Claude Gauvreau, Brochuges, Montréal, Éditions de
Feu-Antonin, 1956, 63 pages.
Ce
qui retient notre attention en ouvrant Brochuges,
c’est la longueur réduite des vers et des poèmes à comparer à ceux d’Étal mixte. On se dit que ce sera facile
à comprendre d’autant plus que l’exploréen y est beaucoup plus rare. Pourtant,
non. La prolixité d’Étal mixte, c’est
ce qui nous permettait de glaner du sens facile, ici et là. En resserrant l’écriture,
Gauvreau l’a rendue plus hermétique.
Le
recueil compte 27 poèmes, sans titre, presque tous étalés sur deux pages, souvent
recto verso. Brochuges est très
différent d’Étal mixte, même si certains motifs (la violence, la mort) reviennent. Gauvreau
a quitté la dénonciation violente des oppresseurs et des abuseurs d’Étal mixte. On a l’impression de se trouver
devant un personnage qui s’est forgé de nouvelles assises et qui, fort de cette
posture, contemple ses oppresseurs d’hier et ses détracteurs d’aujourd’hui avec
une distance rassurante.
Dans
le premier poème, on découvre tout un bestiaire : des crocodiles, des
hyènes, des vermines et un lynx. Menacé de toutes parts, un être debout attend
stoïquement la mort. « Un œil / droit / comme un diamant / Lynx affrontant
les roches en marche // Il va / mourir ». Plus loin on lit :
« Je suis Néron… / Pas de pitié pour Zo Mécu / L’offrande reste. » Voilà
qu’il vient de changer de camp, qu’il vient de monter dans les estrades pour
observer le spectacle qu’on donne dans l’arène. Et quelques poèmes plus
loin : « La nage est un super / où raclent les noyés / Maison sur rue
/ Ombre sur tonnerre / La vie est une joie / où discutent les pas. » Et
tant pis pour les noyés, on a l’impression que Gauvreau s’amuse, se joue des
malheurs, des siens comme ceux des autres, comme s’il avait cessé de prendre au
sérieux les bourreaux qu’il dénonçait dans Étal
mixte. Comment lire « Mon ange tombe / et la pensée
revient » ou encore « Le gland a des offrandes / pour les
carmélites », sinon en s’amusant avec leur auteur. Que doit-on lire dans
le passage suivant? Une querelle d’amoureux? « Morne / visage / ailé / Tu
as tué / Un nom / est sur l’offrande / Un non / est sur tes yeux / Va / gueuse
/ Tu as des poux / à travers tes caleçons ». Ouf, elle vient de tomber
bien bas, la « gueuse ». Même la mort est regardée avec un certain
détachement : « Le gain n’est pas pour toi / La vie jeûne / Œil reste
/ Il y a plein / Il y a des doigts / Restez jeunets / Mort / La mort danse / La
mort frivole / est une taupe ». Comment prendre au sérieux « Ils sont
longs / les violons / du ponpon » et « Ma femme / a des oranges / qui
jutent »? Et c’est sans compter les
« gleu gleu », les « han han », les « Ghin
Ghin », le loufoque « Kikçabadesçeptsaghliuntonmieur », ainsi
que les rimes et les allitérations volontairement
ridicules : « Pitié pour les chalands / pitié pour les chalands où l’eau amère / rit
des fleuves qui prospèrent / à travers les déserts et les flancs ».
Gauvreau est un iconoclaste et ce n’est pas seulement la langue, mais la poésie
(produit bourgeois) tout court qu’il malmène et quoi de mieux qu’un peu de
parodie.
Beaucoup
de poèmes se terminent par une pirouette comme si l’auteur voulait désamorcer toute
charge émotive. « J’ai peur de mourir / et ils rient en ronde / Pitié pour
les moutons léchés / Vive la République! » Il en va de même pour ces
petits passages, poétiques dans le sens traditionnel, qu’il s’empresse de
détruire à coup de non-sens ou d’exploréen, comme s’il voulait éviter toute
récupération en renvoyant le lecteur à lui-même.
Il
me semble que certains commentateurs grattent un peu trop le « drame
Gauvreau » pour expliquer Brochuges.
Peut-être en raison du sérieux du personnage lorsqu’il se trouvait en public,
et peut-être encore plus en raison de ce qu’on sait de ses problèmes personnels,
on cherche toujours son côté sombre. Il existe le sombre drame, c’est évident,
et ce rire c’est un peu celui du forcené, mais en même temps ce qu’il s’amuse
le Gauvreau. J’ai presque envie de dire qu’il nous mène en bateau, nous
obligeant à nous escrimer sur ses borborygmes,
ses tirades de non-sens, ses jeux de mots, les accointances verbales
impossibles... Je ne peux pas m’imaginer qu’il ait pu écrire tout cela, sans le
dire à voix haute, devant un auditeur aussi fictif qu’éberlué. L’exploréen,
c’est un langage d’autiste, mais c’est probablement aussi un langage sacrément jouissif
pour celui qui l’invente.
Claude Gauvreau à Michel Lortie, lettre du 27 janvier 1969
RépondreEffacer« ÉTAL MIXTE : ceci est mon premier écrit de poésie pure, puisque ce qui précède était du théâtre poétique sous une forme ou sous une autre. Il tient en quelque 80 pages. Constitué d'une partie transfigurative qui est fortement influencée par le Tzara des Vingt-Cinq Poèmes et d'une partie anticléricale d'une virulence inimaginable, il s'engage gaillardement dans une voie nouvelle pour moi.
BROCHUGES : influencé à large distance par Artaud, ce bref recueil de poèmes est d'une intensité d'expression saisissante. Des fragments contenus dans l'anthologie de Bosquet l'ont rendu célèbre dans le monde. »
(Claude Gauvreau, Lettres à Paul-Émile Borduas, Montréal, BNM, 2002, 450 p.)