20 octobre 2022

Mémoire

Jacques Brault, Mémoire, Montréal, Librairie Déom, 1965, 80 p.

Ce recueil a valu à son auteur le prix Québec-Paris en 1968, année de sa publication chez Grasset en France. Mémoire contient trois parties : « Quotidiennes », « Suite fraternelle » et « Mémoire ».

 

Quotidiennes

Cette partie rassemble 13 poèmes. Quelques-uns empruntent une esthétique plus ancienne à la Claudel.  L’anaphore et la reprise d’un leitmotiv donnent à ces poèmes un côté chantant. « je t’aime dans le vent du futur dans la pierraille de la peur / je t’aime dans la petite existence en bigoudis / je t’aime dans les pauvres extases dans les chiches gloires / je t’aime seul et déserté de moi-même ». 


L’amour est un thème récurrent, mais lié à la situation sociale, donc la plupart du temps difficile : « Voici le lieu dur de nos accordailles / la roche aveugle et le pays d’alentour esseulé de vastitude / Je t’aime sous le vol grave des outardes je t’aime dans les bras du nordet / malgré le silence sur nous comme une honte des mots / Comme si nous n’avions qu’à nous engluer dans l’ombre et à dormir / moites et muets ». Rien n’est assuré, l’amour est une longue marche à deux qui ne semble pas avoir de fin : « Ici rien n’a changé que les mots sur les lèvres et la poussière aux trottoirs de juillet / J’ai au poing la même fureur et au creux de ton épaule la même et tendre maigreur / Et je bégaie au vent d’hiver ma petite vieille des quatre saisons / Jamais non jamais nulle part je n’entendrai la fin de ma chanson ».

 

Suite fraternelle

Ce poème constitue la partie centrale (plus de deux cents vers) du recueil. Brault l’a écrit à la mémoire de son frère, Gilles, mort lors de la Deuxième Guerre mondiale à l’âge de 20 ans. « Je me souviens de toi Gilles mon frère oublié dans la terre de Sicile je me souviens d’un matin d’été à Montréal je suivais ton cercueil vide j’avais dix ans je ne savais pas encore ». Cela étant dit, la mort de son frère est plutôt un élément déclencheur : le thème principal, c’est l’aliénation du peuple canadien-français. Et Brault n’y va pas de main morte. La parole est incisive, le propos est dur et plutôt tourné contre nous-mêmes. Brault regrette notre inertie comme peuple : « Nous / les bâtards sans nom / les déracinés d’aucune terre / les boutonneux sans âge / les demi-révoltés confortables / les clochards nantis ». Ou encore : « Muets hébétés nous rendons l’âme comme d’autres rendent la monnaie / Nos cadavres paisibles et propets font de jolies bornes sur la route de l’histoire ». La mort de son frère sur le sol de la Sicile, en apparence absurde, lui inspire étrangement le « dur désir de durer » : « Tu n’es pas mort en vain Gilles et tu persistes en nos saisons remueuses / Et nous nous persistons comme le rire des vagues au fond de chaque anse pleureuse ».

 

Mémoire

« J’ai mémoire de toi père et voici que je t’accorde enfin ce nom comme un aveu ». Brault est né dans un milieu ouvrier très pauvre. Son père, « cet homme rompu de misère », était le plus souvent chômeur. Ce retour sur son passé n’a rien de nostalgique; ce n'est pas non plus un exutoire, mais une façon de modeler l’avenir : « Chaque heure qui te rejoint t’ouvre un peu plus à l’heure de demain ». Ce qu'il retient de son enfance, c’est un sentiment de honte : « Moi j’avais honte quand tu partais lourd sans travail et penaud dans ton sourire glauque ».  Et des sentiments d'humiliation et de colère : « La violence venait à nous avec le babil du cousin riche et le sourire des tantes à moustache ». D’autres souvenirs, heureux ou malheureux, remontent en surface : la mort de son frère, son premier amour, les horreurs d’Hiroshima et de Dachau, ses déambulations dans cette « ville de laideur encore vêtue des ronrons de [s]on enfance », la recherche identitaire, le bonheur conjugal (« Tu es belle avec ta figure fripée de petite vieille / Tu as l’air d’être née à l’instant / Tu ressembles à la terre qui nous recommence »), la petitesse et le sentiment de dépossession en ce pays, la présence salutaire de la femme « pourvoyeuse sur le pas de la porte », « porteuse de la vérité du pain ». Cependant, comme il l'a écrit au début du poème, cet exercice de mémoire doit déboucher sur une projection dans le futur : « Marche et ne te retourne plus la mémoire est trompeuse qui rumine sa fureur muette ». 

 

Bref, tout reste à dire, tout reste à faire : 

 

« Que tout éclate enfin voici ma vie de chien pour un peu de pluie sur la gale du voisin

Me voici fils honteux du père humilié me voici acquitté de mémoire    noueux dans mes racines fragile dans mes feuilles

Me voici avec vous compagnons et compagnes sombres et serrés en notre forêt    aux confins du monde brunis dans l’attente d’un autre hiver    frileux d’une tendresse souhaitée

Seuls et ensemble   éperdus d’une peine sans histoire   sauvés par celui qui se casse et crie sa tombée au vent de liberté ».

 

Mémoire est l’une des œuvres phares de ce qu’on a appelé « l’âge de la parole ». Ce recueil le lie à Miron, à  Paul Chamberland (Terre Québec), à Yves Préfontaine (Pays sans parole). Pour ceux et celles qui n’auraient lu que Moments fragiles, ce sera tout un choc de découvrir Mémoire. Les poèmes sont longs, très engagés et plus chargés émotivement. Ce que j’apprécie chez Brault, c’est cette capacité à ancrer ses poèmes dans la réalité, sans être populiste.


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