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22 avril 2007

Avant le chaos

Alain Grandbois, Avant le chaos, Montréal, Les éditions modernes, 1945, 201 p. (Une seconde édition, augmentée de quatre nouvelles, est parue en 1964 chez HMH.)

Le 13
À Djibouti, le narrateur fait la connaissance de Bill Carlton, un drôle de personnage, superstitieux, charmeur, charismatique, conteur intarissable, buveur sans ivresse, mais aussi, dit-on, agent de l’Intelligence service. Dans sa pérégrination, d’une durée de trois ans, qui le mène à Singapour, Canton, Macao, Moukden, Kharbine et finalement à Cannes, il va revoir ou entendre parler de Carlton. On dit qu’il aurait été mêlé aux massacres de Hong-Kong, en tant que major de l’armée anglaise. On dit… Mais l’essentiel n’est pas là. Le narrateur est fasciné par cet homme qui récite Le Transsibérien de Cendrars, mais aussi des poèmes de Supervielle, d’Éluard et d’autres grands textes occidentaux… Même les autochtones, qui n’y comprennent rien, s’assemblent pour l’écouter. Au-delà du personnage, c’est la vision de Grandbois, du monde colonial, avant le « grand chaos », c’est le regard occidental curieux, amusé, sans culpabilité sur les autochtones, c’est la plongée dans un monde tropical si loin de notre pays nordique. C’est aussi l'errance d'un homme seul, de bar en bar, de jonque en petit vapeur, sans autre but, a-t-on l’impression, que celui d’une rencontre heureuse.

Tania
Chez son ami Hélène, le narrateur rencontre Tania, une jeune Ukrainienne, à Paris depuis un an. Sa famille a été exterminée lors de la Révolution russe, mais elle est parvenue par force de caractère à survivre. Elle s’est mariée à quinze ans, a quitté ce mari, a dansé dans plusieurs villes européennes, tout cela pour venir à Paris. Elle a écrit un roman et Alain, le narrateur, l’aide à corriger sa traduction en français. Le roman sera édité, mais ne connaîtra pas un grand succès. Entre-temps, la relation de travail entre Tania et le narrateur se transforme : « Nous n'avons point fait les gestes d'amour, ni prononcé les mots de l'amour. Mais il y eut parfois entre nous certains regards qui franchissaient d'un bond les parois du coeur, et une sorte d'entente pleine de douceur et de mystérieuses complicités, et cette grande paix confiante qui nous unissait soudain, pour des instants, pour des instants seulement comme si nous étions éternels, et seuls, et glorieux, et alors le reste du monde n'existait plus. » (p. 41) Ce qui n’empêche pas ce dernier de « quitt[er] la France pour un long voyage ». Quand il revient, « après des années d’absence », il ne retrouve pas Tania ni le cercle d’amis qui s’était constitué autour d’Hélène. Un jour par hasard, il rencontre Kyrov, l’amoureux d’Hélène, qui lui apprend que celle-ci est morte. Quant à Tania, elle a entrepris un second livre qui promettait beaucoup, puis est disparue. Quatre ans plus tard, dans une pagode à Hanoi, Alain a la surprise de croiser Tania. Elle a épousé le fils d’un banquier. Pendant quelques semaines, Alain fréquente le couple, mais surtout passe plusieurs heures avec Tania qui lui fait visiter la ville. Tania est méconnaissable; elle, si ardente, est éteinte. Elle fume de l’opium. Alain quitte Hanoi. Il ne reverra jamais Tania. Il a reçu une lettre de Kyrov, en janvier 1940 : ce dernier, devenu prêtre, a assisté ses derniers moments dans un hôpital russe de Shanghai. Il lui transmet ce message : « Tu diras à Alain que je suis morte avec mes mains fortes, loyales… Que mes mains sont demeurées humaines jusqu’à la fin… » Grandbois trace un portrait très attachant de cette jeune femme happée par son destin. Il me semble qu’on peut aussi voir dans cette vie chaotique les stigmates des grands bouleversements à venir.

Grégor
Quand le narrateur s’aperçoit qu’il est amoureux de Nancy, il comprend que la partie est perdue pour lui. Cette femme, en quelque sorte la reine de la Croisette, a tous les hommes à ses pieds, mais elle n’est pas femme « à nourrir de gravité, de profondeur, des sentiments qu’elle ne provoquait que pour l’orgueilleuse joie d’un perpétuel triomphe ». Par orgueil, il préfère s’éloigner, d’autant plus qu’il s’aperçoit que sa place est déjà prise par Grégor, un jeune prince russe « beau comme le héros imaginaire des très jeunes filles romanesques ». Cruel retour des choses, quand Grégor se rend compte qu’il « pourrait aimer Nancy », il l'abandonne et monte à Paris. Contre toute attente, il devient l’ami du narrateur, lui aussi à Paris. La situation financière de Grégor se détériore et il doit, comme d’autres immigrés russes, devenir chauffeur de taxi. Le narrateur, lui, regagne la Côte d’Azur. Il revoit Nancy, une Nancy dévastée, et détrônée par une nouvelle reine sur la Croisette. Quelque temps plus tard, Gregor demande au narrateur de l’accompagner à Istanbul, où il doit quérir un héritage. Là-bas, ils connaissent les sœurs Livadia et Nathalie Mérakine et leur cousine Nariska, dont Grégor tombe follement amoureux. Ils reviennent sur la Côte. Grégor et Nariska vivent intensément leur amour, mais un jour Nariska le quitte. Grégor disparait. Plusieurs mois plus tard, le narrateur apprend de Nathalie que Nariska est morte. Il apprend aussi que Grégor est devenu légionnaire et a péri. Un an plus tard, il revoit Nancy. Elle attend toujours Grégor. Grandbois, encore une fois, trace le portrait de personnages au destin tragique. Il jette un regard attendri sur cette faune mondaine, sans but, dévouée au seul plaisir. Faut-il plaindre tous ces riches oisifs, qui aiment qui ne les aiment pas, qui quittent qui les aiment, qui cherchent à s’étourdir dans leurs Bugatis, qui vivent et meurent d’amour? Que peut-on contre l’élégance?

