Antoine regarda curieusement son ami. Pourquoi s’amusait-il toujours à le mystifier? Ça n’était donc pas suffisant d'avoir à comprendre les autres, qu’il devait maintenant s’appliquer à traduire les paraboles de son meilleur ami ! Il refoula ces réflexions. Jean avait repris d’une voix si douce, si attachante :
— J’avais un chien. Il s'appelait Caligula. Je lui
avais donné ce nom à cause de son profil d’empereur et non pour des raisons de
caractère ou d’appétits. Il était comme tous les chiens d’un naturel
attendrissant. Un jour que je rentrais à la maison, après un examen raté,
Caligula me fit son traditionnel accueil, dont les manifestations hystériques
m’avaient toujours fait grande pitié mais qui, ce jour-là, me furent
insupportables. Au lieu de m’appliquer, comme à l'accoutumé, à le calmer par
des caresses et des abjurations amicales, je me souviens l’avoir presque
éventré d'une ruade. Il s’est roulé par terre, ameutant toute la maison par de
longs cris déchirants. Je le regardais, vidé de réflexes, comme après un crime.
Plusieurs heures s’écoulèrent. À la nuit, je m’installai à ma table de travail.
Soudain, j’entendis tout près de moi une respiration haletante. C'était
Caligula, assis sur son derrière, et qui me regardait. On ne pardonne jamais à
autrui le mal qu’on lui fait. Je ne pouvais soutenir son regard. J’aurais voulu
le chasser de nouveau pour qu’il cessât de me rappeler un geste que je
réprouvais. Je me concentrai dans mes livres pour oublier sa présence. La respiration
était toujours là, à même distance. Je parvins à l'ignorer encore quelques
minutes. Puis, je regardai Caligula, droit dans les yeux, pour lui faire
comprendre que sa présence me gênait. J’étais sûr d'y lire un reproche, une
supplique ou une plainte. Les chiens sont tous plus ou moins bouddhistes. Or,
il n’y avait dans les yeux de Caligula, ce soir-là, ni un reproche, ni une
supplique, ni une plainte. Il cherchait mes yeux pour comprendre. Peut-être y
avait-il aussi une nuance de remords dans son regard. II semblait me dire : «
Je me suis certainement rendu coupable d’un crime, mais lequel? » Je l’attirai
sur mes genoux. Je le caressai. Il en eut un tressaillement. Mais ses yeux
n’étaient pas apaisés. Ils voulaient toujours comprendre. Sans le savoir, Caligula me
livrait ce soir-là le secret de l’amitié vraie. C’est dans « cette insistance
à comprendre » qu’elle réside. Insistance profonde, sereine, pacifique.
Jean regarda un moment passer le silence autour d’Antoine et reprit avec la même voix attendrie :
— Même si Julien avait vidé sa vie de toute amitié, nous le reprendrons à cause de cette insistance à le comprendre.
Puis il durcit brusquement le ton :
— Ne répète jamais à d’autres ce que je viens de te confier. On te croirait tombé d’une autre planète. Antoine essuya une larme. (p. 114-116)
Eugène Cloutier sur Laurentiana
Les témoins
Les inutiles
Ce roman est quand même intéressant d'un point de vue historique et sociologique. On y trouve un chapitre sur la fameuse émeute du Forum de 1955, ainsi qu'une description curieuse de la rue Sainte-Catherine de l'époque, y compris les lieux de rencontre homosexuels. J'en parle dans mon livre Equivocal City: French and English Novels of Postwar Montreal (McGill-Queen's, 2018).
RépondreEffacerPS: J'ajoute que dans la préface de cet ouvrage je reconnais ce que je dois aux renseignements trouvés dans votre blogue au fil des années. Merci!
Oui, vous avez raison pour l’aspect social. Heureux de constater que mes comptes-rendus permettent d’élaguer un peu le terrain des spécialistes.
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