9 octobre 2009

Mignonne, allons voir si la rose...est sans épines

Guy Delahaye,
Mignonne, allons voir si la rose... est sans épines, Montréal, Déom, 1912, XLII + 63 p. (Préface d’Olivar Asselin et culs-de-lampe d’Ozias Leduc)


D’entrée de jeu, Delahaye nous impose une façon de regarder et de lire son livre. La page frontispice présentant la Joconde rebaptisée « Notre-Dame du Sourire dédaigneux », le titre qui prend à rebours le vers de Ronsard, l’exergue à l’humour facile qui côtoie une épigraphe latine qui invite au rire, la mention de « dixième » édition sont des signes qui ne trompent pas. Pied de nez à la grande culture, iconoclasme, métissage, intertextualité, mélange des genres, on se croirait devant un texte postmoderne. On est en 1912! Le dadaïsme et le surréalisme n’avaient même pas encore ébranlé le temple de la raison sous laquelle s’abritait toute la littérature de bon goût.

La dédicace (« À ceux d’un dédain absolu pour la médiocrité, d’un rire immense devant la bêtise ») nous entraine davantage dans la polémique. Il en va de même de la verbeuse préface d’Olivar Asselin : selon lui, le critique canadien-français « a dans son cerveau un cochon de belle taille qui sommeille » et « Les Aspirations » de Chapman ne sont que des « Transpirations ».

Dans les 17 pages qui suivent la préface, séparées en « Notes sérieuses » et en « Note sérieuse », Delahaye nous offre sur le mode de la dérision certaines pistes pour lire ses oeuvres. Par exemple, pour comprendre la « mathématique » des Phases et de Mignonne, il faudrait se référer aux sciences occultes : « Nous avons adopté le janusisme; raisons occultes : la Kabbale enseigne que dans le Grand-Tout-Unité considéré sous son triple aspect à un double point de vue, il y a résolution en quaternaire ; nous nous sommes occupé du trine, voici le duel, l’un viendra, l'autre... ? » Il relève un certain nombre de critiques que lui ont valu Les Phases, les joue les unes contre les autres quand c’est possible, sinon se charge lui-même d’en démontrer la bêtise, parfois sur un ton très polémique : « Conclusion : On peut ne pas faire dans le genre patriotico-religieux-abruti-traditionnel. » De toutes ces critiques qu’il recense, on comprend que c'est celle de Lozeau qui lui a fait le plus mal. Voici sa réponse : « L’auteur de Mignonne n'est pas morphinomane, ni nymphomane, éthéromane ni érotomane, succèssomane (mégalomane) ni quoi-que-ce-soit-mane, à moins qu'être soi-même — self made-man (ipsomane, non dipsomane) — soit être un mane-quelconque ; car il peut bien rester quelque chose d'avoir produit un livre " bizarre comme un début d'aliénation mentale (Lozeau)" » Delahaye explique que son projet dans Mignonne est de s’amuser. La blague serait l’élément clé du recueil : « Donc, également, supposant (ceci est parfais un acte d'espérance ou de charité plus qu'un acte de foi) la sincérité et la réflexion chez certains critiques, je n'ai pas voulu, en mettant leurs écrits devant les faits ou leurs conséquences me donner l'inutile ennui d'attaquer; j'ai voulu tout simplement m'amuser. / Tout Mignonne a été fait pour ça. / Un plus grand plaisir vient des exercices de souplesse. / La blague est un exercice de souplesse. / La blague est une matière protéique, non pas, surtout, en ce sens qu'elle est fondamentale chez, l'être vivant, mais parce qu'elle prend mille formes. »

Après ces « Notes » suivent quatre pages de « Bibliographie » qui contiennent plusieurs titres médicaux, philosophiques et quelques titres factices, telles Les Œuvres complètes d’Edmond Léo, critique littéraire traditionnel qui s’était attaqué aux Phases.

Après les XLII pages de paratexte, commence le « vrai texte ». Comme dans Les Phases, dédicaces farfelues, épigraphes, titres alambiqués, surtitres et sous-titres balisent la composition du recueil. « Prélude… -?... – Prologue », « Scènes de la Vie d’Amoureux… -?... – et de Bohème », « Scènes de la Vie de Médecin… -?... – et de Bohème », « Scènes de la Vie d’Artiste… -?... – et de Bohème » en constituent les quatre tryptiques. Chaque partie contient trois poèmes, souvent présentés comme une saynète : didascalies, parfois dialogues entre deux ou trois personnages, dans un décor. Ainsi dans le premier tryptique, les personnages (L’Un, l’Autre et l’Auteur) s’amusent avec des rimes en « use », ce qui donne « Sa Muse / S’amuse », ou encore : « Ma Buse / M’abuse? ». Dans les trois autres tryptiques, Delahaye emploie toujours le même procédé : chacun contient trois poèmes présentés en deux versions. La deuxième version sert à « déconstruire » la première : le plus souvent ironique, iconoclaste, cette version « reconfigure » la portée du poème. Dans le tryptique « Scènes de la Vie d’Amoureux… -?... – et de Bohème », Delahaye présente certains de ses poèmes parus dans Les Phases. Le procédé est utilisé différemment dans le dernier tryptique : postmoderne avant la lettre, Delahaye se lance dans une réécriture de certains textes. Il part d’un poème d’Heredia, de Verlaine et… d’Englebert Gallèze, soit « Tristesse naïve », et il les transforme. Ici, plus aucun doute n'est permis. Englebert Gallèze devient sa tête de Turc. Les Chemins de l’âme, parus la même année que Les Phases, et faussement présentés comme de la littérature du terroir, avaient été encensés par la critique. Delahaye, en plus d’avoir forgé son titre à partir des parties du recueil de son rival, lui emprunte son plus mauvais poème du terroir, et y ajoute une petite mise en scène assassine (voir l’extrait). Ses réécritures de Verlaine et d’Heredia sont plutôt des hommages à ces deux auteurs.

Dans une dernière partie, Delahaye nous offre une douzaine d’extraits critiques qui ont salué la parution des Phases.

Mon compte rendu est déjà trop long. Il y a tellement de passages que j’aurais aimé citer. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce recueil fascinant. Il est dommage que Delahaye se soit tu aussi vite. Il n’était peut-être pas un grand poète, mais il a une qualité, si rare dans la première moitié du XXe siècle : il nous surprend! Il aurait fallu plusieurs francs-tireurs comme lui pour dynamis(t)er la société conservatrice du début du siècle.

« POURQUOI SE LAISSER MOURIR TOUS ENSEMBLE ? »
Intérieur de maison de campagne.
Une femme y repose pour la première fois.
Un Habitant comme il s'en rencontre chez certains poètes du terroir, mais pas ailleurs.
Des fils " Tel père, tels fils ".
Une fille " eadem ".
Caillette, excellente personne.
Le cochon, pas mal, non plus.
(N'étaient les droits d'auteurs, cette mise à point pourraient annoter la pièce précédente.)

Dans la grande pièce au décor nouveau
Où reposait sa femme ensevelie,
L'habitant pleurait, et dans son cerveau
Trouble passait comme un vent de folie.

A ses fils, avant qu'elle aille au tombeau,
Il disait, montrant sa pauvre Julie :
« On n'a jamais vu dans notre hameau
D'épouse ou de mère plus accomplie.

Hélas ! on peut bien avoir du chagrin
De la perdre, mes enfants »... puis, soudain,
D'une voix plus solennelle et qui tremble,

A Madelon, la plus vieille : « Faudrait
Soigner Caillette et le petit goret ;
Pourquoi se laisser mourir tous ensemble? »
1910




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