19 janvier 2008

Ils posséderont la terre

Robert Charbonneau, Ils posséderont la terre, Montréal, L’Arbre, 1941, 221 pages.

Quelques morts ont assombri la jeunesse d’André : ce fut d’abord ses parents, puis son meilleur ami et enfin son frère adoptif. Il a été élevé par ses grands-parents, a fait des études sans enthousiasme. Alors que sa vie n’allait nulle part, il a croisé Edward.

Edward vit avec une mère tyrannique et sa cousine Dorothée. Il appartient à la haute bourgeoisie possédante de Fontile, ville industrielle imaginaire. Selon les vœux de sa mère, il doit épouser sa cousine. C'est un jeune homme idéaliste, sensible, instable. Pendant une année, il croit trouver réponse à ses aspirations à la pureté au noviciat. Il envie André, qui a fini par quitter l’adolescence, et est devenu un homme. Il l’envie surtout parce qu’il a une relation avec Ly Loridan, une jeune femme séparée (et veuve en cours du roman), d’une dizaine d’années son aînée, mère d’un enfant qu’elle a abandonné à sa mère. Il a vu cette femme dans le train qui le menait au noviciat et depuis, elle le hante. Elle est à l’origine de sa perte de vocation.

Ly Loridan est une « femme fatale » qui n’aime personne sinon ceux qui se prennent dans ses filets. Elle aime être aimée. Il faut dire que tous les hommes lui tombent dans les bras. C’est une jeune femme rebelle, complètement libre, un peu caractérielle tout de même, profondément malheureuse assurément. « Les pratiques religieuses entraient dans la trame de sa vie à un titre à peine supérieur aux exigences de l’hygiène. » Elle multiplie les partenaires, se permet des virées à New York avec eux. Elle aime bien André, justement parce qu’elle sait que celui-ci ne lui appartiendra jamais. Elle se lie un temps à un homme d’affaires marié d’une cinquantaine d’années, Génier, qu’elle méprise. Finalement, elle finit par répondre aux avances d’Edward à la fin du livre.

Génier, lui, se suicidera. André, on le suppose, épousera Dorothée.

Roman psychologique qui ne tombe pas dans les explications futiles. Charbonneau est brillant, profond et ses personnages sont complexes. « Il reverrait Dorothée. Pourtant, il se sentait séparé d’elle par cette politesse raffinée, qui tenait lieu à la jeune fille de politesse du cœur qui est charité. » Oui, parfois, il faut relire.

Le récit est sombre : tout le monde est malheureux, sauf peut-être les « gens du peuple » qu’on aperçoit au passage. Même les couples qui se forment semblent voués à l’échec. Les relations entre les parents et les enfants sont déprimantes.

La trame temporelle est plutôt lâche (le roman dure environ deux ans), si bien que le lecteur doit garder en tête certains repères. Le point de vue narratif se déplace, étant plutôt celui d’André dans la première partie, et celui d’Edward dans la seconde. Mais encore, on a droit à celui des autres personnages. Pour tout dire, ce roman est assez éclaté (rien à voir avec les années soixante, on s’entend) : il y a plus d’un fil narratif. Le passé est capté à travers les événements présents. Les personnages bougent, sont menés par des sentiments fluctuants, filtrés à travers différents points de vue. Certains sont épisodiques. Tout ceci compose un tableau assez riche mais très déprimant d’une bourgeoisie qui s’ennuie à force d’inaction et d’éloignement de la réalité qui lui a valu son rang.


Photo : Radio-Canada
Extrait

Ly pouvait se défendre. Elle avait sa beauté et, à trente ans, une vitalité rayonnante qui attirait à elle les jeunes gens, la faisait rechercher.
Elle avait grandi autour de l'hôtel paternel dans un pays de mineurs. Elle se rappelait le temps où sa mère lui taillait des robes dans des vêtements dé-
modes qui lui étaient donnés par ses sœurs. Quand ils venaient dans la capitale, ils faisaient le voyage à la façon des pauvres, emportant leur goûter dans un vieux sac de toile. La nuit, ils dormaient sur les banquettes. Elle avait douze ans quand M. Laroudan liquida ses affaires et annonça à sa femme et à ses filles qu'il était riche. Peu après, ils s'étaient établis à Fontile.


La jeune femme avait gardé de ce passé les qualités acquises dans les cours d'hôtel en jouant avec les garçons. En dépit de son éducation de jeune fille bourgeoise, elle restait l'enfant habituée à l'admiration sans réserve et aux compliments des voyageurs.


Le matin, en montant dans le tram pour se rendre au bureau, elle se sentait libre comme une débutante. Elle jouissait par-dessus tout d'être dépouillée durant le jour du prestige de Ly tel qu'il agissait sur André ou Edward. Personne en dehors du quartier ne connaissait son drame et, à l'Administration, elle vivait comme s'il n'avait jamais existé. Il était toujours assez tôt à cinq heures, pour retrouver la pitié de madame Laroudan et ses invites à l'amour d'un enfant pour lequel elle n'éprouvait rien.


En attendant l'heure de s'habiller, elle s'abandonnait au plaisir de rêver en fumant une cigarette dans l'obscurité. Sa main entre chaque bouffée revenait instinctivement au métal poli et froid du cendrier. L'après-midi, elle avait potassé des cartes routières en vue d'un voyage que son patron projetait à San Francisco. Il lui avait proposé de l'amener de préférence à sa secrétaire particulière. Elle avait refusé spontanément. Maintenant les possibilités de ce voyage lui apparaissaient. Puis, poursuivant sa divagation, elle se voyait à New York, menant l'existence éclatante que permettait la fortune. Elle allait souvent à New York, jamais seule. Elle ressentait le besoin de cette excitation que procure la grande ville, l'air salin, la foule cosmopolite, l'atmosphère des théâtres et des grands magasins. En arrivant, n'ayant pas dormi de la nuit dans l'auto — plaisir du vent qui vous fouette le visage et de s'abandonner à la vitesse — elle passait toute la journée dans les magasins, sans fatigue. Souvent, c'était elle qui payait le voyage de son compagnon... Fuir seule ou avec un homme qui ne saurait rien de son passé, divorcer. Ce n'était pas la religion ou les préjugés sociaux qui la retenaient. Les pratiques religieuses entraient dans la trame de sa vie à un titre à peine supérieur aux exigences de l'hygiène. Mais il y avait toujours trop d'hommes. Là-bas, comme ici, ce serait la même chose. Elle n'échappait pas à leurs convoitises. Et elle ne se lassait pas de leur admiration. Elle avait lu au couvent cette phrase qu'elle s'appliquait: « Sa punition était dans les passions qu'elle avait le don de déchaîner et dont, la première, elle avait honte. »

Même André, à qui elle confiait tout, ignorerait toujours certaines déchéances, notamment ces voyages à New York avec Génier. (p. 147-150)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire