26 mars 2023

Deux solitudes

Hugh MacLennan, Deux solitudes, Paris, Spès, 1963, 648 p. (traduction Louise Gareau-DesBois) (1ère édition : Two solitudes, Macmillan, 1945)

Le roman couvre la période de 1917-1939. Il est divisé en quatre parties : 1917-1918, 1919-1921, 1934 et 1939. C’est un roman très complexe, avec de multiples ramifications et le résumé que j’en fais est forcément imparfait.

1917-1918

La première partie se passe surtout à Saint-Marc-des-Érables, une paroisse fictive près de Montréal. Elle met en scène Athanase Tallard, notable exploitant les restes de la seigneurie de ses ancêtres. Il a épousé en premières noces Marie-Adèle, une femme bigote, qui lui a donné un fils (Marius); et, en secondes noces, Kathleen (27 ans de différence), Irlandaise malheureuse qui l’aurait quitté si ce n’était de leur fils Paul.

Athanase est en conflit avec le curé Beaubien, parce qu'il ne partage pas ses idées clérico-nationalistes, parce qu'il veut faire éduquer son deuxième fils en anglais et, plus encore, parce qu’il veut développer un projet industriel à Saint-Marc. Ce prêtre intervient dans la vie de ses paroissiens et se permet de les dénoncer en chaire s’il le faut. C’est un véritable dictateur.

Deux personnages anglophones sont importants. Huntley McQueen, un financier parti de rien, s’est enrichi au point que la richesse soit devenue secondaire : il rêve de développer le pays. Il habite Montréal. Quant à John Yardley, un ancien marin, il s’est installé à Saint-Marc et a réussi à se faire accepter par sa communauté d’adoption, peut-être parce qu’il cultive la terre comme tous ses voisins et qu’il est ouvert d’esprit.

Athanase et Huntley forment une compagnie pour développer une usine à Saint-Marc. Le conflit entre Athanase et le curé s’envenime alors au point que le premier décide d’abandonner la religion catholique et de se faire protestant. Le curé, qui craint de perdre la mainmise sur sa paroisse, réussit à retourner toute la paroisse contre lui. Nous sommes en pleine guerre et la conscription divise francophones et anglophones.

1919-1921

La plupart des soldats sont démobilisés, mais non Marius qui avait été forcé de rejoindre l’armée à la suite d’une dénonciation de la fille de Yardley. Marius, un nationaliste enragé, fréquente Émilie, une ancienne serveuse qui travaille maintenant dans une manufacture. Quant à Athanase, qui vit maintenant à Montréal, il apprend qu’il a été écarté du projet d’usine à Saint-Marc. Sa guerre avec le curé en a fait un boulet pour son associé anglais à la recherche d’acceptation sociale pour son projet. Le peu de confiance des anglophones pour le sens des affaires des francophones y est sans doute aussi pour beaucoup. Quant au jeune Paul, il fréquente l’école de Frobisher et réussit aussi bien dans ses études que dans les sports qu’il pratique. Tout bascule quand Athanase meurt. Toutes ses propriété sont vendues pour couvrir une partie de ses dettes. Paul doit quitter son école. Sa mère emménage dans un petit appartement.

1934

Montréal est le lieu où se déroule cette partie. On y voit, en plus de McQueen, des personnages très secondaires dans les parties précédentes, à savoir les deux petites-filles de John Yardley : Heather et Daphné. Bien qu’elles appartiennent à la haute société, elles vivent aussi dans un carcan qui emprisonne les femmes dans leur rôle de faire-valoir des hommes.

Kahleen épouse un Américain de Pittsburg et disparaît du roman. Paul se retrouve seul à Montréal et, malgré son diplôme universitaire et son bilinguisme, il ne réussit pas à trouver d’emploi. Lors d’une visite à Yardley, maintenant déménagé en ville, il revoit Heather, avec laquelle il avait joué pendant son enfance. Le courant passe entre eux, ce qui n’empêche pas Paul d’embarquer sur un bateau pour découvrir le monde.


1939

Paul est à Athènes. Il a presque terminé un roman et il compte rentrer au Québec. Heather, vient de passer quatre ans à New York pour étudier et travailler dans un musée. Les deux s’écrivent, s’aiment à distance. Ils se retrouvent à Halifax où vit maintenant Yardley. Celui-ci meurt et, deux jours plus tard, Heather et Paul se marient sans le dire à personne. De retour à Montréal, Paul se lance dans la rédaction d’un nouveau roman dans lequel il essaie de cerner l’identité canadienne pendant que Heather accompagne sa mère à Kennebunk. Cette dernière, au courant des amours de sa fille mais non de son mariage, la harcèle sans cesse, si bien que Heather finit par lui avouer son mariage. Elle est catastrophée de savoir que sa fille a épousé un catholique francophone (il est pourtant bilingue) sans emploi. Comme la guerre est déclarée, Paul confie sa femme à sa mère puisqu’il compte rejoindre l’armée.