Le rire
L’histoire débute à Shanghai. Le narrateur veut « aller vagabonder du côté des Marches Tibétaines » dans le Sechouan. Le major D essaie de l’en dissuader. Pourquoi aller si loin puisque « la nature profonde de l’homme est pareille, partout sous toutes les latitudes »? Le Major finit par lui donner l’adresse de son ami Mantoni à Tchentou. Il s’embarque sur le Fou-Tian, se lie d’amitié avec le capitaine Le Douël, un héros de guerre qui connaît mieux le Yang tsé-Kiang que les autochtones, et se rend à Tchentou, en passant par Hankeou où il rencontre Vernet qui publiera certains de ses poèmes. À Tchentou, il fréquente Mantoni, un fumeur d'opium, en attendant que son boy réunisse le matériel et les gens nécessaires à la dernière étape du voyage, la route de Lhassa. Le narrateur passe pour ainsi dire sous silence les quelques mois que dure cette étape. Un événement sera marquant. Il assiste à l’exécution de quelques trafiquants, ce qui lui fait dire que les hommes ne meurent pas tous de la même façon : juste avant de mourir, les condamnés rient à gorge déployée, d’où le titre. À son retour à Shanghai, il apprend la mort du Major. Il découvre l’histoire de ce militaire doué qui a renoncé aux plus hauts postes pour l’amour d’une Mandchoue. Et, quant à la nature humaine, il apprend qu’avant de mourir, le major « eut ce petit grincement de gorge … qui était sa manière à lui de rire ».

Il était un peu normal que le recueil se termine par une réflexion sur le voyage. « Vaut-il la peine de parcourir le monde ? » se demande Grandbois. « Si les hommes sont les mêmes sous toutes les latitudes, à quoi riment toutes ces pérégrinations? » Et pourtant… En cette même année 1945, Germaine Guèvremont publiait Le Survenant et Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion. Je veux bien admettre que la nature profonde d’un Amable Beauchemin ou d’un Jean Lévesque soit la même que celle de tous ces déracinés qui hantent les histoires de Grandbois, mais certaines circonstances historiques (je pense aux soubresauts politiques en Chine au début du XXe siècle et à tous les déclassés russes) ou même certains événements personnels agrandissent ou rapetissent certaines vies. Grandbois a su repêcher ces destins exemplaires et en a tiré des histoires fascinantes. ****½

Extrait (la préface)
Les temps pleins d'angoisse que nous traversons nous défendent d'ajouter aux profondeurs du drame la note sacrilège des jeux de l'insouciance et de la désinvolture. Aussi dois-je sauter par-dessus cinq ans de guerre pour rejoindre une époque singulièrement révolue. Les hommes de ma génération ont vécu des jours que leurs cadets ne connaîtront jamais. Le monde qui se dessine aujourd'hui, et qui sera celui, plus dur encore, de demain, ne nous échappera peut-être pas entièrement. Mais il sera bien neuf pour nos yeux fatigués.J'ai écrit ces nouvelles pour retrouver ces parcelles du temps perdu, pour ressusciter certains visages évanouis, pour repêcher mes propres jours. Car il y eut une époque invraisemblable où un jeune garçon pouvait entreprendre de parcourir la vaste terre sans matricule au col, sans havresac au dos, sans godillots réglementaires, sans casque d’acier. Ses responsabilités n'engageaient que lui, se limitaient aux seules frontières de son être. La mort même, sauf en quelques points trop nerveux, trop brûlants du globe, conservait une allure très bourgeoise de deuil de famille. On pleurait en chœur autour d'un cercueil bien verni. On avait encore le droit de mourir à tour de rôle, un à un, sans anonymat, avec une belle épitaphe et quelques couronnes de fleurs, dont certaines résolument artificielles. Sans doute ce monde d'apparence libre cachait-il quelque vice secret, quelque faiblesse redoutable, et les nains de Gulliver, qui tissaient leurs liens légers, mais innombrables, autour de ce géant endormi, lui versaient-ils aussi quelques gouttes de la ciguë fatale.Ce monde d'hier est fini. C'était le monde d'avant le chaos.


Alain Grandbois sur Laurentiana
Avant le chaos
Les Îles de la nuit
« Les mille abeilles »
Rivages de l’homme

Né à Québec

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