Adrienne Choquette, La Coupe vide,
Montréal, Fernand Pilon, 1949, 204 pages. (1re édition :
1948 : probablement que mon édition est le second tirage) (Les Presses
laurentiennes ont republié le roman en 1978)
Début des années 30 dans une petite
ville de province qui n’est pas nommée. Quatre étudiants et une fille. Les
quatre gars, 17 ans, profitent de leurs vacances d’été. Ils errent en ville en
essayant tant bien que mal de meubler leurs moments libres. Leurs soirées se
terminent le plus souvent en discussions sur le perron des Rollin.
- le petit Olivier Roch, le fils d’un notaire tyrannique, veut devenir journaliste et taquine les muses comme passe-temps;
- François Rollin, qui se croit plus fort que tout le monde, veut devenir architecte;
- Laurier Marcil, le tendre, veut devenir médecin;
- André Bernier, le rebelle, sombre et pessimiste, rêve de départ et vise le droit.
- Près d’eux, il y a la sœur de François, Géraldine, l’amoureuse de Laurier.
L’arrivée de l'oncle Édouard et de
sa jeune épouse américaine, Patricia, va complètement chambarder l’été des cinq
jeunes et bouleverser à jamais leur vie. Cette fille magnifique (probablement dans la
trentaine), belle, sensuelle et libre, entend
bien s'amuser et profiter au maximum de son séjour au Québec. Ce qui choque l’entourage,
c’est qu’elle préfère la compagnie des adolescents à celle des adultes. Périples
en bicyclettes, baignades, discussions, pique-niques, danses. Les quatre
s’imaginent que la belle n’a d’yeux que pour eux. Ils découvrent la sensualité,
le désir. Leur amitié est mise à rude épreuve. Seule Géraldine ne se laisse pas
prendre au charme de l'étrangère qu’elle juge sévèrement (à l’aulne de la
morale la plus bourgeoise) du haut de ses 16 ans. Elle voit trop bien que les
gars sont complètement obnubilés et elle en éprouve de la jalousie, ayant perdu
sa place dans la bande. Du fait, elle aussi prend conscience de sa féminité. L’attitude de l’Américaine finit par choquer
les gens, ce qui force l’oncle à repartir plus tôt que prévu. La belle Patricia
n’aura fait que passer.
Au milieu du roman, l’histoire
fait un saut de vingt ans dans le temps. Les quatre hommes approchent la
quarantaine. Aucun ne semble heureux. Olivier Roch a repris l’étude de son père
et mène une petite vie bourgeoise, sans autre attache que sa vieille mère et les
« bonnes œuvres ». François Rollin soigne à l’hôpital une xième crise
cardiaque; Louise, une infirmière qui est sa fiancée depuis sept ans, est aux
petits soins avec lui. Laurier Marcil est devenu médecin, il a épousé Géraldine
et même s’il semble mener une vie plus signifiante, on comprend que subsiste en
lui le même vide qui anime ses anciens amis. Enfin Andrée Bernier, disparu
depuis vingt ans, réapparait en pleine nuit : il lance un appel d’urgence
à François sous prétexte que la femme qui l’accompagne est en train de mourir
d’empoisonnement à la morphine. Bernier finit
par avouer que c’est lui qui l’a empoisonnée. Cette femme ressemble vaguement à
l’ancienne Patricia et c’est elle qu’il a voulu tuer, pour se libérer de
l’emprise qu’elle n’a jamais cessé d’exercer sur sa vie.
Ce qu’on découvre, c’est que
l’Américaine a brisé la vie de ces quatre gars. Ils ne se sont jamais remis de
cette rencontre (lire l’extrait 2), comme s’il avait entrevu en l’espace de
quelques semaines une autre vie, plus libre, loin des contraintes sociales que
leur petite communauté leur imposait.
