14 juin 2011

Tête blanche

Marie-Claire Blais, Tête blanche, Québec, Institut littéraire de Québec, 1960, 205 pages.
 
Plus encore que La belle Bête, Tête blanche inaugure un thème qui marquera la littérature québécoise des années 1960, celui de l’enfance meurtrie. Même Ducharme reconnaîtra sa dette, lui qui dédie L’Océantume, « À Marie-Claire Blais, comme à une princesse ».

Tête blanche, ce n’est pas encore « l’immense » Marie-Claire Blais, mais c’est déjà mieux que la plupart des romans qui l’ont précédé. Il y a des moments d’écriture, des passages qui valent à eux seuls bien des livres de 300 pages.

« Tête blanche », c’est le surnom affectueux qu’Evans doit à ses cheveux. Comme ses parents ne s’entendent pas, ils l’ont placé en pension chez monsieur Brenner. Son père est parti on ne sait où et sa mère, une comédienne qui se débat avec des problèmes personnels, ne vient presque jamais le visiter. Ils échangent des lettres. Il lui raconte ses mauvais coups, le désir de cruauté qui l’habite et elle essaie de le raisonner. Sa mère étant malade, il essaie de l’aider à distance. Elle meurt à l’hôpital en son absence.

Il a maintenant 12 ans. Beaucoup de drames surviennent dans la pension de M. Brenner. Les autres petits garçons sont aussi des enfants abandonnés. Un de ceux-ci, Claude,  a une sœur du nom d’Émilie. Tête Blanche la voit le dimanche lorsqu’elle rend visite à son frère. Ils en viennent à passer les dimanches ensemble. Tête blanche est amoureux d’elle et elle aussi même si elle a 14 ans. Cette fille l’ouvre à l’amitié, à l’amour. Elle fait surgir le bon qui l’habite. Ils échangent des lettres, qui sont tout sauf superficielles, dans lesquelles ils parlent de sentiment, mais aussi de la vie, de Dieu, de la mort, de leurs parents tout croches. Émilie qui s’occupe de ses sœurs, pendant que sa mère vogue d’un amant à l’autre, réussit à convaincre cette dernière d’amener Tête blanche en vacances avec eux. Ces vacances qui devaient les rassembler les sépareront. Émilie vieillit, son enfance l’abandonne, elle est presque une jeune femme. À la fin de l’été, ils conviennent de se séparer.

Tête blanche a 15 ans. Il n’habite plus chez M. Brenner. Il est pensionnaire dans un collège, mais il continue d’écrire à son ancien tuteur. Cet homme sévère est une figure paternelle de qualité pour Tête blanche et les autres enfants. M. Brenner veut le forcer à se libérer de sa tutelle, il veut lui rendre sa liberté. « Soyez révolté, méchant si vous le désirez, criez, pleurez, mais ne vous cachez pas au fond de votre détresse comme les fous se cachent dans leur folie. » Rien ne dit qu’il parviendra à se libérer, ses derniers mots pour monsieur Brenner étant : « Je n’ai que la force de haïr, la force de l’orgueil; l’autre, la force et la patience de l’amour, je ne l’ai plus. La vie ment. » Dans l’épilogue, Evans arpente les rues de la ville, seul, incapable de partager quoi que ce soit avec autrui. Il aperçoit une fille qui lui rappelle Émilie. Elle s’éloigne sans le voir.

Les premiers livres de Marie-Claire Blais sont très sombres. On n’y trouve pas l’ironie qui allège Une saison dans la vie d’Emmanuel. Les enfants sont laissés à eux-mêmes, ignorés par des adultes perdus dans leurs propres problèmes. Les pères sont absents ( monsieur Brenner est un père substitut qui n’a ni femme ni enfant); les mères, toujours trop belles, souffrent de l’absence des hommes et sombrent dans la dépression. Ce sont les enfants qui doivent soutenir les adultes et cela est trop lourd pour leurs frêles épaules : « Je participe de l’adultère de maman, malgré moi, et mes sœurs aussi en subissent la honte. Elles ne voient pas ce mal, mais elles le respirent, le pressentent. » Et les enfants, pour calmer leur détresse, ne trouve comme expédient que la cruauté.  Contrairement à La belle Bête, sans espoir, Tête blanche laisse une mince place à la tendresse à travers le personnage d’Émilie. Mais on comprend que même celle-ci est sur le point d’être happée par la vie, comme sa mère et celle de Tête blanche l'ont été.

Le roman contient six parties en plus de l’épilogue. Trois (2, 4, 6) sont des échanges épistolaires, l’une (3) est un journal, les deux autres (1, 5) sont racontées par un narrateur externe.

Extrait
Evans, mon ami,
Non, mon professeur ne ressemble pas à Monsieur Brenner. Il est plus comique et toujours distrait. Il faut que son élève lui rappelle qu’il donne un cours, parce qu'il s'égare facilement. Parfois il ne corrige pas mes devoirs. Il a la manie d'étaler ses connaissances, de parler de voyages qu'il n'a sans doute jamais faits.
Je connais bien des choses sur la vie, et mon professeur s'imagine que je suis une petite fille très innocente. L'autre jour il m'a dit : "Émilie, vous commencez à être femme, vous devriez vous méfier des jeunes garçons, à qui vous faites des grimaces dans la rue". Et j'ai ri. S'il savait que maman amène des hommes à la maison depuis que j'ai dix ans.
Il ne faut pas en vouloir à maman. Elle se lasse vite de ses amis et en prend d'autres. Ce n'est pas sa faute. Son cœur change comme le vent. Parfois j'ai envie de la gronder et de lui dire : "Maman, tu n'es pas raisonnable". Mais elle ne m'écouterait pas.
Ce qui me chagrine, c'est que j'aime papa et qu'il ne vient qu'une fois l'an.
Bien sûr je pense souvent à Dieu. Mais cela ne me fait pas mal comme à toi. Je suis certaine que Dieu t'aime beaucoup.
Émilie.

Émilie,
Faut-il beaucoup aimer les autres ? Moi, j'ai connu très longtemps un besoin de blesser les êtres, d'être plus fort qu'eux, de les dominer. Je voudrais sincèrement me transformer, puisque je vieillis. Il y a des gens qui sont beaux à cause de leur humilité; je me dis que mon orgueil n'est pas permis, devant leur douceur suppliante.
Vraiment il faudrait que les enfants surveillent toujours leur mère ! Pourquoi ta mère rencontre-t-elle d'autres hommes que ton père ? Parce qu'ils sont plus gentils, sans doute. Maman n'a jamais fait ces choses-là, je crois. Je ne peux plus rien reprocher à Mère. Les morts se pardonnent eux-mêmes.
Monsieur Brenner parle encore de m'envoyer dans un collège au mois de septembre.
Claude te dit bonjour.
Tête Blanche.
(pages 109-111)

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