18 avril 2024

La nuit

Jacques Ferron, La nuit, Montréal, Parti pris, 1965, 134 p. (coll. Paroles no 4)

François Menard vit paisiblement dans une banlieue de la Rive-Sud de Montréal avec sa femme Marguerite. Il projette l’image du petit bourgeois qui a réussi sa vie. Il a gravi tous les échelons dans la Majestic Bank.

Un coup de téléphone, en pleine nuit, va bouleverser sa vie. Un inconnu demande à parler à Frank Scott. Plutôt que de lui signaler qu’il vient de commettre un faux numéro, Ménard s’amuse à lui monter un bateau : il finit par lui dire que Scott est mort. Et Ménard d’en rajouter sur le défunt, comme s’il le connaissait, si bien que l’inconnu lui donne rendez-vous à une adresse, à Montréal, qui s’avère être une morgue.

Dès le premier regard, Ménard reconnaît son interlocuteur : il s’agit de Frank Archibald Campbell, un agent de police qui lui avait administré un coup de poing et qui avait procédé à son arrestation lors d’une manifestation contre le Pacte de l’Atlantique-Nord, 20 ans plus tôt. Du coup, tout son passé resurgit : son séjour au Royal Edward Hospital pour soigner une tuberculose, la rencontre d’un communiste et son adhésion plus « organique » qu’idéologique au communisme, son reniement devant un juge, sa relation avec sa femme.

Ce que Ménard ne sait pas, c’est que Campbell lui a téléphoné en connaissance de cause. Le premier contact est cordial. Ménard ne lui en veut plus pour le coup de poing. Campbell l’invite à l’Alcazar, « une petite boîte Mauresque » où il a ses entrées. Il lui présente Barbara, une prostituée qui rappelle à Ménard sa mère et sa femme : « Serais-tu ma mère cadette? Et serais-tu en même temps Marguerite enfin accomplie, au visage radieux de sueurs? » Il couche avec elle pendant que Campbell l’attend. De retour, il découvre que ce dernier est décédé, après avoir goûté à la confiture de coing qu’il lui avait apportée. Simple coïncidence? Campbell a laissé un carnet intitulé Gotha of Quebec dont Ménard s’empare avant de rentrer chez lui. 

 L’histoire est complexe. Je ne pense pas que la lecture politique s’impose d’emblée. On ne peut y voir ni une réconciliation entre les deux solitudes, ni un règlement de compte. C’est plutôt tout ce qui se trouve en amont du politique qui est intéressant. La « nuit » permet à François Ménard de retrouver ses assises. Et curieusement, c’est l’Écossais Frank Archibald Campbell qui déclenche le processus de reconquête de soi, en le forçant à renouer avec un passé qu’il avait lui-même brisé en l’emprisonnant.

Au retour de cette « nuit », il ne quitte ni sa femme, ni son travail. Il retrouve une partie de son être qu’il avait gommée : il revoit ses parents, son enfance « décevante, faite de faux-fuyants », le pays du Maskinongé qui l’a vu naître, sa jeunesse turbulente. Il comprend que sa vie de banquier et le cocon ouaté (sinon maternelle) de sa femme ont tout gobé, qu’ils ont canalisé toutes ses énergies, détourné ses rêves, écrasé ses idées. Cette nuit lui permet de « retrouver son âme », de renouer avec le jeune homme qu’il a été, comme en témoigne sa rencontre avec le « jeune » felquiste.

Bizarrement, sa libération commence par la femme qu’il aime : il s’était réfugié dans son amour et, du coup, il avait abandonné la part de lui-même, plus rugueuse, contestataire, engagée.

