphe n'a pas réussi à fuir l'aspiration de la Transcendance.
« Comme on s'enrichit par l'être, ainsi par la haine de l'un ou l'autre des noms de l'Être on s'appauvrit. Et vous voici plus nus qu'au sortir des entrailles, vous qui vous acharnâtes à négliger la tête, à mépriser le rêve et l'imparfait du subjonctif. Ah ! si le pèlerin de l'absolu que je viens d'évoquer pouvait un instant me prêter son vomitoire à malédictions, vous n'en finiriez plus de gémir sous la catapulte des mots. « Mais place au calme qui convient à l'avertissement ! (P. 67-69)

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