16 septembre 2022

Ces enfants de ma vie


 


Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Montréal, Stanké, 1977, 213 p.

Gabrielle Roy est née à Saint-Boniface au Manitoba. Elle y a enseigné pendant huit ans avant de voyager en Europe et de déménager à Montréal où elle a commencé sa carrière littéraire. Bonheur d'occasion lui a valu le prix Fémina en 1945.

En 1976, elle a publié Ces enfants de ma vie, un recueil contenant six nouvelles d’inégale longueur (entre 10 et 80 pages). C’est sans doute le plus beau livre qu’il m’ait été donné de lire (et de relire) sur la profession d’enseignant. Il faut dire que l’école (la connaissance) en ces temps difficiles (la Grande Dépression), dans ces lieux perdus (le Nord du Manitoba) représentait une véritable  ouverture sur le monde, d’autant plus que ce pays neuf se peuplait de toutes les nations de la terre.

Gabrielle Roy a choisi six personnages, tous des garçons, peut-être parce qu’elle a surtout enseigné dans des écoles de garçons. Ils se nomment Vincento, Clair, Nil, Demetrioff, André Pasquier et Médéric Eymard. Vincento est un petit Italien effrayé par la rentrée; Clair est un enfant trop sage qui meurt d’envie de faire plaisir à sa maîtresse à Noël; Nil est un petit Ukrainien dont la voix d’alouette a l’étrange don d’apaiser les souffrances; Demetrioff est subjugué par la calligraphie; André Pasquier est un petit bonhomme de 11 ans qui tient la maison de sa mère alitée; enfin, Médéric est un bel adolescent qui tombe amoureux de son institutrice. Et parmi eux, il y a cette jeune fille, leur institutrice, guère plus âgée, qui vient de quitter son enfance avec maints regrets.

« En repassant, comme il m'arrive souvent, ces temps-ci, par mes années de jeune institutrice, dans une école de garçons, en ville, je revis, toujours aussi chargée d'émotion, le matin de la rentrée. J'avais la classe des tout-petits. C'était leur premier pas dans un monde inconnu. À la peur qu'ils en avaient tous plus ou moins, s'ajoutait, chez quelques-uns de mes petits immigrants, le désarroi, en y arrivant, de s'entendre parler dans une langue qui leur était étrangère. »

En fait l’auteure ne raconte guère le b-a-ba de l’école, la routine. Elle choisit un personnage qui sort du groupe, mais pas un premier de classe, un enfant qui se démarque par un talent ou une attitude. Il s'agit de faire vivre ce personnage devant nous. Et souvent, on quitte l’école. À l’époque, chacun se faisait un honneur d’inviter l’institutrice à souper. On pénètre ainsi dans l’intimité de ces immigrants, on perçoit leurs difficultés, on comprend ce que peut représenter pour eux l’éducation, on capte un peu ce désir qui les a incités à voyager si loin, et on admire leur vie un peu sacrifiée pour que celle de leurs enfants soit meilleure.

En même temps, on assiste aux interrogations de la jeune maîtresse qui cherche comment faire pour atteindre celui-ci ou celui-là, pour qu’il accède à la connaissance, pour le faire progresser, ce qui est d’autant difficile que, lors de sa première année, à 18 ans, elle doit enseigner dans une petite école de village à quarante élèves, réparties en huit divisions.

On ne peut clore cette critique sans dire un mot sur la « manière Gabrielle Roy », quelque chose d’irrésistible. Impossible de ne pas tomber sous le charme. Bien entendu, les esprits chagrins vous diront qu’il y a beaucoup de bons sentiments, que toutes les femmes admirables sont des mères, que l'auteure attribue à la gentillesse un pouvoir hors proportion avec la réalité... Laissons dire. Il y a une finesse, une émotion, une commisération face à la détresse humaine... et un tel enchantement face à l’infinie richesse de la vie. La scène, où l'auteure décrit la rentrée des tout-petits, est un véritable morceau d'anthologie. Et il y a aussi un style. Quand il s’agit de décrire un paysage (la plaine de l’Ouest, les hivers), de dire une émotion ou une réflexion, Gabrielle Roy se compare aux plus grands.

Voici le tout début du recueil :

« En repassant, comme il m’arrive souvent, ces temps-ci, par mes années de jeune institutrice, dans une école de garçons, en ville, je revis, toujours aussi chargé d’émotion, le matin de la rentrée. J’avais la classe des tout-petits. C’était leur premier pas dans un monde inconnu. À la peur qu’ils en avaient tous plus ou moins, s’ajoutait, chez quelques-uns de mes petits immigrants, le désarroi, en y arrivant, de s’entendre parler dans une langue qui leur était étrangère.

Tôt, ce matin-là, me parvinrent des cris d’enfant que les hauts plafonds et les murs résonnants amplifiaient. J’allai sur le seuil de ma classe. Du fond du corridor s’en venait à l’allure d’un navire une forte femme tramant par la main un petit garçon hurlant. Tout minuscule auprès d’elle, il parvenait néanmoins par moments à s’arc-bouter et, en tirant de toutes ses forces, à freiner un peu leur avance. Elle, alors, l’empoignait plus solidement, le soulevait de terre et l’emportait un bon coup encore. Et elle riait de le voir malgré tout si difficile à manœuvrer. Ils arrivèrent à l’entrée de ma classe où je les attendais en m’efforçant d’avoir l’air sereine.

La mère, dans un lourd accent flamand, me présenta son fils, Roger Verhaegen, cinq ans et demi, bon petit garçon très doux, très docile, quand il le voulait bien — hein Roger! — cependant que, d’une secousse, elle tâchait de le faire taire. J’avais déjà quelque expérience des mères, des enfants, et me demandai si celle-ci, forte comme elle pouvait en avoir l’air, n’en était pas moins du genre à se décharger sur les autres de son manque d’autorité, ayant sans doute tous les jours menacé: “Attends, toi, d’aller à l’école, pour te faire dompter.” »

Gabrielle Roy sur Laurentiana
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Alexandre Chenevert
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