« Elle m’entraîna dans la cuisine et se mit à table en face de moi. La pièce baignait dans la lumière. Je ne me souvenais plus très bien où j’avais laissé la nuit. Le soleil frappait Marguerite au visage; elle ne tentait pas de lui échapper, au contraire lui faisait face avec joie et hardiesse, de toute son âme retrouvée dont j’avais vécu auparavant et que je venais de lui rendre tout bonnement, sans y prendre garde, du fait que j’avais retrouvé la mienne. C’était beaucoup plus normal ainsi, d’avoir chacun son âme. Vraiment, nous avions été trop économes ... En lui rendant son âme, je ne la dépossédais pas de mon amour; je le revigorais. Inquiet, je me demandais si elle continuerait de le recevoir alors que de son côté, troublée par un émoi nouveau, sur le point d’être comblée de sa générosité, elle pensait déjà moins à recevoir qu’à rendre. Elle n’était plus la femme d’un interminable regret. Elle souriait au soleil. » (131-132)

Tout compte fait, il renoue avec l’idée découverte au sanatorium : il se trouve « une réalité derrière la réalité ». En d’autres mots, la vie est toujours plus complexe que ce qu’on peut en saisir : sa « nuit » le force à sortir de sa torpeur, à ouvrir les yeux (comme le lui rappellent sans cesse les engoulevents), à reprendre sa quête.

« J’avais retrouvé mon âme perdue, après une longue maladie, mon âme rêveuse et un peu folle, ma sœur nocturne qui transforme en coquille d’œuf les apparences trop claires. Je vivrai désormais à l’abri du monde, au centre de moi-même et au centre de tout, derrière l’oculaire de l’instant qui a trouvé son point définitif, plus présent à moi-même et plus présent à tout que si je me fuyais sous la lumière, dans les décombres de la nuit, en parcourant les quartiers de la ville et le labyrinthe des rues. » (121-122)

Ce roman est important dans l’œuvre de Ferron. Pour la première fois, il s’aventure dans son histoire personnelle : plusieurs pages sont consacrées à Louiseville, au Maskinongé, à ses parents… et à lui-même. Il va reprendre La nuit six ans plus tard sous le titre Les confitures de coing. Il va même s’expliquer dans l’ « Appendice aux Confitures de coin ou le congédiement de Frank Archibald Campbell ». (Voir l’extrait dans un commentaire ci-dessous).

2 commentaires:

  1. « Je suivrai désormais le corbillard de mon père qui parti de rien s’est voulu au-dessus de tout, qui n’y est parvenu qu’en menant un train de vie au-dessus de ses moyens, qui a payé cash down son rachat en réalisant tous ses biens y compris la maison à cinq portes dont il était si fier, ne me laissant rien en Maskinongé pour lui succéder, me bousculant en dehors de la paroisse et du comté, me mettant au pied du pays à la fin des Two Solitudes du Sieur McLennan, sans la possibilité de naguère d’éviter, moi le dominé, un dominateur imbécile ; ne m’ayant y laissé en héritage qu’un peu d’argent et mille ruses pour rester à la hauteur de son orgueil. . . J’ai semblé déchoir, je n’attendais que mon heure ; mon heure arrivée, je ne me contente plus d’ignorer Frank Archibald Campbell, je le congédie avec un p’tit pot de confitures de coings ou autrement, peu importent les moyens. Je suis le corbillard de mon père qui se promène ainsi par politesse pour la parenté, qui ne peut survivre qu’en moi — finies les temporisations de l’au-delà ! Il faut faire vite, derrière nous les ponts sont coupés, il n’y a plus de salut que dans l’occupation complète du pays ... Cessant d’être un conseiller de police, un vil procédurier, Frank peut devenir un des nôtres, rien ne l’en empêche, mais qu’il sache que mon père ne tolère personne au-dessus de sa tête. »

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  2. « Francis Reginald (Frank) Scott (1899-1985), professeur à la faculté de Droit de l’Université McGill, de 1924 à 1961, date à laquelle il en devient le doyen. Sous différents noms, il est l’un des personnages principaux de La nuit (1965), de La charrette (1968) et du Ciel de Québec (1969). Après en avoir fait un personnage plutôt sympathique, Ferron le « congédiera » dans « L’appendice aux Confitures de coings ou Le congédiement de Frank Archibald Campbell » (1972) à cause de son soutien à la Loi des mesures de guerre. Ami de Pierre Elliott Trudeau, Scott avait signé l’avant-propos de La grève de l’amiante. »
    (Note de Luc Gauvreau dans Jacques Ferron, « Chroniques littéraires » – Lanctôt éditeur, 2006)

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