Le livre contient deux parties. La première compte environ 75 courts textes. Ce sont tantôt des récits, tantôt des scènes : portraits, descriptions ou débuts de roman. Comme dans tous les récits de Laberge, l’atmosphère est très sombre. La deuxième partie, intitulée « Impressions d’Adrien Clamer », compte 21 textes. On dirait une amorce de roman. La récurrence de deux personnages lie les chapitres entre eux. Le ton change. Laberge met de côté l’acharnement dans le malheur : il nous présente deux personnages sophistiqués, qui ont un regard de compassion pour tous les déshérités et infortunés qu’ils rencontrent. L’art semble leur moyen de sublimer les laideurs du monde qui les entoure. Cette partie ne compte que 24 pages.
Voici les premières lignes de la première partie :
« Une vieille maison en bois, grise et basse, sise au bord de la route.Un frêne antique, balafré, scrofuleux, tout chargé d'horribles cicatrices, au feuillage roussi, se penchait vers la vieille masure.Près de là, dans un parc sans herbe, tondu au ras de terre, trois maigres vaches rousses, assoiffées, meuglaient tristement.Par instants, quelques corbeaux traversaient l'air d'un vol lourd et inégal, jetant au passage, un croassement, comme de la fiente.Au delà, la campagne s'étendait, pauvre, morne, silencieuse. » (Silhouette virgilienne)
Laberge ne semble pas avoir déjà rencontré cette campagne laurentienne où prospèrent des habitants riches et contents de leur sort. La nature, les animaux et les hommes, tout croupit dans un climat délétère, où la souffrance ne le dispute qu’à la désolation. Laberge détruit l’image idéalisée que les terroiristes donnaient de l’agriculture, de la famille et de la religion.
Il ne faudrait pas croire qu'il en fasse son unique cheval de bataille. La plupart des récits (pour ne pas dire la presque totalité) n’ont pas pour cadre la vie à la campagne. Le regard de Laberge sur la ville est identique à celui qu’il porte sur la campagne. Tout est sombre, noir, désespérant; on ne rencontre jamais un personnage mû par la bonté, la compassion, la générosité, l’amour sincère. Qu’on soit curé, paysan, maîtresse d’école, ouvrier ou notable, qu’on soit parent ou enfant, qu’on soit riche ou pauvre, tout le monde est dans le même bateau : hypocrite, avide, arrogant, cupide, égoïste, violent, pernicieux. Pire encore, on dirait qu’il n’y a pas de justice immanente : quand l’enfer ce n'est pas les autres, c’est la vie qui se charge de ramener sur terre ceux et celles qui osent approcher le bonheur : la maladie, l’âge, la mort (« Le portrait » : une vieille qui a ménagé toute sa vie meurt avant d’en avoir profité), la nature (lire l’extrait). Vous n’avez qu’à imaginer une déchéance, et soyez sûr que Laberge y a pensé. Et comme s’il était besoin, l’auteur y ajoute parfois une ironie cruelle.
On peut comprendre que l’auteur était tenu en disgrâce par les bien-pensants de l’époque et obligé de publier à compte d’auteur ses recueils. Laberge aborde tous les sujets qu’on préférait taire : une mère incestueuse, l’homosexualité, les relations adultérines, la fréquentation des bordels, la violence meurtrière, la masturbation, l’alcoolisme. On trouve même quelques histoires d’horreur, comme dans « Sur le gibet » : une femme corpulente bat son mari; quand ce dernier décède, elle entreprend une relation incestueuse avec son fils de seize ans; ce dernier finit par prendre épouse et celle-ci vient vivre avec sa belle-mère; cette dernière finit par tuer sa bru à coups de hache; en prison, elle prend beaucoup de poids; au moment de sa pendaison, sa tête se détache de son corps trop lourd sous les yeux horrifiés des témoins-voyeurs. L’extrait qui suit nous plonge aussi dans l’horreur :
