Hommage à Nelligan (1971) par Jean-Paul Lemieux : Nelligan devant le carré Saint-Louis |
Un Français a, parmi les premiers,
donné une voix à l'oeuvre de Nelligan. Il s’agit de Charles
ab der Halden, dans Nouvelles
études de littérature canadienne française (1907, p. 375-376) : « Il y
a en effet dans l'œuvre de Nelligan des accents d'une profondeur à laquelle le
Canada ne nous avait point accoutumé. Ses poètes sont trop souvent — et les
études que nous avons publiées jusqu'ici le montrent à qui sait lire — des
amplificateurs qui développent à l'occasion d'un anniversaire ou d'une
cérémonie, des lieux communs vingt fois rebattus. Quand on a lu les œuvres
estimables et souvent émouvantes qui voient le jour au bord du Saint-Laurent,
et qu'on ouvre le recueil de Nelligan, on sent par la comparaison à quel point
la perte est douloureuse. »
Camille Roy n’aimait pas beaucoup Nelligan : « Sa poésie,
sortie tout en fièvre de son imagination et de sa pensée, tient au tempérament
surexcité, malade, du poète, aux tristesses qui l'accablent, aux désirs qui le
tourmentent, et nullement à nos traditions nationales ou religieuses. Mais
cette âme impressionnable que la névrose secoue et ébranle, est une âme
d'artiste. Elle s'inspire visiblement sans doute de Paul Verlaine, de Charles
Baudelaire, ou de Maurice Rollinat, mais elle apporte à ces imitations un grand
souci de la forme. Le poète cherche le mot pittoresque, original, qui fasse
image ou harmonie. Il est regrettable qu’ il y ait parfois dans ses vers tant
de négligences voulues et tant d’excentricités déconcertantes » (Manuel d’histoire de la littérature
canadienne de langue française, 1925, p. 100)
Les Sœurs de Sainte-Anne dans leur
Précis d’histoire littéraire. Littérature canadienne (1928, p. 155) sont
plus généreuses. « Nature romanesque et toute de sensibilité, E. Nelligan
se heurta aux ennuis de la tâche journalière : il n'eût voulu vivre que de la
pensée. Le génie semblait l’avoir marqué de son sceau, mais la névrose en fit
sa victime. A dix-neuf ans, son intelligence sombra « dans l’abîme du rêve
», selon sa propre expression : il resta dément. »
Marcel Dugas raconte le choc que produit l’œuvre de Nelligan sur
les poètes de 1910 : « Les hommes ma génération virent en lui un
Baudelaire canadien. Malgré une jeunesse frappée si tragiquement ce poète nous
laissait dans un mince cahier un testament d'âme et de pensée qui va au-delà de
l'éphémère vogue. Il n'est peut-être pas aussi grand qu’on l'a dit : c'est
d'après ce qu'il laissait prévoir qu’on le juge
encore et lui consacre une louange qui s'abstient du moindre
esprit critique. Son chant était si
nouveau alors. On n'avait jamais entendu une semblable musique. Après Fréchette
et Chapman, et en même temps qu'eux, cela nous semblait l’apparition de la
poésie pure. » (Littérature
canadienne, 1929, p 16-17)
Albert Dandurand dans La
Poésie canadienne-française lui consacre 13 pages, 13 pages surtout de
dépit devant la morbidité du poète, bien qu’affleure ici et là un soupçon
d’admiration. « Nous ne disons pas qu'il connaît la musique, mais il
l'aime, et il en parle souvent: or toujours vibrent des harmonies plaintives,
gémissantes ou macabres qui bercent ou aiguisent sa souffrance intime. Il aime
mieux les appartements clos que le grand soleil des champs; les intérieurs
qu'il décrit suintent l'ennui, la mélancolie, la détresse; ils se peuplent de
figures blêmes, même féroces, de fantômes funèbres, de cauchemars horribles.
Ainsi l'on pleure et l'on boit dans le crâne des morts avec un rire diabolique
dans une salle à dîner. » (1933, p. 188)
Jean Charbonneau raconte la forte impression que Nelligan fit sur
le groupe de l’École littéraire. Nelligan venait d’un autre milieu et n’avait
pas été endoctriné par le terroir et le patriotisme de l’époque. Ses maîtres
étaient européens, à commencer par Rimbaud et Verlaine que les autres membres
de l’École ignoraient ou connaissaient mal. Même en reconnaissant, à la suite
de Dantin, que cette œuvre manque de fini, il ne cache pas son
admiration : « Tel qu'il nous apparaît, néanmoins dans son œuvre, Nelligan
se manifeste hautement par les dons les plus rares et les plus précieux, et de
sa lyre, divin instrument, résonnent de nobles vibrations qui nous révèlent sa
grande âme, et qui nous le montrent, avant tout et surtout, comme un poète
profond du monde intérieur. Et cela lui assure chez nous une impérissable
renommée. » (L’École littéraire de
Montréal, 1935, p. 126)
Berthelot Brunet dans son Histoire
de la littérature canadienne-française (1946, p. 81) écrit :
« Tout cela est passé, démodé autant peut-être que les grandes machines de
Fréchette, et ce fut écrit pourtant à une époque trop récente pour que nous
puissions nous y plaire en souriant, comme aux complaintes de Crémazie. Anne
Hébert, Alain Grandbois, Saint-Denys Garneau nous ont fait oublier cette beauté
trop relative. / Il reste cependant que la hardiesse de Nelligan ouvrit des
fenêtres, si lui-même demeurait enfermé dans la fumée des pipes et les relents
de whisky, les yeux fixés sur un livre tout neuf. Nelligan ouvrait les fenêtres
à ce point que la poésie qui se voulait plus canadienne, la poésie dite
régionaliste, en fut toute changée. »
Luc Lacoursière dans la préface de la première édition complète
écrit : « L'École Littéraire de Montréal a permis à Nelligan de
manifester son génie. Mais en retour, il a projeté sur elle un lustre qui
devait prolonger jusqu'à nous sa renommée. Lorsqu'on songe en effet au
renouveau de la poésie canadienne, à la fin du XIXe siècle, le premier nom qui
vient à l'esprit est bien celui de Nelligan. Toutefois, cette glorieuse
supériorité de l'un des leurs, les membres de l'École Littéraire ne l'ont guère
appréciée, semble-t-il. Le fait que
Nelligan était leur cadet et leur concurrent, que son œuvre demeurait, en 1900,
encore éparse et en grande partie inconnue, explique assez pourquoi ses
confrères n'ont pas salué dès ce moment-là la qualité exceptionnelle de ses
dons poétiques, pourquoi ils n'ont pas consenti à y voir autre chose que de
brillantes promesses. » (Émile Nelligan, Poésies complètes, 1952, p. 17)
Paul Wyczynski a consacré plusieurs études à Nelligan. À lui
revient le dernier mot : « L'univers poétique de Nelligan vit en
effet de sa souffrance. Son langage est essentiellement cri, frisson, spasme.
De dimension modeste, cent soixante poèmes environ, l'œuvre de l'auteur du Vaisseau d'Or est la légende d'un Moi
dans la légende d'un peuple. Et dans cette subjectivité à résonance unique se
fixe la qualité de la forme, qui fait de Nelligan le premier vrai poète lyrique
parmi les écrivains canadiens-français d'aujourd'hui. » (Émile Nelligan, 1967, p. 135)
Aucun commentaire:
Publier un commentaire