J’ai lu ce roman il y a 30 ans et j’en avais gardé un bon souvenir. Je crois toujours que c’est un excellent roman. Il est clair que Maclennan essaie de faire la part des choses, de renvoyer dos à dos les deux « solitudes » : les Canadiens anglais, dévolus au pouvoir de l'argent, imbus de leur supériorité, incapables de se libérer de la tradition britannique; les Canadiens français enfermés dans un nationalisme et un immobilisme rétrogrades, livrés aux pouvoirs des curés. Linda Leith a raison de dire que, tout compte fait, les personnages anglophones sont plus estimables que les francophones, ce qui fausse le résultat final. Les plus beaux personnages du roman sont Yardley et sa fille Heather. Du côté des personnages antipathiques, Marius et Janet remportent la palme. Ce que je regrette, c’est qu’il montre trop peu la société canadienne-française et que MacLennan ait choisi des campagnards pour représenter les francophones. Pourquoi pas des ouvriers urbains travaillant pour des salaires de misère dans des manufactures qui ne leur appartiennent pas? Il me semble que le lien entre anglophones et francophones y était plus explicite. Ce roman, et on ne peut pas le reprocher à l’auteur, met en scène d’abord et avant tout l’élite anglophone de Montréal. J’ai du mal à considérer, comme certains critiques le font, que l’union de Paul et Heather puisse être lue comme la réconciliation des deux solitudes puisque cette union a lieu envers et contre tous et est rompue par la guerre.

Le récit ratisse au-delà du thème des deux « solitudes ». Il raconte aussi l’enfermement dans lequel se trouvent les riches, l’échec de la génération de l’Entre-deux-guerres, la société patriarcale dans laquelle sont enfermées les femmes, une certaine misogynie ambiante, l’effet diviseur de la religion, les chambardements sociaux qu’entraîne le développement industriel, le clivage engendré par la conscription, les secrets de la création littéraire, etc.

MacLennan a une capacité assez exceptionnelle de développer des situations, qu’elles mettent en scène un personnage seul, un groupe, un couple amoureux. Ses analyses, psychologiques et sociales, parfois un peu verbeuses, sont le plus souvent brillantes. Les dialogues contribuent pour beaucoup à la connaissance qu’on a des personnages. Bref, c’est un très bon roman, tout traditionnel qu’il soit, et je comprends mal que les éditeurs québécois aient attendu 1978 avant d’en produire une édition québécoise.

Hugh Maclennan est né en 1907 en Nouvelle-Écosse. Il étudie en Angleterre et aux États-Unis. À partir de 1935, il enseigne à Montréal et habite le Québec. Il meurt en 1990 à Montréal. Il a remporté de multiples prix et est considéré comme l'un des plus grands écrivains canadiens.

Extrait 1

Il éteignit la lampe, alla dans sa chambre et se dévêtit. Il commença à penser à Heather et à Paul, et se dit, non sans ressentir de l’étonnement et même une certaine indignation, que chacun d’eux se trouvait la victime des deux légendes raciales qui existaient dans le pays. C’était comme si les deux camps formés au sein du complexe social actuel s’étaient liés contre eux deux pour les empêcher de s’accomplir eux-mêmes. Ni Paul, ni Heather n’éprouvaient un grand respect pour leurs aînés, mais ils n’en étaient pas moins discrets à ce sujet. Et fines mouches aussi, d’une certaine façon. II se demanda ce que serait maintenant Heather si elle était née pauvre, ou si sa mère l’avait laissée un peu plus tranquille. Du côté français comme du côté anglais, la vieille génération essayait de geler le pays et de le rendre statique. Il supposait bien que c’était le propre de toutes les vieilles générations, mais cela semblait ici pire que partout ailleurs. Et cependant, le pays évoluait. En dépit d’eux tous, il s’unifiait, mais plutôt sur un plan personnel et particulier, Français et Anglais apprenant lentement à mieux se connaître les uns les autres en tant qu’individus, ceci malgré les légendes rivales. Et les jeunes d’aujourd’hui ne semblaient plus naïfs ; au contraire, ils étaient plus vieux que lui-même, pensait parfois Yardley. Paul ne serait jamais aussi crédule que ne l’avait été son père. Il veillerait à ce que le combat qu’il livrerait pour devenir lui-même restât personnel. Et Paul, c’était le nouveau Canada. Tout ce dont il avait besoin maintenant, c’était une situation où il serait en mesure d’en témoigner. (p. 472)

Extrait 2

Vous avez rarement une situation, et si vous en avez une, vous la détestez, car tout est ignoble, les hommes pleins d’amertume, muets, réticents devant la vie, mais sexuellement aussi puissants qu'Hercule ; que tout aille en enfer, parce que tout est si moche que la seule chose à faire, c’est de prendre un verre, puis un autre, puis un troisième. Mais si vous êtes un homme, chaque fille que vous rencontrez se roule directement avec vous entre les deux draps du lit. Cependant si vous êtes femme dans ce monde d’hommes, vous êtes mise hors-jeu avant même d’avoir atteint le but, sauf si vous êtes une garce, car si vous l'êtes, vous vous en tirez. Si par contre vous êtes une gentille fille, la seule, façon dont vous pouvez le prouver est d’être bonne au lit, douce et jolie sous les draps frais, avec la pluie battant sur les carreaux dans l'obscurité. Et puis, après, vous en subissez les conséquences. Vous mourrez en couches ou de quelque autre cause parce que c'est toujours ainsi que cela se passe. Et c’est toujours pénible pour l’homme de se tenir à votre chevet, bouche cousue et trop viril pour rien dire pendant que vous passez de vie à trépas, mais avant que les lumières se soient éteintes devant vos yeux agonisants, vous aurez pu au moins constater qu'il était aussi capable de faire face à ce coup dur. (p. 452)

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