Rosanna Leprohon, Antoinette de
Mirecourt. Mariage secret et chagrins
cachés, Montréal, J. B. Rolland, 1881, 343 pages. (traduit de l’anglais
par J. A. Genand?) (1re édition: Secret
Marrying and Secret Sorrowing, John Lovell, 1864) (1re édition
en français: C. O. Beauchemin et Valois, 1865)
L'action se situe quelques années
après la Conquête. Lucille D’Aulnay, mariée à un homme plus âgé qui s’intéresse
peu à elle, vit rue Notre-Dame dans le « quartier aristocratique » de
Montréal. Son mari lui laisse toutes libertés. Elle a décidé que le deuil de la
Conquête avait assez duré et que le temps était venu de relancer la vie
sociale. Elle organise des bals et comme la noblesse française est pour ainsi
dire toute retournée en France, elle invite des officiers anglais. Parmi eux se
trouvent le major Audley Sternfield et le colonel Evelyn.
Antoinette de Mirecourt, orpheline
de mère, n'a que 17 ans. Elle vit dans le domaine seigneurial de Valmont avec
son père. Elle est invitée par sa cousine Lucille à passer quelques mois dans le milieu mondain de Montréal. Comme toutes les
femmes, elle est séduite par le major Sternfield qui la poursuit de ses
avances. Elle sait pourtant que son père n'acceptera jamais qu'elle épouse un
Anglais. D'ailleurs, il lui a déjà trouvé un mari en la personne de Louis
Beauchesne, un ami d'enfance.
Pour empêcher ce mariage qu’Antoinette ne désire pas, Lucille D’Aulnay, elle-même victime d’un mariage
arrangé, la convainc de faire un mariage
secret avec le major Sternfield. Elle hésite, se culpabilise mais les deux
intrigants finissent par lui forcer la main. Elle épouse donc en secret le
major, malgré la certitude que son père va la déshériter. Le major lui propose
de garder secret leur mariage jusqu'à ce qu'elle atteigne ses 18 ans, année où
elle pourra au moins jouir de la rente de sa défunte mère. En retour, elle exige que
leur mariage, contracté devant un officier anglais, ne soit pas consommé tant
qu’il n’aura pas été officialisé par un mariage catholique.
Cette situation ne tarde pas à la
torturer. Elle découvre assez vite que le major n'est qu'un intrigant, un joueur compulsif et un coureur
de dot. En plus il se montre jaloux et irascible lorsque d’autres hommes, qui
ignorent son statut matrimonial, lui font la cour. Elle regrette d’autant plus
son erreur qu’elle s’attache au colonel Evelyn, un homme juste et respectueux
des Canadiens français, que son père a connu pendant un voyage. Ce dernier lui fait une cour respectueuse qu’elle doit repousser. Cette situation finit
par la rendre malade. Après bien des misères, que je vous épargne, les choses
vont finir par s'arranger quand le major Sternfield se fait tuer dans un duel
avec Louis Beauchesne. Du coup, son mariage secret est dévoilé au plein jour,
ce qui entraîne une condamnation de la « haute » société. A toute
chose, le malheur est bon : le colonel, toujours amoureux d’elle, et au
fait des manigances de Sternfield qui ont entraîné sa chute, lui demande de
l’épouser, ce qu’elle accepte.
Contrairement à ce qui se passe dans
Les Anciens Canadiens et dans
quelques œuvres de l’époque, l’Anglais n’est pas repoussé par la jeune fille
canadienne-française sur fond de patriotisme. Chez Leprohon, il n’y a pas de
revanche sur le plan amoureux. En même temps, ce jeune Sternfield est un
personnage détestable, faux, profiteur, qui donne une piètre image de l’Anglais.
Cependant, le colonel Evelyn est juste et honnête, ce qui équilibre le
portrait.
Bizarrement, si les pères
semblent animés d’un sentiment patriotique, qui repousse toute alliance avec le
colonisateur, les filles ne semblent guère s’en préoccuper. Elles sont d’une
naïveté sentimentale incommensurable (et le mot n’est pas encore assez long). On
sait que c’est une des règles du genre. Il faut une jeune fille pure et naïve,
des intrigants qui la piègent. Alors commence son calvaire, mélodramatique et
larmoyant à souhait, qui se clôt par un « happy end ».
Rosanna Leprohon - BAnQ |
Extrait
Deux minutes après, le major
Sternfield et le docteur Ormsby, après s'être débarrassés de la neige qui
s'élit amassée sur leurs paletots, entraient dans le salon. Le militaire
présenta aux deux dames le jeune chapelain du régiment, lequel ne répondît que
très brièvement et presque froidement à la bienvenue pleine d'empressement de
la maîtresse de céans.
Après le premier échange de
politesses, on s'assit. Le ministre se mit à observer d'un œil scrutateur la
jeune fille vers laquelle Sternfield était déjà penché. Ni la nuance animée de
sa robe, ni la chaleur de l'atmosphère, ni même la présence de son fiancé
n'avaient fait naître la moindre couleur sur ses joues ou communiqué la plus
légère animation à ses yeux. La physionomie du docteur Ormsby devenait plus
sérieuse, son attention plus soutenue, à mesure qu'il continuait cet examen.
Cette scène passablement
singulière se serait pro longée si madame d'Aulnay, déjà piquée par le manque
de galanterie dont son nouvel hôte, le ministre, faisait preuve en ne tenant
aucune conversation avec elle, ne s'était levée en disant :
— Ma chère Antoinette, nous ne
devons pas abuser des moments si précieux que veut bien nous accorder le
docteur Ormsby.
Antoinette se leva à son tour,
et d'une voix sèche, presque vive :
— Je suis prête ! dit-elle.
Madame d'Aulnay alla fermer la
porte sans bruit et s'approcha ensuite de la table, autour de laquelle les
trois autres personnes se tenaient déjà debout. Pendant un instant, le docteur
Ormsby regarda fixement Antoinette ; puis, s'adressant à elle :
— Vous me paraissez bien
jeune, mademoiselle de Mirecourt, dit-il, et c'est un engagement pour toute la
vie que vous allez contracter dans quelques instants : avez-vous bien réfléchi
aux devoirs qu’il impose ? Avez-vous bien pesé toutes ses obligations ?...
— Votre question me paraît
vraiment singulière et parfaitement inutile, monsieur Ormsby, interrompit
Sternfield d'un air sombre et courroucé.
— Je ne fais que remplir mon
devoir, major, répondit le ministre d'une voix grave et sévère ; ou plutôt, je
crains de le dépasser en remplissant la promesse que je vous ai faite.
Cependant, puisque je suis ici, si mademoiselle de Mirecourt est encore décidée
à contracter ce mariage aussi secrètement et avec tant de précipitation, il ne
m'appartient pas de m'y opposer.
En ce moment suprême,
Antoinette répéta d'une voix presqu'inintelligible :
— Je suis prête !
Quelques minutes après, les
mots solennels « Que l'homme ne
sépare pas ce que Dieu a uni » étaient prononcés : Audley Sternfield et
Antoinette de Mirecourt étaient mari et femme. (pages 108-110)
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