Il y a beaucoup de points positifs
dans ce roman, entre autres une certaine profondeur dans l’analyse, assez rare
dans le roman de l’époque. En même temps, on se perd parfois dans cette
recherche des motifs, du jeu des influences qui
définissent la vie de chacun. Il me semble qu’Adrienne Choquette n’est pas
toujours claire. Les sauts dans le temps, l’alternance du passé simple et du
présent, certaines métaphores plus ou moins judicieuses et surtout certaines
analyses nous obligent à relire. Sans parler de certaines discussions entre les
jeunes qui virent à la dissertation. À
savoir si l’histoire tient la route, encore une fois, l’auteure tire très fort
sur les ficelles psychologiques. On peut douter qu’une femme entrevue trois
semaines, s’étant comportée en copine avec quatre adolescents, ait pu changer à
tout jamais leur vie. Par contre, si on accepte la valeur symbolique de cette
femme (de cette survenante comme le veut René
Dionne), si on prend en compte la dimension sociale, le roman prend tout son sens.
Voici deux extraits qui
illustrent le moins bon et le meilleur :
Extrait 1
Il n'avait pas suivi comme ses camarades la course
pétillante, semée de miettes de flamme qui volaient des fagots entassés. Il fut
surpris par l'éclatement victorieux. Le tas noir flambait dans la nuit de la
plage, haut en couleurs. Il vivait. La flamme sourdait de partout, aussitôt
centrée, dirigée vers le cône pour s'en échapper, spiralline, et grimper dans
l'air en jet fantastique. François se laissa tomber par terre. Sa figure avait
honte de l'expression de ses yeux et cherchait en vain le remords qui rassure.
Patricia avait avancé le visage. Les mains au menton, elle contemplait la
flamme comme si elle y découvrait des signes familiers. Les torses nus des
garçons recevaient le bronze de la lueur. Ils se tenaient comme des cierges
autour d'un catafalque. Sans le savoir, ils avaient pris l'attitude qui devait
à jamais les fixer dans le souvenir de la passante. Sous le ciel infini, à deux
pas de l'eau éternelle, et touchés par la magie des flammes, ils faisaient à la
fois bloc et argile; entre la fulgurance éphémère du feu et la stabilité
ténébreuse du sol, ils interposaient soudain l'humble et parfait équilibre de
la lumière et de l'ombre ensemble sur un même corps. Instant à l'éternité
assurée : toujours la flamme qui happe la nuit, toujours ces veilleurs autour.
L'instant déjà a fui, qu'importe ! Il faudrait une autre nuit pour arracher à
celle qui sait la vérité perçue. (p. 48-49)
Extrait 2
Alors Patricia, de sa voix envoûtante, reprit, le regard
perdu dans la nuit, à sa manière lente et appuyée d'étrangère qui apprivoise
les mots: « Je suis aussi certaine de ne jamais vous oublier que je le suis de
ne pas revenir. »
D'où lui venait cette certitude dont la seconde partie,
du moins, s'était avérée juste? Jamais, en effet, elle ne revint dans la petite
ville où les garçons, quelque temps encore, continuèrent de vivre coude à coude
avec entre eux, — François le réalisa un jour — une Patricia ayant compromis
pour toujours l'amour et l'amitié. Était-ce sa faute? Nul ne peut prévoir le
degré de sa puissance sur autrui : quelquefois il suffit qu'une créature
paraisse. Dès le premier soir tout était déjà engagé, et la partie gagnée par
cette femme, à jamais, avant qu'elle eût seulement dit un mot, esquissé un
sourire, bougé la main. Les trois semaines d'ensuite n'avaient servi qu'à
distiller l'émotion dans les veines et les nerfs, savamment, à doses calculées
pour créer le besoin. Mais la possession datait du premier soir, à la minute
précise où Patricia, paraissant sur le seuil, les avait regardés. François n'a
tout à coup qu'à le vouloir pour ressentir de nouveau l'indicible volupté d'une
première blessure amoureuse qu'il devine pareillement vivante chez les
camarades dispersés. Lumière est faite: quoi que chacun ait tenté pour s'en
approcher, tous et pour toujours, ils sont étrangers aux ivresses d'un monde
qui n'est pas le leur. (p. 178-179)
Adrienne Choquette
sur Laurentiana
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