SIMPLE BUCOLIQUEC'était un couple de jeunes colons qui étaient allés s'établir sur les terres neuves. Lui, comme les autres, il défrichait, labourait, semait et récoltait pendant que sa femme préparait les repas, jardinait, prenait soin de leurs poules, allait traire la vache et entretenait la maison. En plus, et c'était là la joie, la récompense de ses labeurs, elle s'occupait de son fils, un enfant de dix mois, vigoureux, plein de santé, avec une belle envie de vivre.Au commencement de juillet, le mari revenant du champ sa journée faite, annonça : « Les fraises sont mûres et je te dis qu'il y en a cette année et qu'elles sont belles. Dans la prairie que j'ai fauchée aujourd'hui, je voyais à tout instant de grosses grappes rouges. J'étais pressé, mais j'y ai goûté quand même et je t'assure qu'elles sont bonnes, bien sucrées et sentent bon ».— Bien, j'irai en cueillir demain, fit la femme, et je tâcherai de faire deux ou trois pots de confitures. Ce sera bon à manger l'hiver prochain. J'amènerai le petit, je le mettrai à l'ombre et je lui donnerai son biberon pour qu'il ne pleure pas.Lorsqu'ils parlaient de leur enfant, les deux colons étaient heureux. Il leur inspirait confiance dans l'avenir.Aller aux fraises, c'était une distraction et, sur sa terre neuve, elle n'en avait pas souvent la pauvre jeune femme. Donc, le lendemain, après le dîner, son enfant dans les bras, son biberon et une chaudière à la main, elle partit au champ. Directement, elle se rendit à la prairie où son mari mettait en veillottes le foin fauché la veille. En arrivant, elle coucha le petit à l'ombre, sous un arbre, lui mit dans la bouche son biberon rempli de bon lait frais et commença à cueillir des fraises. Comme le lui avait dit son mari, il y en avait en abondance et elles étaient réellement très belles et fort appétissantes. C'était un vrai plaisir, une tâche bien agréable que de les ramasser. Bientôt, ses doigts furent tachés de rouge. Non sans coquetterie, elle se disait que c'était tout de même joli à voir. Mais c'est comme un vrai jardin, ce champ-là, remarqua-t-elle, en voyant ces tiges chargées de fraises bien mûres. Dans des cas semblables, l'ambition s'empare de celle qui cueille des fruits. Elle se hâte et les heures passent vite. Il s'écoulait le temps et elle ne s'en apercevait pas la jeune femme. Sa chaudière était presque pleine et elle se disait qu'elle reviendrait encore le lendemain.Or, pendant que la mère faisait avec tant de satisfaction sa récolte de fraises, une couleuvre qui se chauffait au soleil se mit soudain en mouvement. Avec de souples ondulations de son corps fin et coloré comme un joyau d'émail, elle avançait entre les herbes et se dirigeait vers l'endroit où reposait l'enfant. On aurait dit qu'elle avait respiré l'odeur du lait dont elle était friande et qu'elle voulait s'en régaler.Le jeune colon, lui, sous le soleil ardent faisait ses rangs de veillottes, mais il avait chaud, sa chemise était trempée de sueurs et il était très altéré. Alors, comme il s'était apporté une cruche d'eau et qu'il l'avait mise à l'ombre sous un arbre, il se dirigea de ce côté-là pour boire. Il avait grandement soif. Plantant sa fourche dans le sol, il se baissait pour prendre le vase en grès, lorsqu'à son horreur, il vit la couleuvre qui, avide de lait, s'était introduite dans la bouche, la gorge et l'estomac de son enfant étendu sur l'herbe. On ne voyait plus que la queue du reptile. Tout le reste disparaissait dans le corps du petit malheureux qui s'était endormi en rejetant de côté sa bouteille de lait. Affolé, le père saisit l'extrémité de la couleuvre et se mil à tirer pour la déloger. Lorsqu'il la sortit, ce n'était pas seulement la bête qu'il avait retirée, mais des lambeaux de chair et d'entrailles qu'elle tenait entre ses dents. Et l'enfant était mort. Ce drame lui donna un tel choc au cerveau, qu'instantanément, il perdit la raison, devint subitement fou. Et comme sa femme, sa chaudière remplie de fraises arrivait toute joyeuse pour prendre son fils dans ses bras, il se rua sur elle avec sa fourche dans un accès de démence meurtrière, la darda par tout le corps et la laissa sanglante, agonisante sur le sol.Quant à lui, on l'a interné dans un asile d'aliénés où il est encore. (p. 29-31)
Albert Laberge sur Laurentiana
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